Vultum Dei Quaerere (II)


Après Hilary White, c'est au tour du Père Scalese de faire une critique sans concession (mais rigoureusement argumentée) de la Constitution apostolique sur la vie religieuse contemplative féminine (14/8/2016)

>>> Les deux articles d'Hilary White sur la question, traduits par Anna:

¤
Vultum Dei Quaerere
¤
François n'aime pas les ordres conservateurs

 

Le Père Scalese a lu avec méticulosité et rigueur la Constitution apostolique Vultum Dei Quaerere sur la vie religieuse contemplative féminine. Selon un point de vue différente de celui d'Hilary White, laquelle - contrairement à lui - bien que n'ayant pas prononcé de voeux, a une connaissance directe, sinon personnelle, de cette vie de clôture, et s'inquiéte des conséquences pratiques des nouvelles dispositions pour les communautés existantes, et surtout les nouvelles, en particuliers celles ayant une sensibilité "traditionnelle".

Le Père Scalese s'est pour sa part concentré sur la comparaison avec les textes précédents sur le même sujet, ce qui l'a amené à s'interroger sur l'opportunité d'un document pas forcément (et peut-être même pas du tout) nécessaire car en partie redondant par rapport aux documents magistériels de Pie XII et Jean Paul II, par ailleurs d'une toute autre qualité théologique, et bien plus clairs. Il se demande aussi ce que viennent faire ici les obssessions du Pape - périphéries, auto-référentialité, mondanité, etc... que l'on retrouve désormais "comme un cheveu sur la soupe" dans tous les textes pontificaux (et les discours des courtisans!).
Bref, il voit un document pas franchement utile et souvent confus, en particulier sous l'angle législatif, dont il déplore qu'il cède sur bien des points à l'air du temps, et qui passe à côté de l'essentiel, ce "projet qui nous précède" (le 'nous' représente les religieux en général) qui donne son titre à l'article.

Un projet qui nous précède


Giovanni Scalese CRSP
12 août 2016
querculanus.blogspot.fr
Ma traduction (les soulignements sont de moi)

La constitution apostolique Vultum Dei Quaerere sur la vie contemplative féminine, datée du 29 juin 2016, vient d'être rendue publique. Dans sa présentation, le 22 Juillet, on a souligné la distance temporelle qui la sépare de la constitution apostolique précédente sur la question, Sponsa Christi de Pie XII, promulguée en 1950 (il y a 66 ans!). Le Secrétaire de la Congrégation pour les IVC (Instituts de Vie Consacrée) et SVA (Sociétés de Vie Apostolique), le franciscain Mgr José Rodríguez Carballo, en présentant le document, a souligné qu'au cours des dernières décennies, les religieuses cloîtrées avaient été négligées au niveau législatif, au point d'être encore soumises aux règles fixées par Pie XII, et donc que la nouvelle constitution apostolique venait combler une «lacune dont on commençait à ressentir sensiblement les conséquences». Ce que les médias ont relancé à propos de ce nouveau document papal se réduit pratiquement à une invitation à ne pas «recruter des candidats à la vie contemplative d'autres pays, juste pour maintenir la survie du monastère» (art. 3, § 6 ) et à la recommandation de faire une utilisation prudente des médias (n. 34).

Pour être honnête, je n'avais pas l'intention de lire la nouvelle constitution apostolique, puisqu'elle ne me concerne pas directement; mais ensuite, incapable de résister à la curiosité, je l'ai lu non pas une fois, mais deux fois. Oui, car après l'avoir lue une première fois, et être resté perplexe devant certains passages, j'ai eu envie de connaître les règles précédentes; j'ai donc été lire la Constitution apostolique Sponsa Christi de Pie XII (21 Novembre 1950), l'instruction Venite Seorsum du 15 Août 1969 (sur le site du Saint-Siège il n'y a que le texte en latin...) et l'instruction Verbi Sponsa du 13 mai 1999. Après la lecture de ces documents, j'ai senti le besoin de revenir à Vultum Dei Quaerere, pour pouvoir faire une comparaison.

