Une interview du cardinal Schönborn


Il a accordé le 17 juillet dernier une interview à un journal autrichien, abordant notamment les thème du terrorisme, de l'accueil des réfugiés, et de l'opposition au Pape au sein de l'Eglise. Traduction complète. (16/8/2016)



Le cardinal Schönborn a accordé le 17 juillet dernier, quatre jours après l'attentat de Nice, une interview au quotidien autrichien Der Standard. Il y abordait, entre autres sujets intéressants, les racines du terrorisme islamique (dois-je écrire "islamiste"... ou musulman?) le problème de l'accueil des "réfugiés", la situation politique en Autriche, avec la prochaine élection présidentielle après l'annulation du vote précédent, et surtout les tensions au sein de l'Eglise, autour de la figure (controversée, c'est désormais admis) du Pape, avec cette confidence que celui-ci lui aurait faite récemment: "nous devons chercher à gagner par l’amour les opposants de l’intérieur de l’Eglise".

Voici la traduction par Isabelle de cette interview: elle a suscité des commentaires critiques dans plusieurs sites "conservateurs" italiens et angophones (notamment 1 Peter 5). Je la reproduis ici sans commentaires autres que des soulignements typographiques.

Schönborn :
« La terreur a aujourd’hui une étiquette islamique »


INTERVIEW PETER MAYR, MARKUS ROHRHOFER
17 juillet 2016
Der Standard
Traduction d'Isabelle

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Même s’il y a, dans les attentats, « une composante de folie », le cardinal attend, des autorités de l’islam, «des prises de position plus claires»

STANDARD : Tout le monde est bouleversé par ce qui s’est passé à Nice. Comment vous expliquez-vous une telle haine ?

SCHÖNBORN : La question essentielle est pour moi celle-ci : pourquoi devient-on terroriste ? Comment expliquer que quelqu’un s’installe au volant d’un camion et perde tout contrôle au point de foncer dans la foule, tuant des hommes, des femmes et des enfants ? D’où vient ce grave dérèglement de l’être humain ? Le fanatisme religieux, c’est sûr, peut donner une impulsion mais il ne suffit pas à donner une explication complète. Il y a là un élément de folie.

STANDARD : Quelle est la réponse appropriée à de tels attentats ?

SCHÖNBORN : Il y a l’expérience qui dit : personne ne devient délinquant qui n’ait été d’abord été victime. C’est pourquoi il est vrai que, de toutes les mesures de sécurité dont une société dispose pour se protéger du terrorisme, l’amour et la bonté, la miséricorde et le pardon sont les plus importantes. Pour qu’il n’y en ait pas plus de gens qui deviennent des délinquants.

STANDARD : A cause des attentats terroristes, les réticences à l’égard des musulmans ne cessent de grandir en Europe. Comment peut-on y remédier ?

SCHÖNBORN : Ce sont là des questions complexes. La terreur a aujourd’hui une étiquette islamique — à tort ou à raison. En tout cas, ce ne sont pas des chrétiens, ni des ex-chrétiens, ni des personnes d’autres religions. Ce sont des musulmans. C’est là, pour l’islam, un gros problème, sur lequel il doit prendre position. D’un autre côté, nous ne devons pas oublier que la majorité des victimes du terrorisme sont des musulmans. Mais sans aucun doute, nombreux sont ceux qui attendent, à juste titre, des autorités de l’islam, des prises de position plus claires.

STANDARD : Attendez-vous, vous aussi, une prise de position plus claire ?

SCHÖNBORN : Oui. Mais il faut être prudent lorsque l’on pose la question de savoir dans quelle mesure ce terrorisme a des racines intérieures à l’islam. Nous avons, nous aussi, dans la Bible, un très grand nombre de passages cruels, qu’une lecture chrétienne, il est vrai, doit interpréter autrement. Dans le christianisme aussi se trouvent des racines de violence. C’est à juste titre qu’on lui a reproché d’avoir lui aussi sa propre histoire négative de violence.

