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La bioéthique au temps de François

Réponse à ceux qui croient qu'il n'y a rien de changé, et que le pape tient fermement la doctrine de l'Eglise sur ces questions (6/4/2017)

Thomas Scandroglio, sur la Bussola d'aujourd'hui développe son argumentaire en partant d'un essai qui vient de sortir en Italie: “Bioetica cattolica e bioetica laica nell’era di Papa Francesco. Cosa è cambiato?

La bioéthique au temps de François

Thomas Scandroglio
6 avril 2017
www.lanuovabq.it
Ma traduction

* * *

Bioéthique catholique et bioéthique laïque sont deux paradigmes sur lesquels le chercheur Giovanni Fornero a enquêté longuement et lucidement au fil des ans. Le même Fornero revient sur le sujet dans la préface d'un ouvrage qui sort ces jours-ci: “Bioetica cattolica e bioetica laica nell’era di Papa Francesco. Cosa è cambiato?”, de Luca Lo Sapio. Un livre écrit avec honnêteté intellectuelle et sans esprit partisan. Cela dit, les conclusions de l'auteur ne sont pas entièrement partageables. Mais procédons dans l'ordre.

La question de fond dont parle l'auteur est précise: qu'est-ce qui a changé? Les nouveautés que Bergoglio est en train d'introduire dans le monde catholique peuvent-elles conduire à surmonter l'opposition entre les deux paradigmes?

Partant de la prémisse énoncée par Fornero, à savoir que tout n'a pas changé, et que tout n'est pas resté comme avant, Lo Sapio affirme que les principes sous-jacents qui inspirent les deux factions sont encore inconciliables, mais le contexte dans lequel se passe la confrontation est moins brûlant, les tons sont plus nuancées et on cherche en premier lieu (sinon exclusivement) le dialogue sur ce qui nous unit par rapport à ce qui nous qui sépare. Cette trêve, cependant, prélude, selon l'auteur, à des mutations futures possibles de l'ADN catholique sur les questions morales, qui pourrait ressembler davantage à celui laïc.

Le livre traite de bioéthique et d'autres questions morales, comme la famille, l'homosexualité, la paix, la pauvreté, etc.

Une première donnée indiquée par l'auteur est la suivante: du point de vue quantitatif les interventions du Saint-Père sur les questions bioéthiques sont moins nombreuses que sur d'autres sujets. Pourquoi? L'auteur présente à cet égard un certain nombre de raisons.
La première: ce sont des questions qui divisent. Réponse que nous considérons comme valide, mais sur laquelle nous reviendrons parce que nous la considérons comme incomplète.
Une autre [réponse] est d'avoir déplacé l'accent sur d'autres questions éthiques: la pauvreté, la paix, l'immigration, le travail, les vieux, les enfants, l'injustice sociale, la marginalisation, la discrimination, etc. Les autres notes de la partition du Magistère ne sont pas oubliées, mais l'accent mis sur certaines d'entre elles change. Tous les mots du vocabulaire catholique sur la morale sont toujours présents, mais aujourd'hui, on en souligne certaines par rapport à d'autres. D'où la thèse de l'auteur d'une "complétion" de la doctrine plutôt que d'un dépassement ou d'une transformation en profondeur, puisqu'en réalité, on déplace l'intérêt davantage sur les questions sociales que sur les questions d'intérêt strictement bioéthique. En ce qui concerne ces dernières Lo Sapio cite en outre plusieurs interventions du pape François, lesquelles prouveraient que la doctrine sur l'avortement, l'euthanasie, la fécondation artificielle, etc. ne changent pas. Aucun glissement dans le relativisme, donc.

Une seconde nouveauté
est donnée également par un déplacement d'accent: de la doctrine à la pastorale (Evangelii Gaudium, 35). Mais là encore, il est nécessaire d'éviter les tentations simplistes: François ne favorise pas la pastorale au détriment de la doctrine, mais il cherche à les concilier en tentant d'établir «une dialectique constante entre le plan des règles et celui de la pratique pastorale», ce dernier plan étant toutefois largement prédominant. Pourquoi François préfère-t-il la pastorale à la doctrine? Parce que le Pape épouse, au moins en partie, une «théologie horizontale», une «théologie de contexte». Ceci pour souligner qu'avec la norme, il y a toujours l'homme, cet homme ici et maintenant, dans son caractère concret individuel et historique, avec ses exigences et besoins irréductibles.

