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Le Pape luthérien

Marco Tosatti publie la traduction en italien d'une longue interview d'un théologien protestant éminent et ami proche de François, dans l'hebdomadaire allemand Die Zeit (31/10/2017, mise à jour le 1er/11)

Rupture totale avec Benoît XVI

Il y a presque trois ans, le 30 septembre 2014, lors de son voyage en Turquie, François avait lu devant le patriarche de Constantinople Bartholomée un discours où il développait sa conception de l’œcuménisme: selon lui, ce doit être «une rencontre, pas seulement une confrontation d’idées».
Et tout récemment, en février 2017, François profitait d'une visite oecuménique à l'église anglicane de Rome pour lancer une petite pique au "grand-père sage" comme il feint de qualifier son prédécesseur:

« Il y a la fameuse blague du patriarche Athénagoras quand il a dit au pape Paul VI : "Nous, faisons l’unité, et tous les théologiens mettons-les sur une île pour qu’ils pensent". C’était une blague mais c’est vrai qu’il l’a dite. Le nœud de tout ceci : il faut chercher le dialogue théologique pour chercher les racines. Mais on ne peut faire cela dans un laboratoire. Il faut le faire en cheminant. Nous, nous sommes en chemin, et en chemin nous faisons aussi ces discussions». (www.medias-presse.info)

L'article qui suit enrichit une série à laquelle nous avions consacrée en 2014 plusieurs articles, cf. benoit-et-moi.fr/2014..loecumenisme-selon-francois), et s'inscrit parfaitement dans la perpective de la recherche d'une "religion mondiale" (cf. sur ce site "Vers la religion mondiale" [1] et [II]). Elle est dans la continuité de gestes très significatifs - comme les relations avec les pentecôtistes, depuis le temps où il était archevêque de Buenos Aires, et celles avec l'Eglise évangélique vaudoise (articles sur ce site ICI) - dont on commence à voir réellement les objectifs et la cohérence.

Cette conception (oecuménisme à tout prix, indépendamment de toute exigence théologique) s'oppose radicalement à celle de Benoît XVI,
qui, bien que le dialogue, notamment avec les orthodoxes, lui tienne beaucoup à coeur, refuse que "la pleine communion" attendue se fasse pas aux dépens de l'identité et surtout en renonçant à la vérité (cf. benoit-et-moi.fr/2014...le-pape-benoit-et-loecumenisme).

Rappelons à ce sujet le discours du pape émérite sur le thème "Religion et mision", lu par son son secrétaire le 21 octobre 2014 à l'Université urbanienne (cf. benoit-et-moi.fr/2014...):

Aujourd'hui, beaucoup, en effet, sont de l'idée que les religions devraient se respecter mutuellement et, dans le dialogue entre elles, devenir une force commune de paix conjointe. Dans ce mode de pensée, la plupart du temps on prend pour hypothèse que les différentes religions sont des variantes d'une seule et même réalité; que la «religion» est le genre commun, qui prend des formes différentes selon les différentes cultures, mais exprime toujours la même réalité. La question de la vérité, celle qui à l'origine motiva les chrétiens plus que toute autre chose, est mise ici entre parenthèses. On présuppose que la vérité sur Dieu, en dernière analyse, est inaccessible et que tout au plus on ne peut rendre présent ce qui est ineffable qu'avec une variété de symboles.

Cette renonciation à la vérité semble réaliste et utile à la paix entre les religions dans le monde.

Et pourtant, elle est mortelle pour la foi.
En effet, la foi perd son caractère contraignant et sa gravité, si tout se résume à des symboles au fond interchangeables, capables de renvoyer seulement de loin au mystère inaccessible du divin.

Voici ma traduction de la version italienne proposée par Marco Tosatti.
La version originale en allemand est ici: www.zeit.de , sous le titre Wie protestantisch ist der papst .
La couverture de Die Zeit reproduite ci-dessous correpond à un autre dossier de Die Zeit, datant de 2016 et de la visite du Pape à Lund pour "célébrer" le cinquième centenaire de la "Réforme".

