Un mythe médiatique


Roberto Marchesini, chroniqueur à la Bussola et amateur éclairé du "noble art" revient sur l'emballement médiatique entourant la disparition de Cassius Clay/Mohammed Ali (5/6/2016)



Voici un article qui n'a en apparence aucun rapport avec l'objet de ce site, d'autant plus que je ne connais rien à la boxe. Mais le nom de "Cassius Clay" (plus que celui de Mohammed Ali, à vrai dire) m'est familier.
Et je me suis interrogée sur cet engouement, qui peut sembler inexplicable à partir de l'objectivité des faits ("l'Amérique est sous le choc", ai-je entendu d'une station de radio - on peut en douter... et quelle Amérique?), ayant réussi à éclipser pendant une journée entière les dramatiques inondations dévastant une partie de la France et les grèves qui la paralysent. Les habituels clercs du politiquement correct ont fait assaut de commentaires dithyrambiques ("cet immense athlète noir" - quel involontaire aveu de racisme!), mettant complaisamment l'accent sur sa conversion à l'Islam, non pas comme d'un fait, au mieux, neutre, mais d'un acte éminemment noble et courageux par lequel - insistent-ils lourdement - il avait abandonné "son nom d'esclave".
Cet article apporte des éléments de réponse... et de réflexion.

Notre époque a les héros qu'elle se choisit, et surtout qu'elle se fabrique, à l'usage des peuples: ici, Mohammed Ali symbolise trop bien la répression présumée de la minorité noire par l'Homme Blanc détesté, et coupable par antonomase (ce que l'article ci-dessous ne souligne peut-être pas assez) pour ne pas être le jouet (sans doute involontaire) d'une manipulation.

Mohammed Ali, un mythe, mais pas "le plus grand"


Roberto Marchesini
5 juin 2016
www.lanuovabq.it
Ma traduction

* * *

Mohammed Ali (né Cassius Marcellus Clay junior), le boxeur auto-proclamé «le plus grand», est mort à soixante-quatorze ans, des suites de la maladie de Parkinson, dont il souffrait depuis les années quatre-vingt.

Si les médias ont accepté de couronner Ali de ce titre (the greatest), une certaine perplexité subsiste pour ceux qui s'y connaissent en boxe. Physiquement doué (grand, très agile, avec des bras exagérément longs), le seul coup de poing qu'il ait jamais fait voir dans toute sa carrière est le jab (Coup de poing direct du bras avant, ndt), avec lequel il martelait ses adversaires pendant toute la rencontre, les maintenant à distance. Quand l'adversaire s'approchait, il l'étreignait, l'empêchant de boxer et forçant l'arbitre à arrêter l'action. De temps en temps, quand l'adversaire n'était pas très lucide (furieux de ne pas avoir pu boxer), épuisé par les incessantes attaques arrêtées par l'arbitre, et le visage massacré, il s'exhibait dans une série de "swings", gifles données avec l'intérieur du gant - interdit par le règlement - que seul un profane peut confondre avec un crochet.

Et c'est ici que l'histoire devient intéressante. Comment Ali a-t-il été protégé et choyé par les médias, le grand public et les arbitres? Comment est-il possible que, dans l'Amérique des conflits raciaux, un noir qui en plus avait refusé de participer à la guerre du Vietnam, soit devenu l'icône que nous avons connue?

Nous avons sans doute tous vu le documentaire When We Were Kings, qui raconte l'extraordinaire rencontre entre Mohammed Ali et George Foreman en 1974 au Zaïre. Dans ce documentaire, apparait dans une interview le journaliste et écrivain Norman Mailer. En réalité, Mailer fait plus q'une apparition: il est l'auteur du livre The fight, qui a donné le ton épique à la rencontre, et a écrit pour l'essentiel le script du documentaire. On pourrait même dire que Norman Mailer est l'homme qui a construit le mythe de Mohammed Ali.

Et qui est ce Mailer? Il fut peut-être l'un des plus importants spin doctor américains, responsables de nombreux "états d'âme" des États-Unis de l'époque. Grandi au sein de la communauté juive de Brooklyn, où il resta jusqu'à ce qu'il devînt le porte-parole de la "beat " et de la "hipster generation", contribuant par exemple à la création du mythe de Greewich Village, la communauté hippie de New York. En 1965, il écrivit l'essai "The white negro" (Le nègre blanc), qui peut être considéré comme le point de départ du mouvement pour les droits civiques de la minorité noire aux États-Unis. Dans cet essai, Mailer décrit - non sans une pointe de racisme involontaire - le noir comme un concentré de sexualité désordonnée et irrépressible, de marginalisation insoluble et de violence brutale; et il rapproche l'"Hipster blanc" du "negro". Dès ce moment, la marginalisation du Noir américain devint un élément de fierté, d'opposition à l'Amérique traditionaliste et conservatrice.