STANDARD : Autrement dit : le christianisme a surmonté le chapitre de la violence et a pris ses distances. Et cela manque à l’islam ?

SCHÖNBORN : C’est cela. Mais en toute honnêteté, je dois ajouter que la prise de distance du christianisme par rapport à l’antisémitisme, à la violence excessive des guerres de religion n’est pas si vieille que cela. Nous aussi nous sommes passés par un processus d’apprentissage. Sans l’horreur de l’holocauste, il n’y aurait probablement pas eu d’aveu clair concernant l’antisémitisme.



STANDARD : Le pape François a mis en garde contre la « globalisation de l’indifférence ». Si nous considérons la situation des réfugiés en Méditerranée, en sommes-nous arrivés là ?

SCHÖNBORN : Ici, je dois nuancer. Cela est aussi lié au fait que nous sommes inondés d’informations sur des catastrophes qui se produisent dans le monde entier. Jadis c’était tout à fait différent. Aujourd’hui, on apprend : 300 morts ici, 50 là. Il en résulte inévitablement que les horreurs que l’on rapporte ne sont pas perçues avec la même intensité que lorsqu’un enfant est renversé devant chez nous. Mais cela n’est pas encore de l’indifférence, c’est un excès de sollicitation dû au flot d’informations. Le remède à cette indifférence, c’est l’attention : regarder ce qui se passe devant ma porte. Que personne ne puisse rester trois semaines, mort, dans la maison d’à côté, sans que personne le remarque.

STANDARD : En Autriche, après une vague de bonne volonté, il y a aussi beaucoup de haine et de rejet. Que s’est-il passé ?

SCHÖNBORN: Il s’est passé que, venant d’une société très prospère, nous entrons petit à petit dans une société où beaucoup de gens rencontrent clairement plus de difficultés. Cela n’est pas encore dramatique mais se sent très nettement. Aujourd’hui, avec un seul salaire, on ne peut plus nourrir sa femme et ses trois enfants et épargner pour une maison — excepté si on hérite ou que l’on gagne beaucoup. Il y a, disons 30 ans, cela était encore possible. Cette perte de pouvoir d’achat crée naturellement une insécurité dans la société, une peur de l’avenir. Cela est très marqué surtout chez les personnes plus âgées, parce qu’elles ont vécu la phase ascensionnelle. Moi, par exemple : j’ai grandi sans chauffage central, sans frigo, avec toilettes à l’extérieur, etc. Au cours de ma vie, chaque année a apporté des améliorations. Aujourd’hui, il y a une génération qui monte et dont les perspectives d’avenir sont nettement plus mauvaises. Les tensions sont inéluctables.

STANDARD : Comment la politique réagit-elle à cela ?

SCHÖNBORN : Là-dessus, je dois me corriger moi-même quelque peu : dans plusieurs déclarations, j’ai rappelé les flux de réfugiés du passé, ceux qui venaient de Hongrie ou de l’ex-Tchécoslovaquie. Mais il y a une différence : ces réfugiés étaient tous européens, avaient à peu près la même culture, beaucoup la même religion. Même l’intégration des Bosniaques, dont beaucoup étaient musulmans, est allée plus vite grâce à une culture commune. Maintenant, nous avons affaire à une immigration originaire du Proche-Orient, d’Afrique, et la différence culturelle et religieuse est sûrement un facteur préoccupant.

STANDARD : A propos de l’Eglise catholique : après des années houleuses, avec la révélation des cas d’abus sexuels et la révolte des prêtres appelant à la désobéissance, on est frappé aujourd’hui par le calme qui règne dans l’Eglise d’Autriche. Vivez-vous la sainte harmonie ?

SCHÖNBORN : Je ne peux pas parler d’un grand calme. Nous avons d’intenses débats aujourd’hui à l’intérieur de l’Eglise — moins en Autriche qu’au plan international. Il y a actuellement une opposition très forte et significative au pape François, à l’intérieur de l’Eglise ; cette opposition est très active et se fait entendre. Alors que le pape François reçoit un bon accueil dans les milieux qui, habituellement, n’ont pas grand chose à faire de l’Eglise, il y a une polarisation à l’intérieur.

