Sur l'interview du Pape Benoît


Un commentaire très bienvenu (et que j'attendais!), celui du Père Scalese: sur la déformation médiatique, sur la personnalité du Pape émérite, et sur le contenu théologique de l'entretien. (7/4/2016)

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L'interview de Benoît XVI par le P. Servais (ma traduction)

 

Sur l'interview du Pape Benoît


Père Scalese CRSP
querculanus.blogspot.fr
6 avril 2016
Ma traduction

Une photo qui me rappelle des souvenirs personnels, et que le P. Scalese a choisie pour illustrer son article, avec le titre "Benoît XVI assis seul". C'était en juillet 2007, à Lorenzago di Cadore, dans les Dolomites.


On m'a demandé de donner un avis sur la dernière interview de Benoît XVI, contenue dans le livre "Per mezzo della fede. Dottrina della giustificazione ed esperienza di Dio nella predicazione della Chiesa e negli Esercizi Spirituali" (Au moyen de la foi. Doctrine de la justification et de l' expérience de Dieu dans la prédication de l'Eglise et dans les Exercices Spirituels), par le jésuite Daniel Libanori (Editions San Paolo, 2016), qui contient les actes d'un congrès théologique sur la justification qui s'est tenu à Rome en Octobre 2015. Au cours du congrès, l'interview a été lue par Mgr Georg Gänswein. L'auteur de l'nterview est le jésuite Jacques Servais, disciple de Hans Urs von Balthasar et spécialiste de son oeuvre.

L'interview a eu une certaine résonance, parce qu'au cours des trois années écoulées depuis sa renonciation, le Pape émérite a toujours maintenu une grande réserve.
Pourquoi, alors, cette fois, a-t-il accepté d'être interviewé?
Il ne l'a certainement pas fait en qualité de Pape émérite, mais seulement en tant que théologien. Joseph Ratzinger n'a jamais cessé d'être un théologien, pas même dans les plus de vingt années passées au Saint-Office, ni dans les huit années de son pontificat, bien que, pour des raisons évidentes, sa plus grande attention ait été nécessairement absorbée par d'autres tâches. On a l'impression, en lisant l'interview (comme du reste à la lecture des livres écrits par lui quand il était Pape), qu'en discutant de questions théologiques, il se sent parfaitement à l'aise: c'est son monde, c'est son métier. On ne percevait pas la même décontraction, la même spontanéité, quand, au cours du pontificat, il a été contraint de gérer des situations extrêmement délicates. Non pas qu'il n'ait pas rempli excellemment ses fonctions pastorales; seulement, on sentait que ce devait être pour lui une grande souffrance, acceptée seulement par obéissance et dans un esprit de service à l'Eglise: si cela avait dépendu de lui, il aurait certainement préféré se consacrer à ses études et au débat théologique.

Je me suis étendu sur cet aspect parce que je pense qu'il est important de donner sa juste valeur à l'interview: c'est l'intervention d'un théologien à un congrès théologique.
Certaines interprétations qui en ont été données sont donc tout à fait inappropriées: titrer, comme l'a fait le Corriere della Sera le 15 Mars, «Le soutien-surprise du Pape émérite à la ligne indiquée par François» signifie déformer complètement le sens de l'interview. Les seuls mots qui se réfèrent au Pontife acctuel sont les suivants: «François est totalement en accord avec cette ligne. Sa pratique pastorale s'exprime précisément dans le fait qu'il nous parle constamment de la miséricorde de Dieu ». Benoît XVI est en train de décrire ce qu'il appelle un «signe des temps», c'est-à-dire le fait que, de nos jours, «l'idée de la miséricorde de Dieu devient de plus en plus centrale et dominante» (un peu plus loin, il fera une déclaration théologiquement très intéressante: «Il me semble que dans le thème de la miséricorde divine s'exprime d'une manière nouvelle ce que signifie la justification par la foi»).
Pour décrire cet approfondissement de la doctrine catholique de la justification, le Pape émérite part de Sainte Faustine, puis passe à Jean-Paul II, pour finalement arriver à François, qui «est totalement en accord avec cette ligne». On voit bien comment la «ligne», dont il est question, est celle qui part de Sœur Faustine, et qu'il s'agit d'une «ligne» d'évolution historico-théologique; tandis que, dans le titre du Corriere, la «ligne» devient celle du Pape François et prend la forme d'une «ligne» de caractère idéologico-politique. On ne veut pas nier ici que le Pape François, avec ses interventions sur la miséricorde et avec la convocation du Jubilé extraordinaire, donne sa contribution à l'approfondissement de ce thème, ni que Benoît XVI reconnaît ouvertement cette contribution; on veut seulement stigmatiser «le soutien-surprise du pape émérite à la ligne indiquée par François», qui vient ici comme un cheveu sur la soupe.