JUSQU'À QUEL POINT LE PAPE EST-IL PROTESTANT?

www.zeit.de,
via Marco Tosatti
27 octobre 2017
Ma traduction

* * *


Quand le téléphone du théologien évangélique Thomas Schirrrmacher sonne, c'est le pape François qui est à l'autre bout du fil. Parce que le Pape croit qu'il est le véritable héritier de Luther.

Thomas Schirrmacher (57 ans) voyage encore plus souvent que le Pape. Le théologien et sociologue des religions originaires de Bonn enseigne en Roumanie et en Inde. Il est vice-secrétaire général et président de la Commission Théologique de l'Alliance Evangélique Mondiale (Weltweiten Evangelischen Allianz, WEA), un organisme représentant 600 millions de personnes et qui a son siège à New York. L'AEM est un courant évangélique au sein du protestantisme, auquel appartiennent, selon les données fournies par l'organisation elle-même, quelque deux millions de personnes rien qu'en Allemagne. Dans son rôle de théologien à la tête d'un réseau mondial, cela fait un certain temps que Schirrmacher fréquente le Vatican, où le pape François est son interlocuteur le plus proche depuis longtemps.

Question: En tant que président de la commission théologique de l'Alliance évangélique mondiale, vous avez un lien direct avec le Vatican. Quelle relation avez-vous avec le pape François?

Thomas Schirrmacher: Nous sommes amis. En décembre, peu avant son 81e anniversaire, je suis retourné chez lui pour une visite privée. Nous nous tutoyons. Cela peut paraître étrange, mais pour être honnête, ce n'est pas si extraordinaire.

Dans quel sens?

La plupart des dirigeants d'églises du monde entretiennent depuis longtemps des relations de confiance mutuelle. Avec le Pape, cela n'avait jamais été possible. Pour parler avec leur patron, même les Cardinaux devaient s'annoncer en suivant des règles. François a, pour ainsi dire, instauré une normalité (!!!). Aujourd'hui, les chefs religieux les plus importants ont une ligne directe avec le Pape.

Comment cela fonctionne-t-il dans la pratique?

Lorsque le téléphone sonne à huit heures du matin et que le numéro de l'appelant est privé, il y a de bonnes chances que ce soit le Pape. C'est lui qui nous appelle de sa propre initiative, après la messe du matin. Mais nous nous voyons encore plus souvent en personne. Il me demande: "Quoi de neuf?"

De quoi parlez-vous?

J'étais chez lui avec un collègue, notre serviette était rempli de documents préparés pour l'occasion. François dit: "Donnez les dossiers à mon collaborateur et dites-moi ce qui vous tient à coeur". François aime laisser de côté l'ordre du jour et discuter de ce qui lui semble actuellement le plus important. Ce n'est pas une conversation, en réalité, c'est une confrontation très intense.

François est-il un cadeau pour les protestants?

Je le crois. C'est une chance unique. Dans le dialogue œcuménique, il n'est plus nécessaire d'opérer du bas vers le haut, comme si on était en présence d'une cour princière; au contraire, il existe un accès direct. François, chez lui, ne fait rien d'autre. Quand il veut comprendre quelque chose sur le bouddhisme, il appelle ceux du Vatican qui ont des compétences en la matière, tandis que le Cardinal chargé de cette zone est laissé à l'écart. Cette manière directe de communiquer est la clé du dialogue œcuménique et des relations mutuelles entre les religions.

Est-ce parce qu'il s'agit d'un dialogue entre quatre yeux?

Absolument. En outre, le Pape a en fait atténué la composante de pouvoir qui était très présente dans le passé. Par exemple, François s'est incliné devant le Patriarche orthodoxe Bartholomée Ier, créant de ce simple geste une situation d'équivalence. C'est digne d'admiration.

