La culture humaniste chez Benoît XVI


C'était le thème de la rencontre organisée le 24 mai dernier par la Bibliothèque Ratzinger au Campo Santo Teutonico (28/5/2016)


 


Trois ans après le renoncement, le rayonnement intellectuel du Pape-théologien augmente de façon inversement proportionnelle à sa présence dans les médias. Des livres savants, des conférences lui sont consacrées, alors que ces derniers l'ont quasiment oublié (ce dont on ne se plaindra finalement pas), en tout cas évitent soigneusement toute référence à lui, faisant systématiquement comme si on était passé directement de Jean-Paul II à l'omniprésent François.

Dernière initiative en date, cette rencontre à Rome, parrainée par la bibliothèque Ratzinger, dont l'intervenant "vedette", Lorenzo Ornaghi (né en 1948), Professeur d'université a été - entre autre - ministre pour les Biens et activités culturels (autrement dit "ministre de la Culture") du gouvernement Monti en 2011.

Le thème est la conception qu'a le Professeur Ratzinger de l'Université - un sujet que Benoît XVI connaît évidemment à fond par expérience personnelle.

A ce propos, il me revient en mémoire - et c'est une bonne occasion pour le relire - l'un des discours les plus remarquables et les plus éclairants qu'il ait écrit comme Pape sur la place de l'Université dans la formation des hommes et la recherche de la vérité - en fait un discours qu'il n'a pas pu prononcer, en raison de la "tolérance" et des "lumières" de ceux qui justement se sont emparés de l'université aujourd'hui pour en faire un instrument de propagande et un champ de lutte politique, partout dans le monde occidental.
Je veux parler du fameux discours manqué à la Sapienza, en janvier 2008.
On trouvera sur mon site (ICI) un historique de la polémique lamentable qui avait entouré la visite annoncée du Saint-Père à l'université Romaine, équivalent italien de la Sorbonne, puis son annulation in extremis, et en annexe un extrait du discours.

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L'agence d'information religieuse SIR (Servizio Informazione Religiosa) a consacré à l'exposé du Professeur Ornaghi deux compte-rendus dont le début est identique, et que j'ai fusionnés en un seul ([I] et [II]).

"Université sans les disciplines humanistes?
Les impulsions de Joseph Ratzinger / Benoît XVI"


"élargir la raison" et redécouvrir l'humanisme


«Ratzinger est l'un des plus grands interprètes de la pensée et de la culture occidentale».
C'est la conviction de Lorenzo Ornaghi, ancien recteur de l'Université catholique du Sacré Cœur et ancien ministre du Patrimoine et des activités culturelles, qui intervenait hier soir à la troisième rencontre promue par la Bibliothèque Ratzinger au Campo Santo Teutonico au Vatican, sur le thème: "Université sans les disciplines humanistes? Les impulsions de Joseph Ratzinger / Benoît XVI".

«Lieu de production de la recherche scientifique, c'est-à-dire d'authentique culture»: telle est l'idée d'université de Ratzinger, préoccupé par le fait que «la raison se referme en une science, ou le plus souvent, une pseudo-science, qui s'occupe seulement de ce que est quantifiable, mesurable, qui se rabougrit sous une forme de pseudo-science soupesée et évaluée en fonction de son utilité sociale réelle ou supposée».

«Si nous voulons au contraire bloquer le risque de déclin de la pensée et de la culture occidentale, nous devons élargir la raison, parce que la raison, en s'élargissant, réussit à embrasser la réalité complexe dans son ensemble, pas un fragment de celle-ci», a résumé Ornaghi illustrant le parcours du Pape théologien.

«En s'élargissant, la raison rencontre la foi, qui constitue la meilleure garantie de l'unité de la connaissance et est la prémisse indispensable de l'humanisme. C'est seulement par la promotion de cette unité fondamentale de la connaissance de l'homme, que nous réussissons - selon Ornaghi - à saisir jusqu'au fond non seulement la richesse, mais aussi l'actualité de l'humanisme. Si l'humanisme disparaissait de l'horizon de la recherche scientifique, la recherche s'appauvrirait vraiment, se réduisant à ce qui est mesurable ou jugé socialement utile. Si la culture de l'Europe desséchait ses racines humanistes, cette culture serait de plus en plus incapable d'interpréter les tendances de fond des changements en cours et d'essayer de les orienter, elle ne serait faite que d'esclaves, et les individus, les grandes communautés, les peuples au lieu d'être protagonistes de l'histoire, sujets importants du devenir historique, deviendraient seulement des objets ou des acteurs complètement insignifiants».


