Conversation avec le Père Franz Niegel


C'est le prêtre pour qui Joseph Ratzinger a prononcé en 1954 l'homélie de sa messe d'ordination. Récit de Peter Seewald. Reprise (23/6/2016)

>>> Cf.
Le pêcheur du lac

>>> Ci-contre: Le Père Niegel avec le cardinal Ratzinger à Unterwössen (enfin, il me semble que c'est lui)

 

La biographie de Peter Seewald "Benedikt XVI. Ein Porträt aus der Nähe" est un livre essentiel pour connaître Benoît XVI. Mais il n'a jamais été traduit en français. (il n'est malheureusement pas difficile de deviner la raison, qui n'a rien à voir avec une quelcoque logique marchande).
Heureusement il l'a été en anglais par les éditions Ignatius, l'éditeur du Pape aux Etats-Unis, sous le titre "Benedict XVI. An intimate portrait".

Dans le chapitre "Les compagnons", voici le récit savoureux de l'interviewe par le journaliste, en 1993 (il rassemblait alors la documentation pour un article à publier dans le Suddeutsche Zeitung), d'un prêtre bavarois, Franz Niegel, ami et condisciple de Joseph Ratzinger. A noter, cet ami est né en 1926, donc plus âgé que le Saint-Père... qu'il a eu comme professeur!!

Voici ma traduction (datant de l'été 2011) d'après le texte en anglais.

Benoît XVI, un portrait intime

"Les compagnons"
Pages 99 et suivantes

(...) Le lendemain , je roulais à travers les paysages de carte postale du Chiemgau bavarois, un endroit où les autres vont en vacances, pour interviewer le curé du village de Unterwössen , condisciple et ami de Ratzinger. Il est rare pour les ecclésiastiques d'offrir à leurs invités un verre ou un biscuit. Ils sont évidemment convaincus que l'invitation à l'Eucharistie est suffisante pour satisfaire les besoins de la faim. Ici, Dieu merci, je trouvai une exception. Comme je posai le pied sur le frein devant le presbytère, il y avait déjà une odeur merveilleuse de café parfumé dans l'air.

Beaucoup de prêtres catholiques étaient devenus assez prudents avec les journalistes ces dernières années, et avec raison. J'arborai mon sourire loup-déguisé-en-mouton de journaliste et essayai d'avoir l'air aussi naturel et aimable que possible, afin de soutirer au révérend quelques citations utilisables. Je suppose que Franz Niegel perçut en moi un bon fond, et c'est pourquoi il me fournit volontiers des informations.

«Nous étions 180 étudiants à Freising», commença-t-il autour d'un café et de biscuits. «Joseph Ratzinger était un camarade gai et remarquable pour le naturel bavarois avec lequel il prenait les choses. Il n'était certainement pas le genre de personne qui crée des difficultés. Il n'était pas quelqu'un qui flatte, ni quelqu'un qui veut absolument être d'accord avec tout, mais il était tout simplement aimé».

Il n'y avait rien d'autre à attendre. Le prêtre essayait de défendre l'homme que beaucoup considéraient comme fossoyeur de l'Église. Mais j'allais bientôt tenter de le sortir de sa réserve.

- Comment était-ce, au Mont de la Cathédrale" (la cathédrale de Freising se trouve sur une colline, contigüe au séminaire), à Freising, lorsque votre ancien camarade se trouva soudain au pupitre comme professeur?
« ll y avait alors une ambiance incroyable. Alors que nous avions l'habitude de sécher les autres cours, nous étions toujours là pour le sien. Il n'a jamais joué la comédie: il était le naturel personnifié. Le contenu nous incitait à prêter attention. C'était une nouvelle porte ouverte pour nous là-bas. Jusque-là, il n'y avait que la façon traditionnelle de voir les choses, et il était capable de jeter une nouvelle lumière sur les choses. Il amenait des questions dont nous n'avions jamais entendu parler jusque là. C'était une époque qui sentait plutôt le renfermé, et puis quelqu'un arrive, qui peut vous dire le message d'une manière nouvelle ».

- Par exemple?
« Tout un semestre, il a fait un cours sur l'Eucharistie. Nous pensions qu'il y avait rien de nouveau à propos de la Messe. Il s'est distingué: chez lui il y avait un ton nouveau. Et ses sermons, aussi: brefs concis et brillants. Il a le nez pour tout ce qui est bon et beau et vrai».

- Comment voir cela?"
« Ratzinger vient, et dit simplement ce qui est réellement la chose centrale dans le Sermon sur la montagne, de quoi il s'agit. Et puis il apporte le mot-clé: 'Si vous ne faites pas davantage que ce qui est possible, alors vous n'êtes pas de bons chrétiens. Parce que dans ce cas , ce qui est inconditionnel dans le christianisme n'a toujours pas été accompli' - Ou encore, il explique les histoires [de l'Écriture] comme 'construisons trois huttes' - c'est-à-dire la fête juive des Tabernacles -, de cette façon: 'Vous voyez, c'était une sorte de fête de la bière (Oktoberfest), et trois d'entre eux sont sortis boire ... '. Je veux dire, ce style était complètement nouveau».

- Qu'est-ce qui vous a frappé à son sujet?"
« Sa mémoire incroyable. Jeune garçon, il connaissait déjà Augustin. Pour son doctorat, il a présenté une thèse unique, entièrement summa cum laude. A un moment, le professeur lui demanda: 'Savez-vous par hasard ce que Thomas d'Aquin dit sur ce point?'- Sa réponse fut: ' Oui, il y a huit passages. Lequel voulez-vous savoir?' ".

