Y a-t-il vraiment deux papes?



10 questions de Damian Thompson, auxquelles il tente d'apporter des réponses personnelles (14/1/2016)



Le mystère de Benoît XVI

Je ne chercherai pas ici à commenter ses propos, ou à formuler un quelconque accord ou désaccord (c'est d'ailleurs variable selon les réponses). Je regrette juste qu'il ait, lui aussi, cru bon de convoquer la "théorie du complot" pour disqualifier ceux qui ne pensent pas comme lui..
Mais qui d'entre nous, qui aimons et vénèrons Benoît XVI, ne s'est pas posé un millier de fois depuis bientôt trois ans ces questions lancinantes? Des questions auxquelles le journaliste anglais, bon connaisseur du Vatican et admirateur (néanmoins parfois critique) de toujours de Benoît tente d'apporter ses propres réponses, dont il admet lui-même qu'elles contiennent une bonne part de spéculations.
Admettons-les donc comme telles, discutables par nature même, et comme le témoignage d'un catholique troublé qui essaie de comprendre sans tomber dans la paranoïa .

Y a-t-il vraiment deux Papes?


Damian Thompson
Article dans le n° du 15 janvier 2016 du Catholic Herald
Ma traduction

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La démission de Benoît XVI et sa vie énigmatique comme pape émérite ont inspiré d'absurdes théories du complot. Il est temps de les mettre au repos.


Le 8 Décembre, François a ouvert la Porte Sainte de la Basilique Saint-Pierre. Il est ainsi devenu la première personne à franchir l'une des «Portes de la Miséricorde» des cathédrales et des églises du monde entier, symbolisant le pardon pour les catholiques, en cette année jubilaire de la Miséricorde.
Et la deuxième personne à la traverser a été Benoît XVI, vêtu de la soutane blanche réservée aux seuls papes.

Il y a cinq ans, personne ne pouvait imaginer ce spectacle surréaliste: un pape régnant embrassant un "pape émérite" à l'intérieur de Saint-Pierre. Aujourd'hui, les catholiques s'habituent à l'idée d'un pape émérite. Qu'ils soient à l'aise avec cela, ou comprennent ce que cela signifie, c'est moins facile à dire.

Comme la plupart des personnes de 88 ans, Benoît est très infirme; visiblement plus qu'il ne l'était le 11 Février 2013, quand il a stupéfié ses cardinaux en leur disant, de but en blanc et en latin, qu'il laissait la chaire de Pierre vacante.
Nous savons qu'il est infirme parce que, contrairement aux attentes, il n'est pas devenu invisible à l'Eglise qu'il avait conduite auparavant. Il continue à faire de rares apparitions dans des occasions semi-publiques - la dernière fois, lors d'un concert de musique de Noël allemande dans les studios de Radio Vatican.
Benoît XVI a dit très peu de choses depuis sa retraite, et pas une fois critiqué François. Mais ses rares déclarations ont été fascinantes, chacune d'elles dans le plus pur style Ratzinger, et c'est un petit miracle que ses propos aient été disséqués par les catholiques intrigués par sa présence énigmatique.
Mystères et rumeurs entourent la frêle silhouette - presque de poupée - du pape émérite. Ils soulèvent des questions auxquelles je vais essayer de répondre.

Ce qui suit contient beaucoup de spéculation, dont je ne m'excuse pas. Personne ne peut comprendre les rouages de l'Eglise catholique sans spéculer. Les hauts prélats, les responsables du Vatican et leurs attachés de presse sont aussi secrets, évasifs et mentent parfois autant que leurs équivalents laïques à Westminster, Bruxelles et Washington.

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1. POURQUOI BENOÎT XVI A-T-IL DÉMISSIONNÉ?
Ce fait est considéré par de nombreux commentateurs comme le plus grand mystère dans l'histoire récente de l'Église. Pas par moi, cependant. La réponse simple à la question est que le pape a estimé qu'avec son âge et son état de santé qui commençait à décliner, il n'était plus apte au job. Ce n'est pas une réponse complète, car il y a des choses que nous ne pouvons pas savoir. Si vous êtes à la recherche d'un "bouquet final", alors vous avez le choix entre l'affaire Vatileaks, les machinations des ennemis de Benoît et la prise de conscience insidieuse du pape qu'il perdait sa puissance de concentration. Peut-être a-t-il eu un accès de désespoir en réalisant qu'il avait hérité de la papauté trop tard pour mettre en œuvre des réformes à long terme tout en luttain contre la pédophilie et les scandales financiers. Si Ratzinger était devenu pape à 75 ans, ces défis auraient été moins terrifiants. Il ne l'est pas devenu parce que St Jean-Paul II a insisté pour conserver sa charge en état d'incapacité. Peut-être cela a-t-il persuadé Benoît de franchir le pas. Je doute que nous le saurons jamais, alors passons à autre chose.

