Magistère non conventionnel et idéologie


Le Père Scalese confronte les propos (présumés!) du Pape dans son dernier entretien avec Scalfari, et ce qu'il a dit dans son homélie du 11 novembre à Sainte Marthe. Et il décèle une certaine contradiction (16/11/2016)

Pour cette homélie, plutôt que de traduire la version en italien publiée sur le site du Vatican (je n'ai pas eu le courage de m'imposer ce pensum!!) , que cite le P. Scalese, je me suis servie de la synthèse de Zenit en français.

Magistère non conventionnel et idéologie


Père Giovanni Scalese CRSP
15 novembre 2016
querculanus.blogspot.fr
Ma traduction

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Vendredi dernier, 11 Novembre, La Repubblica rapportait la énième interview d'Eugenio Scalfari au Pape François. Pour être franc, la chose m'a laissé totalement indifférent: ce que le fondateur de la Répubblica met dans la bouche du pape ne m'intéresse absolument pas.
Le discours devient différent quand l'interview est reprise par L'Osservatore Romano, qui, jusqu'à preuve du contraire, est le journal officieux du Saint-Siège. Pour l'amour de Dieu, là encore, aussi longtemps que le pape se contente de dire que les inégalités sont le pire des maux qui existent dans le monde, de mon point de vue, ce n'est pas un gros problème: il s'agit d'opinions personnelles sur lesquelles on peut être plus ou moins d'accord. Peut-être quelqu'un pourrait-il faire remarquer - comme cela a été le cas - que venant d'un leader religieux, on attendrait une analyse plus religieuse et moins sociologique de la réalité (le pire des maux, autrefois, n'était-il pas le péché?); mais, je le répète, on peut en discuter. De la même façon, l'affirmation que «ce sont les communistes qui pensent comme les chrétiens» ne me crée pas de problèmes excessifs: c'est là encore une affirmation douteuse autant que vous voulez, mais malgré tout une formule avec un fond de vérité.

Mais quand ON (?) affirme que «le Christ a parlé d'une société où c'est aux pauvres, aux faibles, aux exclus de décider», nous passons du plan du discutable à celui de la mystification. Soyons clair, je ne crois pas un seul instant que le pape François ait pu faire une telle déclaration (ndt: précaution rhétorique du P. Scalese?): quiconque, même un enfant du catéchisme avec un minimum de connaissances de l'Évangile, sait que Jésus n'a jamais dit de telles absurdités. Il n'y a que ceux qui n'ont jamais lu l'Evangile et ont la présomption de le connaître par ouï-dire qui pourraient penser une telle chose. Il est donc évident que dans ce cas (mais on pourrait tirer la même conclusion pour l'ensemble de l'"interview"), il s'agit de mots mis dans la bouche du pape Bergoglio par Eugenio Scalfari.
Luis Badilla, directeur de Il Sismografo, l'a souligné à juste titre:

La rencontre entre le Saint-Père et le fondateur du quotidien aurait duré environ 40 minutes et la conversation (7 novembre), comme dans le cas des premières interviews (des 1er Octobre 2013 et 13 Juillet 2014), n'a pas été enregistrée; c'est donc une conversation sans support. Il n'y a même pas d'interview dans les règles de l'art, avec questions et réponses. Le journaliste n'a pas demandé formellement une interview. Il a demandé une rencontre personnelle.
Eugenio Scalfari aurait à nouveau construit "l'interview", en utilisant la technique des questions/réponses, mais en se basant sur sa mémoire et ses connaissances et, bien entendu, pas sur le contenu enregistré. Cela apparaît très clairement dans des citations entre guillemets du pape qui ne font pas partie de sa langue et bien sûr de sa formation théologique, en particulier quand il est fait référence aux paroles de Jésus.


Mais alors, si tout cela est vrai, on se demande: pourquoi reprendre cette pseudo-interview sur L'Osservatore Romano ? Je suis convaincu que le journal du Saint-Siège ne prendrait jamais l'initiative de publier un texte de cette nature. Mais alors je me demande: ne se rend-on pas compte qu'en autorisant une telle chose, quel que soit le responsable, on fait dire au pape une énormité?