La simple énumération des textes ci-dessus devrait suffire pour montrer que ce qu'a affirmé Mgr Carballo dans la présentation de la conférence n'est pas tout à fait vrai: dire que les pauvres religieuses continuaient d'observer les règles de 1950, comme si après Vatican II il n'y avait pas eu d'autres interventions législatives, ne correspond pas à la vérité. Déjà en 1969, l'instruction Venite Seorsum (même pas mentionnée dans la nouvelle constitution, tamquam non esset ...) se proposait d'appliquer les dispositions du Concile (et du motu proprio Ecclesiae Sanctae) aux religieuses cloîtrées; ensuite, en 1999 (donc après la publication du nouveau Code de Droit Canon et de l'exhortation apostolique post-synodale Vita Consecrata) une nouvelle instruction Verbi Sponsa, adaptant les règles relatives à la clôture au nouveau contexte avait été publiée. Donc, il n'y a jamais eu de vide législatif: les religieuses disposaient du Code de Droit Canon, de leurs constitutions et de l'instruction Verbi Sponsa pour savoir comment se comporter. Et même, je me demande si on avait vraiment besoin de cette intervention supplémentaire. Mais c'est une question destinée à rester sans réponse, puisque je ne sais pas quelle est la situation réelle des monastères cloîtrés. Les commentaires qui suivent, par conséquent, se basent exclusivement sur la lecture des textes, sur leur comparaison et sur mon expérience personnelle de la vie religieuse (mais pas sur une connaissance directe de la vie cloîtrée qui bien sûr me manque).

* * *

La première impression que j'ai eue lors de la lecture de ces documents a été de me voir confronté, dans le cas des trois premiers (Sponsa Christi; Venite Seorsum; Verbi sponsa), à des textes, différents entre eux, mais tous «robustes» du point de vue doctrinal et clairs et précis sur le plan normatif; dans le cas de la nouvelle constitution, en revanche j'ai eu l'impression d'avoir affaire à une sorte de «pieuse exhortation», qui se révèle ensuite incertaine et confuse dans sa phase législative.
Ce qui m'a le plus frappé à la lecture de la Constitution apostolique de Pie XII a été son très intéressant excursus historique; lisant l'instruction Venite Seorsum (qui pour moi reste le meilleur texte), je suis resté impressionné par le fondement biblico-théologique de la vie cloîtrée (il suffit de faire défiler les notes pour réaliser la richesse des références); l'instruction Verbi Sponsa - laquelle, après avoir réaffirmé «les fondements doctrinaux de la clôture proposés par l'instruction Venite Seorsum», se proposait uniquement de mettre à jour les règles de la clôture papale (n. 2) - m'a donné l'impression d'être encore pleinement à jour et ne nécessitant pas de révisions ultérieures.

Il faut reconnaître que la nouvelle Constitution apostolique contient de nombreux éléments absents dans les documents précédents; et donc pourrait donner l'impression d'être plus complète. Mais, si on analyse attentivement la nature de ces innovations, on s'apercevra qu'il s'agit d'éléments communs à toutes les formes de vie consacrée: ils étaient déjà présents dans les nombreux documents post-conciliaires adressés aux consacrés, parmi lesquels on comptait aussi les religieuses cloîtrées. L'objectif des documents précédents était de considérer uniquement les éléments spécifiques de la vie contemplative (la clôture, l'autonomie des monastères avec la capacité de se fédérer entre eux, le travail et l'apostolat spécifique).
Les éléments pris en considération par Vultum Dei Quaerere sont douze: la formation, la prière, la Parole de Dieu, l'Eucharistie et la Réconciliation, la vie fraternelle en communauté, l'autonomie, les fédérations, la clôture, le travail, le silence, les médias et l'ascèse. Il faut reconnaître qu'il était peut-être opportun de traiter certaines de ces questions, même si la façon dont cela a été fait peut ne pas toujours être entièrement satisfaisante (comme, par exemple, à propos des médias).