Un protestant peut-il admirer le chef des catholiques?

J'admire François, parce qu'il essaie de faire quelque chose qui ne pourra peut-être pas vraiment marcher. Il a défini la curie (romaine) comme l'un des lieux les plus corrompus et les plus pécheurs du monde et pour ce faire, il a choisi d'utiliser presque les mêmes mots que Martin Luther 500 ans plus tôt. François a lancé le gant du défi à la Curie: c'est un courage que j'admire. Mais je suis aussi capable de faire la distinction entre sa personnalité, son rôle magistériel au sein de l'Église catholique et ses fonctions.

En quoi le point de vue du pape et les positions officielles de son Église s'opposent-ils?

Je pense à la question de savoir comment nous, les protestants, sommes jugés par les catholiques: comme une véritable église ou comme une simple communauté ecclésiale. Dans les documents officiels (de l'Église catholique, ndt), nous sommes décrits comme une communauté ecclésiale. François, en revanche, voit ce point de manière très sereine, et bien sûr il nous traite en tout comme Eglise. Dans la vie de tous les jours, ces questions sont laissées de côté. Mais si elles devaient être versées dans un document officiel de l'Église, il est probable que ce serait différent.

Le Pape a des problèmes avec sa propre Église, mais serait-il en parfait accord avec les protestants? François se serait-il trompé d'église?

Au Vatican, il s'est fait des ennemis puissants et prend de gros risques. Des voix fortes s'élèvent déjà dans son Église, qui nient qu'il soit Pape. En politique aussi, il arrive qu'on reproche quelque chose de semblable: quand quelqu'un fait beaucoup de changements, on l'accuse de s'être trompé de parti. J'appelle volontiers François le Michail Gorbachov de l'Église catholique. Et mes amis catholiques n'aiment pas beaucoup entendre cela....

.... parce qu'il a fini par dissoudre l'Union soviétique. L'Église catholique sous François est-elle menacée par le même destin?

Je sais par la voix du Pape qu'il a le même souci. Au synode sur la famille d'il y a deux ans, auquel j'ai assisté en tant qu'invité, les limites d'un schisme étaient parfois atteintes. Toutefois, il a fait tout ce qui était possible, avec son intervention, pour l'éviter.

Vous pensez à la lettre des douze cardinaux conservateurs au Synode?

Oui, la lettre était devenue publique avant même que le Pape l'ait lue. Ce faisant, ces personnalités de premier plan menaçaient François (soutenant) que l'Église catholique ne serait plus l'Église catholique si le Pape ne ralentissait pas sa course au changement. L'année dernière, quatre Cardinaux, dont feu Joachim Meisner, ont fait part publiquement de leurs doutes (Dubia) sur le magistère de François. Aujourd'hui, on débat ouvertement des possibilités de résister au Pape. Pour un protestant, tout cela ne semble pas très catholique. Le Vatican se comporte encore comme s'il s'agissait d'une petite minorité qui cherche la confrontation. Mais ce n'est plus une minorité.

François donne l'impression d'être faillible. Ses nombreuses interviews et ses jugements sur les affaires du monde renforcent cette impression. Cette tendance à la faillibilité peut-elle être un moteur pour le dialogue œcuménique?

Oui, bien sûr. J'ai parlé avec François des différentes vitesses que connaît le processus d'unité de l'Église. Il est ouvertement prêt à faire un pas en arrière avec les Églises orthodoxes, et en union avec eux, d'être simplement l'évêque de Rome, une sorte de médiateur entre égaux. C'est la ligne qui a de fait été tracée entre le Pape François et le Patriarche œcuménique Bartholomée Ier. L'Eglise orthodoxe russe, en concurrence avec Bartholomée Ier, a torpillé ce développement possible, donc rien ne changera. En tout cas, il est évident que François n'a aucun problème à mettre de côté la prétention d'infaillibilité.