Le particulier coexiste donc toujours avec la norme universelle, le spécifique avec le général, la casuistique et le discernement avec les principes et l'application de ceux-ci dans le contingent, la pastorale avec le dogme. Pour l'auteur, donc, les principes moraux immuables du catholicisme trouvent chez François un déclinaison dans la situation particulière, comme l'indique en effet la leçon thomiste. Tout se tient, mais avec des nuances plus prononcées pour certaines couleurs jusqu'à présent restées dans l'ombre. Cette fois encore Lo Sapio conclut que le travail de François consisterait à intégrer l'approche traditionnelle de l'Eglise sur les questions morales en insistant davantage sur la pratique et la dimension pastorale.

Les thèses de l'auteur pourraient avoir leur caractère raisonnable. Et dans ce conditionnel, il y a la place pour plusieurs lectures du pontificat François, que nous espèrons tout aussi légitimes, et dont nous rendons compte ici.

Il ne s'agit pas seulement d'accents différents et de tons plus détendus. Ce n'est pas une question de forme, mais de fond. Pour simplifier on pourrait dire que la position de François est typique de ce phénomène culturel, bien qu'aux contours indistincts, qui prend le nom de progressisme (une admission partielle par le Pape lui-même se trouve dans son interview par le P. Spadaro dans la Civiltà Cattolica: "Je n'ai jamais été de droite"). Ce jugement est confirmé par l'attention que le Saint-Père prête à un ensemble de principes qui sont l'héritage de cette tradition culturelle: la dialectique qui traite les éléments conflictuels entre eux dans une dynamique de dépassement (EG, 227), la supériorité de la communauté sur l'individu (EG 234-237, Laudato si' 141), la réalité phénoménique imperméable à la réalité métaphysique (EG 231-233, LS 201, Amori laetitia 36). Ce dernier aspect génère alors des profils qui peuvent trouver certaines proximités avec l'immanentisme, l'empirisme (LS 155, en référence à l'euthanasie), l'historicisme et le paupérisme. Si, comme le note Lo Sapio, entre les deux bras de la Croix on privilégie l'horizontal - biens matériels, bien-être corporel et physique, environnement - il va sans dire que les priorités morales deviennent les questions sociales: la pauvreté, la pollution, l'exploitation, le capitalisme, etc.

Et c'est là qu'est le hic. Le pape François condamne l'avortement, l'euthanasie, la fécondation artificielle, etc. non selon l'approche traditionnelle de l'Eglise catholique qui épouse la loi naturelle: des actions qui sont contraires à la préciosité intime de la personne humaine, en contradiction avec les inclinations de la nature rationnelle de l'homme. Il les condamne selon une perspective sociale: si nous respectons socialement l'enfant et le vieillard pourquoi ne devrions-nous pas respecter l'enfant à peine conçu? Si nous respectons toutes les créatures, pouquoi ne respectons-nous pas l'enfant à naître? En fin de compte parmi les habitants des périphéries existentielles, nous trouvons aussi l'embryon et les mourants.
La défense de la vie ne provient donc pas de prémisses dogmatiques, mais socio-expérimentales. Les arguments seront plus convaincants pour les contemporains, mais théoriquement pas très solides dans leur fondement. Sans le bras vertical de la croix, celui horizontal tombe par terre. Et pas vice versa. Et ainsi, c'est la doctrine qui oriente le ministère, et par conséquent la première est hiérarchiquement supérieure à la seconde.

Si le chemin tracé par l'Eglise est d'orienter les conduites particulières selon les principes de la loi naturelle, de conformer le réel à l'obligation morale, selon certaines lignes directrices anthropologiques transcendantes et métaphysiques, le parcours de François est plus enclin à trouver dans le réel les justifications de la bonne action. Mais comme le disait Benedetto Croce (1866-1921) le réel est rationnel dans le sens où il y a un risque que tout comportement, justement parce qu'il est répandu, soit considéré comme moralement valide, autojustifié. Et ainsi la pratique devient source de la morale. Voilà pourquoi le but et les propriétés du mariage peuvent apparaître comme de simples idéaux (AL, 36), parce que la pratique sociale les considère comme inexistants, et voilà pourquoi un mariage qui a échoué ressemble beaucoup à un mariage nul (François, Mitis et Misericors Iesus - Règles de procédure pour traiter les causes de nullité matrimoniale, article 14).