Dans la présentation de la vie cloîtrée (qui pourtant, comme on l'a dit, est souvent confondue avec la simple vie consacrée) on relève quelques soulignements typiques de la théologie actuelle de la vie religieuse: j'ai remarqué une insistance (que je trouve personnellement excessive, si elle est mise en rapport avec d' autres perspectives qui ont été ou négligés ou totalement ignorées) sur sa dimension prophétique (nn. 2; 3; 4; 5; 6; 16; 23; 35; 36;. art 13); alors que j'ai perçu une sorte de réticence à reconnaître la supériorité objective de la vie cloîtrée (n. 4: «Les communautés de priants, et en particulier celles des contemplatifs, (...) ne proposent pas une réalisation plus parfaite de l’Evangile mais, en mettant en œuvre les exigences du Baptême, constituent une instance de discernement et de convocation au service de toute l’Eglise»).
J'ai noté une certaine complaisance à répéter des affirmations aujourd'hui à la mode: «La vie monastique, élément d'unité avec les autres confessions chrétiennes» (n. 4), ce qui n'est vrai qu'en ce qui concerne les relations avec l'orthodoxie; les monastères considérés comme des "écoles de prière" (nn. 17; 21; 36) ou la recommandation de partager le fruit de la méditation sur la parole de Dieu (n. 19; art. 5, § 2), choses difficilement réalisables et en tout cas discutables, si l'on tient compte de la clôture.
Les slogans récurrents de François ne pouvaient être absents: les "périphéries" (n. 6); l'"auto-référentialité" (n. 29); la "mondanité" (n. 35); la "culture du déchet" (n. 36). Je pose la question: est-il vraiment nécessaire que, dans chaque contexte, les mêmes thématiques doivent toujours sortir? Était-il vraiment si important de recommander aux religieuses cloîtrées: «Prenez soin de vous préservez de la maladie de l'"autoréférentialité"»? Mis à part le fait que je ne sais pas ce qu'elles vont comprendre (moi, personnellement, j'ai du mal); mais, en fin de compte, est-ce un péché si grave?

Dans le document, on insiste beaucoup - et à juste titre - sur la formation. Mais là aussi, on le fait en concédant beaucoup aux tendances du moment, on parle de "formation permanente", dans laquelle devrait s'insérer formation initiale elle-même (art. 3, § 1); de "formation des formateurs" (art. 3, § 3); de participation à des "cours de formation" à l'extérieur du monastère (art. 3, § 4); de maisons communes de formation (art. 3, § 7). Choses qui se font dans toutes les institutions, mais dont on a du mal à percevoir l'utilité réelle.

Je ne saurais pas exprimer un jugement sur les aspects juridiques de l'autonomie et des fédérations. Pour quelqu'un qui, comme moi, appartient à un ordre religieux centralisé, il n'est pas facile de comprendre quels sont les mécanismes juridiques qui régissent la vie des monastères. Certes, on est surpris que ce qui jusqu'à présent était seulement une possibilité soit devenu une obligation. L'instruction Verbi Sponsa affirmait clairement: «La décision d'y adhérer ou non [aux fédérations] dépend de chaque communauté, dont la liberté doit être respectée»; (n. 27); à présent, il est disposé que: «Initialement, tous les monastères devront faire partie d'une fédération» (art. 9, §1). Je ne sais pas quel est le motif qui a conduit à ce changement; je suppose qu'il s'agit de la situation de nombreux monastères qui ne parviennent plus, à cause du manque de religieuses et de leur âge avancé, à être complètement autonomes. Mais il s'agit certainement d'une évolution qui laisse songeur.

Je nourris une certaine perplexité au sujet de la clôture. A part le fait que dans le document, on parle de quatre formes (n. 31: «La clôture a été codifiée en quatre formes et modalités diverses: outre celle qui est commune à tous les Instituts religieux, trois sont caractéristiques de la communauté de vie contemplative, dites papale, constitutionnelle et monastique»), alors que, dans la conférence de présentation, Mgr Carballo parle de trois («les trois types de clôture déjà envisagés d'une certaine façon par 'Vita consecrata' sont redéfinis , à savoir la clôture papale, constitutionnelle et monastique»), je pense personnellement qu'il n'est correct de parler, à propos des religieuses cloîtrées, ni de quatre ni de trois formes de clôture: pour elles, il existe seulement la "clôture papale" et la "clôture constitutionnelle"; leur unique point de référence est le § 3 du Canon 667, où il est question justement de ces deux types de clôture. Et dans ce paragraphe est également énoncé le critère pour l'adoption de l'un ou l'autre type:

«Les monastères de moniales, qui sont ordonnés intégralement à la vie contemplative, doivent observer la clôture papale, c'est-à-dire selon les règles données par le Siège Apostolique. Les autres monastères de moniales garderont la clôture adaptée à leur caractère propre et définie dans leurs constitutions».

Il me semble que le texte est suffisamment clair: les monastères entièrement dédiés à la vie contemplative doivent (notez "doivent") observer la clôture papale; les autres (c'est-à-dire ceux qui, à côté de la vie contemplative, exercent légitimement quelque activité apostolique) observeront la clôture constitutionnelle (c'est-à-dire définie dans leurs constitutions). La disposition de Vultum Dei Quaerere me laisse donc très perplexe:

«Chaque monastère, après un sérieux discernement et en respectant sa tradition propre et ce qu’exige les Constitutions, demandera au Saint-Siège quelle forme de clôture il veut adopter, au cas où il demande une forme différente de celle en vigueur» (art. 10, § 1).

Que signifie «quelle forme de clôture il veut adopter»? Le critère n'est pas la "volonté" subjective du monastère (ce qui, à ce moment plaît aux religieuses), mais sa physionomie objective (c'est-à-dire si le monastère est exclusivement dédié à la contemplation ou si au contraire il se dédie aussi à une certaine forme d'apostolat). Il est évident qu'il y a toujours la possibilité de changer; mais on peut changer seulement parce que la physionomie du monastère change, non pas parce le goût des religieuses a changé.

Cela me semble être le point le plus faible du document, qui par ailleurs, reflète une mentalité aujourd'ui assez répandue dans la vie religieuse (et on peut en voir les conséquences ...): c'est nous qui devons "inventer" notre vie religieuse, oubliant qu'elle est avant tout un don que nous recevons et auquel nous devons simplement nous adapter. Cette mentalité se manifeste dans un autre élément récurrent dans la Constitution apostolique: l'adoption, y compris pour les monastères cloîtrés, du "projet communautaire" (art. 3, § 1, art. 6, § 1, art. 7, § 2 ; art. 13). A ma connaissance, jusqu'à présent, les documents du Saint-Siège sur la vie religieuse n'en avaient jamais parlé (je n'ai trouvé une allusion fugace que dans La vie fraternelle en communauté); mais dans les institutions religieuses, c'est une pratique qui a eu une large diffusion au cours des dernières décennies (je pense qu'elle vient d'Amérique latine). Le projet communautaire a été présenté comme un instrument de revitalisation de la communauté, presque comme une panacée à tous les maux de la vie religieuse. Dans ma congrégation, il a été adopté par le Chapitre général de 1988 et s'est ensuite traîné jusqu'à nos jours, devenant une pratique bureaucratique parmi tant d'autres (au début de chaque année, le Supérieur envoie au provincial le projet communautaire, nous réduisant à faire usage du "copier coller"). Mais ce qui est erroné, c'est la mentalité qu'il y a derrière: l'idée que chaque année, la communauté doit "réinventer" sa vie religieuse, comme si l'Évangile, le droit canon et les constitutions ne suffisaient pas. A présent, on veut que même les monastères de clôture s'adaptent à une pratique dont franchement, jusqu'à présent, on n'a vu aucun fruit dans les autres communautés religieuses.
Quand réussirons-nous à nous libérer des catégories de la projectualité, de la créativité, de l'imagination, de l'invention (ne s'agit-il pas d'autant de formes d'"auto-référentialité"?), qui ont causé pas mal de tort à la vie religieuse, et apprendrons-nous à accepter et à nous conformer à un projet qui nous précède, un projet qui ne nous appartient pas, mais qui nous a été donné par Dieu, par l'Eglise, par nos fondateurs?