C'est de cette manière que les piliers du catholicisme vacillent.....

Le Pape François, au cours d'une discussion, a dit un jour: Benoît XVI et Jean-Paul II n'étaient pas infaillibles non plus, et pour autant qu'on le sache, ils n'auraient jamais exercé leur prérogative (d'infaillibilité). Avec le dogme de l'infaillibilité, Bergoglio ne peut rien commencer. Il est vraiment prêt à atteindre les limites de l'impossible dans son Église. A l'occasion du jubilé du 500e anniversaire de la réforme à Lund, en Suède, le Pape a fait son homélie, selon son désir explicite. De mon point de vue, à cette occasion, François a mieux interprété la pensée de Luther que la plupart des évêques luthériens.

Le Pape, authentique interprète de l'héritage de Luther?

Quand il a commencé son mandat, François n'avait aucune connaissance de la réforme (luthérienne). Déjà en Argentine, il avait eu de nombreux contacts personnels avec des protestants, des évangéliques et des représentants d'autres religions. Mais François est avant tout un homme de la Bible. Il l'ouvre et lit l'Annonce directement dans le texte. La critique biblique, telle que nous la connaissons, n'est pas quelque chose qui lui appartient. Il a un accès très immédiat au texte biblique. Cela fait de lui un véritable héritier de Luther. Il est donc naturel qu'il entre en conflit avec les positions traditionnelles. On peut voir beaucoup de choses, à propos du thème du mariage, de la séparation et de l'accès aux sacrements, le thème central du synode sur la famille, et son écrit post-synodal Amoris Laetitia.

Les changements dans l'Église catholique vont-ils prendre forme et disparaître avec François ou y aura-t-il une continuité au-delà de son pontificat?

Le Pape a introduit plus de changements substantiels dans le Collège des Cardinaux qu'au Vatican. Les personnes qu'il a nommées et qui, au prochain conclave, auront le droit de vote sont toutes de simples pasteurs, qui se soucient vraiment de leurs communautés (!!!) et de la dimension œcuménique, ou qui sont très actifs dans le dialogue interreligieux. Beaucoup d'entre eux nous sont inconnus, car ils viennent de pays lointains. Je connais presque tous les Cardinaux nouvellement nommés, et non pas parce que j'ai qui sait quelles connaissances dans le milieu ecclésiastique, mais parce que ces personnes sont déjà en dialogue avec nous. Il faut ajouter que Benoît XVI a avantagé indirectement François, nommant de nombreux Cardinaux âgés qui, entre-temps, ont franchi le seuil des quatre-vingts ans, la limite maximale pour avoir le droit de participer au conclave.

Ainsi, le Pape François pourrait déjà nommer 40% des cardinaux avec droit de vote.

Au dernier consistoire de juin, il n'y eut que six cardinaux. Un nombre aussi limité de nominations est certainement inhabituel. J'ai pensé: mon Dieu, demain il démissionne! François est conscient qu'il n'occupera pas sa charge éternellement, il vit donc bien conscient qu'il a reçu de Dieu un temps déterminé, qu'il devra utiliser du mieux qu'il pourra. Il construit en vue du jour où ce temps prendra fin. Pour un homme de son âge, c'est une tâche quotidienne énorme. Parfois, il est épuisé.

Avez-vous des hypothèses sur son successeur?

Lors du dernier conclave, le nombre de candidats qui m'aurait plu était sincèrement très limité. Au sommet de la liste des souhaits figurait l'archevêque de Buenos Aires, qui déjà au conclave de 2005 s'était placé derrière Joseph Ratzinger et qui fut finalement élu en 2013. Les excellentes relations de Bergoglio avec d'autres églises étaient bien connues. En attendant, je voudrais dire qu'un quart des personnes habilitées à voter sont, à notre avis, de bonnes personnes qui ont un réel intérêt à collaborer. Mon espoir est que le cours à l'enseigne de la franchise œcuménique se poursuive.