- Comment vous semblait-il?
« En apparence: neuf, frais, intéressé, enthousiaste, inexpérimenté, et innocent. Quand il prêcha à ma première messe, il était déjà professeur, mais les gens pensaient: est-ce que c'est quelque chose à laisser faire à un gamin?»

- Qu'est-ce qui vous a impressionné à son sujet?
« Fondamentalement, son don pour communiquer les choses difficiles . 'C'est très simple', nous dit-il une fois, 'ce que vous trouverez dans la Bible, dans les 47 livres de l'Ancien Testament et les 27 du nouveau, se résume dans un seul article du dogme: que Dieu est le Père tout-puissant, Créateur du ciel et la terre'. »

- Les gens disent qu'il est plutôt conservateur
« Il est conservateur dans la mesure où il a toute la théologie dans sa tête, mais pas dans le sens où il veut resservir quelque chose de vieux. 'Ce n'est pas moi qui ai changé, c'est vous', dit-il. C'était quand Küng se demandait si Jésus était le Fils de Dieu. A cette époque, beaucoup de curés auraient aimé célébrer l'Eucharistie en vêtements civils, toujours quelque chose de nouveau».

- Ratzinger a-t-il des problèmes personnels?
« Il n'est pas renfermé, si c'est ce que vous voulez dire. Pourtant, je ne me souviens pas qu'il se soit jamais défoulé. Il n'a jamais partagé toutes sortes de problèmes. Il n'est pas quelqu'un avec des problèmes. Il n'a jamais râlé».

Je voulais aborder le terrain des problèmes le plus rapidement possible. Nous étions déjà au bon endroit. Prudemment, je perçai un peu plus loin:
- On dit qu'il est quelqu'un de pessimiste.
« Il ne se plaint jamais. Toujours gentil, toujours serein, le genre Mozart. Lui aussi connaissait à la fois le ciel et l'enfer, mais il n'a jamais déchargé ses problèmes privés dans sa musique. De même, Ratzinger est une sorte de Mozart en théologie. Simple et agréable - on a juste besoin de l'aimer».

Je pensai avoir mal compris et tentai de démêler quelque chose.
- Certaines personnes le décrivent comme vaniteux, avançai-je .
« Non, la pompe cardinalice ne lui est jamais montée à la tête. Je crois qu'il essaie de vivre d'une manière sainte. Il y a des gens qui sont ruinés par le monde de l'étude, qui deviennent bizarres et cela n'a jamais été le cas avec lui. Même au temps de Noël, il s'assied à son bureau - 1700 cartes de voeux à toutes sortes de pays, dans toutes les langues, à des gens avec toutes sortes de titres, il veut simplement être un bon chrétien croyant».

J'essayai plus énergiquement:
- Mais est-ce que son milieu familial n'était pas un peu bigot?
« Les parents étaient des gens tout à fait simples, charmants, braves. Ce n'était jamais oppressant lorsque vous rendiez visite aux Ratzinger. Je dirais, sociables, comme au bon vieux temps, très simples, très modestes. Il n'a jamais perdu cette approche. Même quand il était étudiant, il n'a jamais été un de ceux qui sont pieux de façon ennuyeuse. Il y en avait qui connaissait la bénédiction de la Première messe par coeur dans leur première année. Il a toujours été normal».

- Pour résumer, comment le jugeriez-vous?
«Il est tout simplement un génie. Son oeuvre est un délice«.

La gouvernante avait écouté attentivement dans la pièce voisine. Comme pour confirmer l'affirmation de son patron, elle servit encore un peu de café et remarqua en passant: « S'il m'invitait, une simple mortelle, à prendre le thé ...».
Imaginez cela! Il n'y avait rien de plus à dire. Il était clair qu'elle était une fan désespérée du Cardinal et qu'elle l'aimait et le vénérait du fond de son cœur.

J'en avais assez entendu, je les remerciai pour le café et les biscuits et serrai la main de la gouvernante. Le prêtre était évidemment très satisfait de ce qu'il avait dit et avait déjà hâte de voir le rapport positif, qui montrerait enfin son ami sous une bonne lumière. Il exprima sa satisfaction et sa fierté de patriote bavarois:
« Il a juste fait quelque chose de la Congrégation», dit-il en guise d'adieu, «j'ai le sentiment qu'elle est désormais bavaroise, dans le meilleur sens, avant, ils étaient une bande de fatigués».

Et puis, de façon tout à fait inattendue, il dit soudain: «Papabile» - c'est-à-dire éligible comme pape - «au plus haut degré».
Je ne savais pas quoi faire de cela et ne dis rien. Fondamentalement, il était absurde de considérer un grand "inquisiteur" comme papabile.

Alors que j'étais déjà assis dans ma voiture et avais baissé la vitre pour un dernier salut, il lança vers moi une phrase remarquable, essayant de faire passer toute sa conviction en une phrase, de la même façon que le Credo résume les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament:
« Vous savez, il n'a tout simplement jamais rien dit de stupide».
Oui, oui, pensais-je, pressant l'accélérateur pour faire tourner un peu les roues, mais la dernière phrase du bon prêtre résonna dans mon esprit longtemps après que je sois retourné sur l'autoroute.