Si cette interprétation "politique" - de politique ecclésiastique, s'entend - de l'interview de Benoît XVI est incorrecte, une interprétation qui verrait dans l'interview du Pape émérite une polémique contre certains courants théologiques "jésuites", qui jusqu'à présent, n'ont pas été expressément contredits par le Pontife actuel, serait néanmoins tout aussi erronée. Le Pape Ratzinger, en réponse à la quatrième question, se réfère à deux théories qui ont tenté de «concilier la nécessité universelle de la foi chrétienne avec la possibilité de se sauver sans elle»: celle de Karl Rahner (les «chrétiens anonymes») et celle de Jacques Dupuis (le «pluralisme religieux»), tous deux jésuites. A ces théories Benoît XVI oppose la thèse d'Henri de Lubac, lui-même jésuite (la «substitution vicaire»). Maintenant, il est vrai que le pape émérite réfute les théories de Rahner et de Dupuis, mais il le fait sur un plan purement théologique, sans aucune controverse contre la direction ecclésiastique actuelle. Comme il l'a toujours fait, le pape Benoît vole haut; il n'a pas de temps à perdre dans le bavardage de curie.

Ayant déblayé le terrain des possibles dénaturations dans un but d'instrumentalisation, et établi le caractère exclusivement théologique de l'interview, on peut s'arrêter sur le contenu de l'interview elle-même, mais non sans avoir d'abord fait une dernière précision. Compte tenu de son caractère théologique, nous pouvons discuter en toute tranquillité les affirmations du Pape Ratzinger et je dirais même à propos de sa personnalité en tant que théologien.

Tout d'abord, il me semble pouvoir affirmer que le Pape émérite se révèle être un observateur attentif de la vie de l'Eglise: le fait de reconnaître dans l'émergence du thème de la miséricorde un «signe des temps» me semble un grand mérite de Benoît XVI. Après des décennies au cours desquelles on a fait passer pour «signes des temps» ce qui était simplement les schémas mentaux de quelques théologiens, enfin nous rencontrons quelqu'un capable d'identifier les véritables «signes» de notre temps, jusqu'ici négligés, sinon méprisés, par de nombreux observateurs.

En second lieu, je crois que, malgré le passage des années et la maturation intellectuelle advenue en Joseph Ratzinger, il est fondamentalement demeuré le théologien «libéral» des origines. Je l'ai déjà fait remarqué dans un post d'il y a quelques années (1); les considérations que je trouve aujourd'hui dans l'interview, à propos de la rédemption et de l'expiation (voir la réponse à la troisième question), me confirment dans mon opinion.
Attention, cela ne signifie pas que le théologien Ratzinger pourrait de quelque manière être suspecté d'hérésie (comme quelqu'un de non averti des subtilités théologiques pourrait penser): ici, le fait révélé n'entre pas en considération, il s'agit simplement de l'interprétation théologique du fait révélé. Eh bien, cette interprétation est différente de celle traditionnelle, et voilà pourquoi je la qualifie, au sens large, de «libérale». Il me semble que c'est la partie la plus faible de l'interview; mais pas parce que j'ai à offrir une explication alternative «forte»; simplement parce que j'ai l'impression qu'après avoir mis en cause la théorie traditionnelle, nous n'avons pas encore réussi à trouver une nouvelle interprétation qui soit tout à fait satisfaisante. Personnellement, je suis d'accord sur le fait que l'interprétation classique (que le texte voit son représentant en Saint-Anselme) est dépassée et devrait d'une certaine façon être réexaminée; toutefois, il faut honnêtement lui reconnaître une logique et une cohérence interne qu'on ne trouve en aucune des solutions alternatives proposées à ce jour. Je pense qu'on peut répéter à ce propos la déclaration du pape Benoît à la fin de la réponse à la quatrième question: «Il est clair que nous devons approfondir la réflexion sur toute la question».

Nous devons reconnaître au Pape émérite une honnêteté intellectuelle peu commune: il a ses propres idées, il ne les cache pas, mais il en reconnaît les limites et reste ouvert à de toujours possibles revirements. Il a en outre démontré, dans l'exercice de ses lourdes fonctions pastorales, qu'il était capable de faire la distinction entre ses propres hypothèses théologiques, discutables et sujettes à révision, et l'enseignement immuable de l'Eglise. Un exemple pour tous. A imiter.

NDT


C'était en décembre 2010, au moment de la publication du livre interview ave Peter Seewald "Lumière du monde". J'avais à l'époque traduit l'article du Père Scalese, avec une certaine réticence sur le fait qu'il qualifie Benoît XVI de "libéral". Avec le recul des années, je comprends mieux ce qu'il voulait dire (qui n'était nullement dépréciatif) et je l'accepte mieux: benoit-et-moi.fr/2010-III