2. BENOÎT AURAIT-IL DÉMISSIONNÉ S'IL AVAIT SU QUE FRANÇOIS LUI SUCCÉDERAIT?
Purement hypothétique, mais intéressant. Benoît doit avoir su qu'il y avait une chance pour que le cardinal Bergoglio lui succéde. Ma conjecture est que quand l'Argentin est apparu sur le balcon, le Pape émérite a été consterné, mais il a conclu que Dieu agit de façon mystérieuse. Une qustion plus intéressante, quoique encore plus hypothétique, est de savoir si Benoît aurait démissionné s'il avait su que François appellerait un synode ouvrant la question de savoir si les catholiques divorcés remariés devraient recevoir la communion.

3. POURQUOI BENOÎT ASSUME-T-IL LE STYLE ET LA DIGNITÉ DE "PAPE ÉMÉRITE"?
C'est un puzzle. Benoît, par son propre choix, n'est plus le pape. Il est - et se considère comme - un ex-pape. Pourquoi, alors, a-t-il choisi un titre qui comprenait le "P-word"? C'est un universitaire, et l'analogie est évidente avec un professeur émérite qui a pris sa retraite. Toutefois, on s'adresse aux professeurs émérites, en les appelant "Professeur un tel". Benoît n'est pas appelé "Pape Benoît XVI", mais il a gardé le XVI et est encore Sa Sainteté. Il s'agit d'une source de confusion, et le pape émérite semble maintenant le reconnaître: sans abandonner le titre, il a fait savoir qu'il souhaiterait être appelé «Père Benoît». Pourquoi n'a-t-il pas opté pour cette solution à l'époque? Dans une conversation avec le journaliste allemand Jorg Bremer en 2014, il a dit que c'était ce qu'il avait toujours voulu, mais que «j'étais trop faible à ce moment pour l'appliquer». C'est étrange. Qui a dit au vieil homme, encore pape, qu'il devait assumer le titre grandiose? Mgr Georg Gänswein, son secrétaire personnel? Gänswein dit qu'il était au courant de la démission prévue de Benoît «depuis un certain temps» et qu'il ne lui en a pas parlé. Une autre possibilité est que Benoît a subi la pression d'un allié de François pour minimiser son titre papal.

4. POURQUOI BENOÎT PORTE-T-IL DU BLANC?
La décision de Benoît de s'habiller en pape - moins la petite cape autour des épaules, et le passage du rouge au brun pour les chaussures - envoie un signal aux fidèles. Mais quel signal? On n'a pas besoin de rappeler qu'il a été le Souverain Pontife. Ma théorie est qu'en restant vêtu du blanc papal, Benoît communique que, bien qu'il soit un ex-pape, il est aussi un successeur vivant de Pierre. Il serait fascinant de savoir si Benoît pense qu'il conserve un statut ou une responsabilité spirituelle en vertu du fait qu'il a tenu l'office.

5. Y A-T-IL DES CATHOLIQUES QUI CROIENT QU'IL Y A DEUX PAPES?
Le journaliste italien Antonio Socci a suggéré que la démission de Benoît XVI n'était pas canoniquement valide parce qu'il avait été contraint de partir. Lui et d'autres théoriciens de la conspiration croient donc qu'il y a seulement un pape, mais qu'il ne s'appelle pas François. C'est absurde. Quant aux «deux papes", personne ne pense qu'il y a deux pontifes régnants. Mais, je le répète, il y a de la confusion. Il y a quelques semaines, j'ai entendu un prêtre écossais, ex-missionnaire "de gauche", parler de «notre pape régnant et notre pape en retraite». J'ai aussi entendu un prêtre étranger insérer tranquillement une référence à Benoît dans la prière pour le Pape lors de la Prière eucharistique. Je suis désolé d'insister, mais cela ne se produirait pas si Benoît ne continuait pas à s'habiller en blanc papal. D'un autre côté, l'impact de cette confusion est modeste, pour la raison suivante.

6. BENOÎT CHERCHE-T-IL ENCORE À EXERCER UNE INFLUENCE DANS L'ÉGLISE?
Non, sauf de façon mineure (voir ci-dessous). Il n'a pas "fait savoir" qu'il pense ceci ou cela à propos de la controverse doctrinale qui fait rage autour de la communion pour les divorcés. Il a peut-être résisté à l'invitation à le faire. Le pape émérite a promis à l'actuel pape de ne pas interférer dans la vie de l'Eglise et il est un homme de parole. Mais posons-nous une question légèrement différente.