Pour arrêter le "déclin", on a besoin de "minorités créatives"


«Le déclin des universités accompagne ou même précède le déclin de l' Europe», dit Ornaghi.
«Cette vision d'un pessimisme presque augustinien dans les discours du pape Ratzinger est toujours accompagnée et corrigée par des aspects de grand encouragement et d'espoir: les universités ont non seulement la force de contribuer à arrêter le déclin de la culture et de la pensée occidentales, mais elles se trouvent dans une saison historique qui serait particulièrement heureuse pour ce travail».
Les "impulsions" de Benoît XVI sont deux: «la raison et les minorités créatives».

«La raison - explique Ornaghi - empêche que la paix précaire entre des valeurs que l'on considère comme toutes égales les unes aux autres et qui au contraire sont opposées et contradictoires, ne sombre dans le désordre de l'ensemble du système social».

La deuxième impulsion vient de l'expression «minorités créatives» qui «inspirées par l'humanisme cherchent à orienter les changements qui se produisent».
«Elles ne sont pas les résidus de vieilles majorités mais un élément vital, authentiquement humain, qui réapparaît lorsque l'ordre global de la société se grippe. Tandis que la forme de l'ordre se dissout, que ce soit d'une manière violente, ou bien par le vieillissement, ces éléments survivent et immédiatement après se recomposent dans une nouvelle forme».

«Je pense que la formation des minorités créatives est beaucoup plus importane que le consensus transitoire apparent des masses».

Annexe


A l'époque moderne, se sont ouvertes de nouvelles dimensions du savoir, qui sont mises en valeur dans l'Université, surtout dans deux grands domaines: tout d'abord dans les sciences naturelles, qui se sont développées à partir de la connexion entre l'expérimentation et une rationalité présupposée de la matière; en second lieu, dans les sciences historiques et humanistes, où l'homme, en scrutant le miroir de son histoire et en éclairant les dimensions de sa nature, cherche à mieux se comprendre lui-même.

Dans ce développement s'est ouverte à l'humanité non seulement une mesure immense de savoir et de pouvoir; mais la connaissance et la reconnaissance des droits et de la dignité de l'homme ont également grandi, et nous ne pouvons que nous en réjouir.
Toutefois le chemin de l'homme ne peut jamais se dire achevé et le danger de la chute dans le manque d'humanité n'est jamais tout simplement conjuré: nous le voyons bien dans le panorama de l'histoire actuelle!
Le danger pour le monde occidental - pour ne parler que de lui - est aujourd'hui que l'homme, eu égard à la grandeur de son savoir et de son pouvoir, ne baisse les bras face à la question de la vérité. Et cela signifierait en même temps que la raison, en définitive, se plierait face à la pression des intérêts et à l'attraction de l'utilité, contrainte à la reconnaître comme critère ultime.
Du point de vue de la structure de l'Université, il existe un danger que la philosophie, ne se sentant plus en mesure de remplir son véritable devoir, ne se dégrade en positivisme; que la théologie avec son message adressé à la raison soit confinée dans la sphère privée d'un groupe plus ou moins grand.

Toutefois, si la raison - inquiète de sa pureté présumée - devient sourde au grand message qui lui vient de la foi chrétienne et de sa sagesse, elle se dessèche comme un arbre dont les racines n'atteignent plus les eaux qui lui donnent la vie. Elle perd le courage pour la vérité et n'en sort pas grandie, mais devient plus petite. Appliqué à notre culture européenne, cela signifie que si elle veut seulement se construire elle-même en fonction de sa propre argumentation et de ce qui sur le moment la convainc et - préoccupée de sa laïcité - se détache des racines qui la font vivre, elle n'en devient pas alors plus raisonnable ni plus pure, mais elle se décompose et se brise.

Je retourne ainsi à mon point de départ. Qu'est-ce que le Pape a à faire ou à dire à l'Université? Il ne doit certainement pas chercher à imposer aux autres, de manière autoritaire, la foi, qui ne peut être donnée que dans la liberté.
Au-delà de son ministère de Pasteur dans l'Eglise et en raison de la nature intrinsèque de ce ministère pastoral, il est de son devoir de maintenir vive la sensibilité pour la vérité; d'inviter toujours à nouveau la raison à se mettre à la recherche du vrai, du bien, de Dieu et, sur ce chemin, de la pousser à découvrir les lumières utiles apparues au fil de l'histoire de la foi chrétienne et à percevoir ainsi Jésus Christ comme la lumière qui éclaire l'histoire et aide à trouver le chemin vers l'avenir.

(Discours [non prononcé] à l'Université de la Sapienza, 17 janvier 2008)