Venons-en ensuite à la vexata quaestio (question controversée) des divorcés remariés, et leur accès à la communion qui, s'il était accordé impliquerait d'envoyer au grenier les absolus moraaux, non seulement en référence aux rapports sexuel et familiaaux, mais aussi, forcément, à toutes les questions bioéthiques, ouvrant à des dérives subjectivistes. La solution des problèmes moraux passe alors du plan spéculatif, métaphysique et ontologique au plan pratique. Voilà pourquoi l'avortement avant d'être un problème moral est un problème social et, par conséquent, pour le résoudre, il est nécessaire d'intervenir sur les prestations, la protection de la maternité, etc. C'est la structure sociale inique qui pousse les femmes à avorter (EG 214), c'est le contexte qui génère le mal.

De là, on comprend aussi pourquoi le Pape parle peu de bioéthique: parce qu'on considère qu'en changeant la société, les problèmes de bioéthique vont se résoudre d'eux-mêmes. Si on cherche d'abord la paix sociale, l'avortement sera vaincu. Perspective qui diverge de celle de Mère Teresa de Calcutta, qui rappelait combien la dynamique est à l'opposé: tant qu'une mère tuera son propre enfant, il n'y aura pas de paix dans le monde entre les nations.
Mais peut-être qu'il y a une autre raison pour laquelle le magistère de François ne se prononce pas beaucoup sur les questions de bioéthique. Dans la perspective sociale, le pauvre est aussi la mère qui a avorté, le couple qui a eu recours à la fécondation artificielle, le malade en phase terminale tenté par l'euthanasie (dans ces contextes toutes les personnes concernées - par exemple la mère et l'enfant - sont pauvres, donc il n'y a pas conflit social et donc, par exemple, par rapport à l'exploitation des travailleurs, on sent beaucoup moins la nécessité de mettre des interdictions et des avertissements parce qu'il n'y a pas la figure de l'ennemi). Dans cette optique si miséricordieusement attentive aux exigences et aux besoins des derniers, la tentation pourrait être de satisfaire à ces requêtes, comme cela est arrivé dans un certaine pastorale pour les divorcés remariés. Mais
le rempart du magistère sur ces questions conseille peut-être de se taire parce que les temps ne sont pas encore mûrs.

Au contraire, d'un point de vue moral, l'avortement, la fécondation artificielle, l'expérimentation sur l'embryon et l'euthanasie, sont des questions plus importantes que l'immigration, le manque d'emploi et la pollution de l'environnement en raison de la connexion simultanée des facteurs suivants qui innervent ces questions: la qualité du bien offensé (la vie), la diffusion du phénomène(des dizaines et des dizaines de millions de morts par an), le rôle particulier joué par ceux qui commettent le mal, qui devraient être la garantie de la vie (la mère, les parents, la famille) et par ceux qui le subissent (le fœtus et le mourant) qui sont dans une situation d'extrême vulnérabilité, et surtout la légitimation de ces pratiques par le système juridique (ce qui n'arrive pas souvent avec d'autres thèmes). De plus dans ces contextes, le nouveau visage d'une anthropologie contraire à la dignité de la personne vient à la lumière d'une manière particulière, parce que dramatique. C'est là qu'est donc la racine de ces maux sociaux contre lesquels le Saint-Père tonne à juste titre. Et donc avant tout, c'est là qu'il faut intervenir.

L'approche sociale sur les questions morales du magistère actuel est évidemment très conforme au monde laïc. D'où, non pas tant le rapprochement des positions laïques de celles catholiques, mais des positions catholiques de celles laïques, comme en témoignent les placet à ce nouveau cours, par exemple de Pannella, Scalfari, Lecaldano, Mori, Zagrebelsky, juste pour rester à l'intérieur des frontières italiennes.

En résumé ce que Lo Sapio considère dans le pontificat de François sur ces questions comme une intégration et un déplacement d'accent tout en respectant les prémisses et les principes fondateurs de la morale catholique (en passant, il convient de rappeler que l'Eglise s'est toujours occupée de doctrine sociale et de miséricorde), nous-mêmes, critiquant cette interprétation réductrice, nous le percevons davantage comme une approche fondatrice du paradigme catholique différente de la tradition de la loi naturelle à laquelle l'Eglise catholique s'est référée jusqu'à présent. Non plus morale naturelle, mais morale sociale.