7. BENOÎT XVI EST-IL SOUCIEUX DE PRÉSERVER SON HÉRITAGE?
Il y a deux indices que la réponse à cette question est oui. En Juillet 2015, Benoît a prononcé un discours à Castel Gandolfo sur le thème de la musique et de sa relation au divin. Le discours est un petit chef-d'œuvre qui, en identifiant «une dimension de la réalité qui ne peut plus trouver de réponses dans les seuls discours», représente un développement important dans la pensée de Joseph Ratzinger. L'ex-pape est trop fragile pour écrire des livres, nous dit-on, mais pas plus tard que l'été dernier, il travaillait encore sur l'«herméneutique de la continuité» qui a constitué le thème de son pontificat. L'autre indice est une lettre aux traditionalistes en Octobre 2014, dans laquelle il a dit qu'il était «très heureux que l'Usus antiquus vive maintenant en pleine paix au sein de l'Eglise, chez les jeunes aussi, soutenu et célébré par de grands cardinaux». Ce fut sa façon de nous rappeler que Summorum Pontificum reste la loi de l'Eglise sous François. Les «grands cardinaux» incluaient Raymond Burke, dont Benoît savait qu'il allait bientôt être limogé par François; je décèle ici un éclair de colère.

8. BENOÎT APPROUVE-T-IL LA DIRECTION DANS LAQUELLE FRANÇOIS ENGAGE L'ÉGLISE?
Si vous pensez que la réponse à cette question est «oui», je serais intéressé d'entendre votre raisonnement. François a rouvert la question de la communion pour les divorcés remariés, en plaçant au centre de la scène (sans l'endosser totalement) la pensée du cardinal Walter Kasper, qui est le plus vieil adversaire théologique de Joseph Ratzinger. Il semble également favoriser le principe de la dévolution des pouvoirs aux conférences épiscopales - soutenue par Kasper et contrée par Ratzinger. L'ecclésiologie de François diverge de façon frappante de celle de son prédécesseur. Je serais stupéfait si Benoît ne pensait pas que François prend un risque très dangereux en encourageant les catholiques libéraux qui veulent changer les règles régissant la réception de l'Eucharistie.

9. BENOÎT A-T-IL CHERCHÉ À INFLUENCER L'ISSUE DU SYNODE DE 2015 SUR LA FAMILLE?
Voir la question 6. La réponse est non. Il a toutefois déjeuné avec son ancien protégé, le cardinal Christoph Schönborn, archevêque de Vienne, dans la dernière semaine du synode. C'est tout ce que nous savons. Schönborn est en faveur d'une solution modérément "progressiste" au problème de la Communion et divorcés; je doute qu'il ait obtenu le soutien de son ancien professeur pour cela.

10. LE PAPE RETIRÉ BENOÎT A-T-IL QUELQUE INFLUENCE SUR L'EGLISE CATHOLIQUE, MÊME S'IL NE CHERCHE PAS À L'EXERCER?
La réponse est oui, mais cette influence est difficile à résumer. Parmi les hauts prélats qui étaient autrefois ses plus forts alliés, le pape émérite provoque des sentiments mitigés. Certains d'entre eux estiment qu'il les a laissés dans le pétrin en démissionnant, ayant précédemment échoué à les promouvoir aussi vigoureusement que François a promu ses alliés.
Le Saint-Père actuel est un vieil homme pressé; son prédécesseur ne l'était pas. Certains d'entre eux souhaitent que Benoît rompe son silence afin de préserver l'intégrité de l'Eucharistie, comme ils la voient. D'autres pensent que cela impliquerait la rupture d'une promesse solennelle et serait en tout cas contre-productif. Mais laissons de côté les controverses immédiats. Le pape Benoît XVI a peut-être été lentement mais il a inspiré une génération de catholiques à renouveler leur vie de prière et, quand c'était possible, les liturgies paroissiales. Il est aussi un héros pour de nombreux prêtres et séminaristes - et un héros vivant. Il y a d'innombrables évêques qui voudraient étouffer la spiritualité "bénédictine". Ce qui est plus difficile à faire alors que Sa Sainteté prie chaque jour dans son monastère du Vatican.
L'autre face de la médaille est que la présence vivante de Benoît XVI aiguise l'antagonisme de certains traditionalistes envers le Saint-Père actuel. Si Benoît XVI en est conscient, il le désapprouve sûrement.
Nous pouvons être certains d'une chose : il croit que les Clés de Pierre ont été remises à Jorge Bergoglio par l'Esprit Saint, en qui la foi du pape émérite n'a jamais faibli.