Il me semble que cet incident devrait donner à réfléchir à ceux, même parmi les catholiques les plus conservateurs, qui sont convaincus que toute déclaration du Pape est une forme de «magistère», une nouvelle façon d'enseigner. Il est vrai que c'est le pape lui-même qui a encouragé cette conviction: dans une interview au journal argentin La Nacion, le 7 Décembre 2014, il affirmait: «Je fais constamment des déclarations et prononce des homélies, et ceci est du magistère». Même si, toutefois, il avait ajouté une phrase à mon avis révélatrice: «Ce qu'il y a là, c'est ce que je pense». Le Magistère, si je me souviens bien, n'est pas ce que pense le Pape (éventuellement, ce sont ses opinions personnelles, tout à fait respectables, mais malgré tout des opinions), mais plutôt ce que «pense» (= croit) l'Eglise. Je m'étais déjà exprimé sur la question du magistère dans l'interview que j'ai accordée cet été au site Cooperatores Veritatis (cf. Longue interview du Père Scalese): personnellement, je ne reconnais pas de valeur magistérielle aux homélies matinales de Sainte Marthe (qui rentrent éventuellement dans le munus docendi de l'Eglise exercé par n'importe quel prêtre); et je considère encore moins comme actes magistériaux les livres, interviews ou conférences de presse en avion (le «magistère volant»). L'incident dont nous traitons ici démontre que, dans ces cas, ce sont des déclarations qui pourraient être contestables et parfois, comme dans ce cas, même erronées.

J'ai l'impression en outre qu'on ne se rend pas compte que ce magistère, disons «non conventionnel» (unconventional, en anglais) peut souvent déboucher sur l'idéologie, avec de graves dommages pour la pureté de l'Evangile. Des gens insuffisamment préparés, insuffisamment pourvus de sens critique, en lisant que «le Christ a parlé d'une société où c'est aux pauvres, aux faibles, aux exclus de décider» sont amenés à conclure que c'est vrai: c'est le Pape qui l'a dit, le Pape ne peut pas se tromper. Alors qu'il s'agit d'idéologie pure.

Le Pape est très sensible à cette question. Le jour de la publication de l'interview à Scalfari, le matin, à Sainte Marthe, il a justement fait une méditation sur la possibilité de transformer le christianisme en idéologie. Le Pape Bergoglio souligne régulièrement le danger que la doctrine chrétienne devienne idéologie. Cette fois, il ne pouvait pas le faire, parce que la deuxième lettre de Jean, sur laquelle il a basé sa méditation, nous invite à «demeurer dans la doctrine» (v . 9); de sorte qu'il a dû, par nécessité, admettre qu'on peut également idéologiser amour:

[François fait référence au mot grec proagon , qui est un mot "très fort", pour indiquer "celui qui va trop loin"].

Celui qui ignore cette « doctrine de la chair » ne « possède pas Dieu », comme l’explique saint Jean dans la première lecture : « Quiconque va trop loin et ne se tient pas à l’enseignement du Christ, celui-là se sépare de Dieu » (2 Jn 1a. 4-9). Pour le pape, c’est de ce « trop loin » que naissent toutes les idéologies : « les idéologies sur l’amour, les idéologies sur l’Eglise, les idéologies qui enlèvent à l’Eglise la Chair du Christ. Ces idéologies désincarnent l’Eglise ! ‘oui, je suis catholique ; oui je suis chrétien ; j’aime tout le monde d’un amour universel’… Mais c’est tellement éthéré ! ».
Au contraire l’amour chrétien « est un amour concret » qui se décline « avec les œuvres de miséricorde ». Ainsi, a assuré le pape, « l’unique façon d’aimer comme a aimé Jésus est de sortir continuellement de son égoïsme et d’aller au service des autres ». Car « le chemin de Jésus est de donner la vie ».
Celui qui veut aimer différemment qu’en donnant la vie, « aime idéologiquement ». Ces « théories, ces idéologies, ces propositions de religiosité qui suppriment la chair au Christ (…) ruinent la communauté, ruinent l’Eglise », a encore averti le pape : « Si nous commençons à théoriser sur l’amour (…) nous arriverons à un Dieu sans Christ, à un Christ sans Eglise et à une Eglise sans peuple ».
Le pape François a souhaité aux chrétiens de ne vivre « jamais – jamais ! » d’amour abstrait. « Demandons cette grâce, a-t-il conclu, de ne pas aller trop loin et de ne pas entrer dans ce processus – qui peut-être séduit tant de gens – d’intellectualiser, d’idéologiser cet amour, en désincarnant l’Eglise, en désincarnant l’amour chrétien ».


Eh bien voilà, affirmer que « le Christ a parlé d'une société où les pauvres, les faibles, les exclus, sont ceux qui doivent décider» signifie exactement transformer l'évangile en idéologie et donc "désincarner l'Eglise".

Décidément, mieux vaut ne plus accorder d'interviews à Eugenio Scalfari, et, d'autant moins, les publier sur L'Osservatore Romano .