C'est plus ou moins à cette période que Cassius Clay, médaille d'or des poids lourds-légers aux Jeux olympiques de Rome en 1960, fut flanqué de l'entraîneur (et ghost-writer), noir mais Juif, Drew Bundini Brown.
A partir de ce moment, Clay cesse d'être un sportif et devient un symbole.

En 1964 , il devient champion du monde en battant Sonny Liston, impliqué avec la mafia et les paris. Le lendemain, il se convertit à l' Islam, prend légalement le nom de Mohammed Ali et rejoint la Nation of Islam, de Malcolm X (une association qui s'auto-définit «secte islamique militante»). La revanche avec Liston est immédiatement organisée, Ali le met KO au premier round, sans même le frapper (le fameux «phantom punch», coup de poing fantôme).

En 1967, il refusa la conscription pour le Vietnam en invoquant des raisons religieuses. Après cette prise de position, il fut privé de passeport et de sa licence de boxeur professionnel, mais, étonamment, en 1971 , la Cour suprême des États-Unis annula à l'unanimité la condamnation.

Ayant récupéré sa licence, Ali défia Joe Frazier. Bien que Frazier l'eût soutenu, y compris financièrement pendant la période de suspension de la licence, dans les jours précédant la rencontre, Ali l'insulta avec des épithètes racistes semblables à celles qu'il avait réservées à Liston: singe, gorille. Frazier remporta le match.

Mais sur le devant de la scène de la boxe mondiale, on voit monter un jeune athlète au physique impressionnant, George Foreman. Ainsi fut organisée la rencontre la plus médiatique de l'histoire de la boxe, "The rumble in the jungle" (le grondement dans la jungle), entre Ali et Foreman, qui eut lieu à Kinshasa le 30 Octobre 1974. Ali, le riche et célèbre noir raciste, converti à l'islam, qui plaisait à l'establishment WASP (blanc protestant anglo-saxon) des États-Unis, fut immédiatement identifié comme le «bon», le «héros» du combat que les médias avaient transformé en une épopée; le jeune, pauvre et également noir Foreman était le méchant qui devait être vaincu. Non seulement pour le monde blanc occidental, mais aussi pour les Zaïrois, parmi lesquels commença à se répandre le slogan horrible «Ali, bomaye» (Ali, tue-le). Slogan encore plus effrayant si l'on pense que le stade de Kinshasa où l'événement eut lieu, était l'endroit où le dictateur sanguinaire Mobutu exécutait les condamnations à mort de ses opposants ...

Quoi qu'il en soit, Ali remporta un match qui semble tiré d'un scénario hollywoodien. Ce fut l'apogée de sa carrière de boxeur et de sa réputation. Depuis lors, il eut encore plusieurs combats à la valeur et aux résultats plutôt controversés, et même son statut de symbole de la lutte pour l'émancipation des Noirs a commencé à décliner. Les médias ont commencé à proposer un nouveau modèle noir américain: non plus le militant jeune, communiste et musulman, fier de ses origines et de la couleur de la peau qui lutte pour les droits civils; mais le proxénète. Vers le milieu des années soixante-dix, en effet, Hollywood commença à diffuser une série de films (le filon fut appelé Blaxplotation) dont le protagoniste était un homme violent, accro à la criminalité, le sexe et la drogue, qui se fait entretenir par les femmes: Les nuits rouges de Harlem (1971), Superfly (1972) etc...
Ali cessa ainsi d'être le symbole des Noirs américains, aussi bien pour les riches libéraux blancs que pour les jeunes Noirs (avec les conséquences que nous connaissons).

En 1984, on lui diagnostiqua la maladie de Parkinson. En 1996, il émut le monde quand, comme dernier relayeur, il alluma en tremblant la flamme olympique aux Jeux d'Atlanta.
Maintenant Mohammed Ali est mort. Je doute que sur le ring, il ait vraiment été «the greatest».
En dehors du ring, pour les médias et pour ceux qui les gouvernent, il est à n'en pas douter très important.