STANDARD : Il y a donc deux camps ?

SCHÖNBORN : Cela ne s’articule pas sous la forme de camps. Une nette majorité est d’accord avec le pape et se réjouit de ce qu’il fait. Mais il y a aussi beaucoup de voix qui sont très préoccupées. La semaine dernière, j’ai eu une conversation avec le pape François. Il a, entre autres, dit quelque chose qui m’a marqué : nous devons chercher à gagner par l’amour les opposants de l’intérieur de l’Eglise.

STANDARD : Comment les opposants au pape doivent-ils être gagnés ? A-t-on programmé des réunions ?

SCHÖNBORN : Nous sommes en plein dans un grand débat à l’intérieur de l’Eglise et, il est bon que ce débat ait lieu. Nous nous sommes tout à fait habitués à ce qu’il y ait simplement les conservateurs et les libéraux. On en a pris son parti d’une certaine façon. Mais l’Evangile n’est ni conservateur ni libéral, il nous provoque !

STANDARD : Mais cette situation difficile ne freine-t-elle tout de même pas la volonté de réforme du pape ?

SCHÖNBORN: Je crois que beaucoup a déjà été fait. Le pape François mise sur des processus. Des choses sont amorcées et cela bouge. Il a fait cela pendant deux années avec le Synode sur la famille. C’est un chemin et il faut encore beaucoup discuter. Le changement ne se produit pas au terme final mais tout au long du chemin. Un simple exemple : au synode de 2014, les discours étaient encore incroyablement abstraits. Un an plus tard, tout à coup, on a parlé du concret, et même des évêques ont raconté leur situation familiale. Et voilà : on n’a plus fait seulement que proposer des théories abstraites. D’une certaine manière, c’est le chemin lui-même qui est le but, car il va vers un but.

STANDARD : Dans un autre domaine aussi vous redoutez une polarisation : dans la campagne électorale présidentielle en cours.

SCHÖNBORN : J’ai lancé un appel à un « gentlemen’s agreement ». Il y a eu une campagne électorale qui a duré des mois ; il ne faut tout de même pas tout répéter.

STANDARD : Vous feriez donc presque office d’arbitre — y a-t-il déjà eu des entretiens ?

SCHÖNBORN : Non. Mais le candidat du FPÖ, Norbert Hofer, a repris mon idée. Et il doit y avoir des contacts entre les chefs de campagne. J’espère que cela aura lieu.

STANDARD : C’est précisément un homme d’Eglise qui a ajouté à la polarisation dans cette campagne : l’évêque auxiliaire de Salzbourg, Mgr Andreas Laun qui a, entre autres choses, décrit les électeurs d’Alexander Van der Bellen (le président "invalidé", ndt) comme ayant subi « un lavage de cerveau »…

SCHÖNBORN: …permettez. Il s’est excusé pour ce « lavage de cerveau ». Il a aussi eu une très sérieuse conversation avec l’archevêque de Salzbourg, dont il relève. Ma position était nette et sans ambages : depuis 50 ans, il n’est plus d’usage que les évêques donnent une consigne de vote. Et nous nous tenons à cela.

STANDARD : Est-ce suffisant ?

SCHÖNBORN : Nous sommes une société libre. Je ne peux pas mettre une muselière à un évêque. Je ne suis pas son supérieur.

STANDARD : Est-ce que Rome est au courant ? C’est là que se trouve le supérieur.

SCHÖNBORN: Je pense qu’à Rome on observe. Mais s’il vous plaît : il ne faut tout de même pas peser chaque mot. Cela arrive à tout le monde de tenir des propos où il y aurait à redire. J’ai pu, par exemple, moi-même déjà faire les frais de déclarations qui m’ont échappé sur les caricatures de Manfred Deix. J’ai dit une fois : « Cela peut arriver » (Es kann ja mal passieren). Il ne m’a pas fallu en dire plus : avec cette phrase, Deix a déjà enjolivé toutes les situations possibles.