Entre la Grande putain et la Femme vêtue de soleil


Juan Manuel de Prada "lit" la crise actuelle de l'Eglise à la lumière du livre de l'Apocalypse (9/7/2016).

 
Livre de l'Apocalypse, ch. 17

L’un des sept anges aux sept coupes vint me parler : « Viens, dit-il, je vais te montrer ce que sera la condamnation de la grande prostituée assise au bord des grandes eaux.
Les rois de la terre se sont prostitués avec elle, et ceux qui habitent la terre se sont enivrés du vin de sa prostitution. »
Il me transporta en esprit au désert. Et j’ai vu une femme assise sur une bête écarlate qui était couverte de noms blasphématoires et qui avait sept têtes et dix cornes.
Cette femme était vêtue de pourpre et d’écarlate, toute parée d’or, de pierres précieuses et de perles ; elle avait dans la main une coupe d’or remplie d’abominations, avec les impuretés de sa prostitution.
Il y avait sur son front un nom écrit, un mystère : « Babylone la Grande, la mère des prostitutions et des abominations de la terre. »
Et j’ai vu la femme ivre du sang des saints et du sang des témoins de Jésus. En la voyant, je fus saisi d’un grand étonnement.
Et l’ange me dit : « Pourquoi es-tu étonné ? Moi, je te dirai le mystère de la femme et de la Bête qui la porte, celle qui a les sept têtes et les dix cornes.


(Carlota)

Dans le texte qui suit, Juan Manuel de Prada, l’écrivain espagnol, journaliste et polémiste catholique bien connu, montre combien il a l’âme blessée actuellement (nous sommes sans doute beaucoup dans son cas) mais l’Espérance doit toujours être présente. Son texte est paru dans la page « Opinion » du journal espagnol ABC (centre droit) et a été repris sur différents portails et blogs catholiques hispanophones (pas vraiment adultes, faut-il le préciser !) et notamment sur le portail www.religionenlibertad. Ma traduction.

La dernière Lumière


Gravure russe du XIXe siècle représentant la Grande prostituée de Babylone chevauchant la bête à sept têtes
(wikipedia).

Nombreux sont les lecteurs inquiets qui m’écrivent - certains très affligés dans leurs croyances, d’autres dans un état d’angoisse proche de la perte de la foi -, en me suppliant de me prononcer sur tel ou tel délire ecclésiastique. Pendant de nombreuses années j’ai offert ma tête à découvert pour que les ennemis de la foi se la paient, jusqu’à ce qu'un jour, on commençât aussi à se payer la tête des prétendus gardiens de la foi. Mais aujourd’hui je traverse une nuit obscure de l’âme à l'issue incertaine ; et c’est pourquoi, en le regrettant énormément, je ne peux répondre aux sollicitations de mes lecteurs angoissés, si ce n’est, en tout état de cause, en m’unissant à leur tourment. Par contre, je leur rappellerai un passage des Écritures que, dans les moments d’obscurité, il convient d’avoir présent à l’esprit, pour que l’espérance ne meure pas. Et ces lignes seront les dernières que je consacrerai à cette question déchirante.

Dans l’une des visions de l’Apocalypse on nous parle de la Grande Putain (Apocalypse 17-1), qui « fornique avec les rois de la terre » et « enivre les gens avec le vin de son immoralité ». Cette Grande Putain est la religion adultérée, falsifiée, prostituée, livrée aux pouvoirs de ce monde, et l’antithèse de l’autre Femme qui apparaît dans l’Apocalypse, la parturiente (Apocalypse 12-1/2, la femme qui accouche dans la douleur) [*] vêtue de soleil et couronnée d’étoiles, celle qui doit fuir dans le désert, persécutée par la Bête.
Si la Grande Putain symbolise la religion à genoux devant les « rois de la terre », la parturiente représente la religion fidèle et martyre. Ces deux facettes de la religion, qui pour Dieu sont parfaitement différentiables, ne le sont pas toujours pour les hommes, qui fréquemment confondent l’une avec l’autre (parfois par candeur, parfois par perfidie) ; et elles ne seront pleinement différentiables que le jour de la moisson, quand on séparera le blé et l’ivraie. Entre-temps, pour essayer de distinguer cette religion prostituée nous devons nous laisser guider par les indices que le Christ nous a offerts : c’est la religion transformée en sel sans saveur, c’est la religion qui se tait pour que crient les pierres, c’est la religion qui permet l’ « abomination de la désolation », en falsifiant, en occultant et même en persécutant la vérité. « Ils vous expulseront de la synagogue, - a prophétisé le Christ, dans son dernier avis aux marins (les disciples embarqués à bord de la barque de Pierre et de l’Église). Et quand ils vous tueront, ils penseront rendre service à Dieu ». Évidemment, il n’était pas fait référence à la persécution décrétée par les rois de la terre, mais à la persécution beaucoup plus affreuse impulsée par la Grande Putain.

Comment la Grande Putain fornique-t-elle avec les rois de la terre ? En s’aplatissant devant leurs lois, en se compromettant avec leur dictature idéologique, en se taisant face à leurs iniquités, en convoitant leurs richesses et leurs honneurs, en résumé, en mettant les pouvoirs de ce monde à la place qui correspond à Dieu.
Et comment enivre-t-elle les gens avec le vin de son immoralité ? En falsifiant l’Évangile, en le réduisant à une pitoyable bouillie de bons sentiments (buonista), en embrouillant la doctrine millénaire de l’Église, en courtisant les ennemis de la foi, en déguisant en miséricorde la soumission à l’erreur, en semant la confusion parmi les simples, en condamnant à la discorde et à l’angoisse les fidèles qu’elle signalera même comme ennemis aux masses crétinisées qui pourront ainsi les lyncher plus facilement. À la fin ces fidèles seront très peu, mais, par contre, ils seront très visibles, provoquant la haine de la religion prostituée qui les poursuivra jusqu’au désert : « Et vous serez haïs à cause de mon nom, mais celui qui persévérera jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé ».

Entre-temps, Dieu maintiendra ses promesses sur la permanence et l’infaillibilité de ses paroles: « Le Ciel et la Terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas ». Et cette ultime lumière sera notre seul réconfort, alors que la nuit obscure de l’âme nous envahit.

Juan Manuel de Prada – 4 juillet 2016

* * *

[*] Il faut relire à ce sujet la sublime homélie de Benoît XVI le 15 août à Castelgandolfo (cf. benoit-et-moi.fr/2013-II/benoit/le-dragon-de-lapocalypse-aujourdhui)