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Les réseaux de la haine

Trouvée par Carlota, une réflexion de Juan Manuel de Prada. Tiens, elle me rappelle quelque chose... (4/4/2017)

Dessin d'Hergé
Mais ça, c'était avant, quand les gens étaient encore civilisés...

Les réseaux de la haine

Juan Manuel de Prada
www.xlsemanal.com
2 avril 2017
Traduction de Carlota

* * *

Beaucoup de personnes peu scrupuleuses ont transformé internet, et plus spécialement ce qu'on appelle - de façon sarcastique - « réseaux sociaux », en un mélange de vomitoire et d’échafaud, où ils crachent leur haine, propagent des calomnies et libèrent leurs instincts les plus abjects.

De plus en plus souvent, nous sommes confrontés à des personnes transformées en bêtes nuisibles qui depuis internet se réjouissent du malheur d’autrui, profèrent les menaces les plus viles et les injures les plus sordides. Sans oublier les cas de plus en plus fréquents de personnalités publiques qui déclarent souffrir de harcèlement via les réseaux sociaux ou de persécution de tarés qui les accusent de la façon la plus forcenée.

Ce phénomène nous met face à l’aspect le plus dépravé de la nature humaine. Si pour aimer nous avons besoin de connaître la personne chérie, pour haïr nous n’avons besoin que de chosifier la personne haïe, de la transformer en une abstraction, la réduire à une caricature, un idiot, un inachevé. Si l’amour demande patience et dévouement, la haine exige urgence et jugement plus que sommaire. L’amour est exigeant et désintéressé, parce qu’il embrasse la misère et la douleur d’autrui; parce qu’il exige que nous nous fondions dans le corps du prochain, que nous plongions dans son âme, jusqu’à nous amalgamer complètement à lui. L’amour a une vision abstractive et microscopique du prochain qui se fixe sur les plus petits détails pour arriver à les comprendre; la haine, au contraire, a une vision panoramique et zénithale qui se passe des nuances et se contente des simplifications. La haine peut ignorer la personne concrète sur laquelle elle se projette au point de dépecer sa chair et triturer son âme jusqu’à les transformer en un être réduit à rien ou en une entéléchie (ndt: qui n’a plus de réalité).
Sans doute la haine est-elle une passion beaucoup moins « humaine » que l’amour, mais en soi beaucoup plus « naturelle», plus simple et plus spontanée. Et à une époque comme la nôtre toujours si pressée, cette haine est infiniment plus satisfaisante. Tandis que celui qui aime a besoin non seulement d’être juste, mais aussi compatissant (puisque c’est seulement ainsi que peuvent être acceptées les misères et les faiblesses du prochain), celui qui hait peut se permettre le luxe de ne même pas être juste, mais seulement justicier.
Pour exprimer notre amour nous aurions besoin d’écrire une encyclopédie; pour exprimer notre haine il nous suffit de cent quarante caractères. C’est vrai que dans cet espace limité nous pourrions aussi écrit un aphorisme irradiant d’affection ou un haïku (ndt: petit poème japonais) débordant de tendresse. Mais pour écrire un aphorisme ou un haïku amoureux il nous faudrait en tirer la quintessence ; pour écrire une menace, une injure ou une calomnie il nous suffit de cracher. Et en plus, pour aimer nous avons besoin d’être accompagnés ; tandis que pour haïr nous pouvons être seuls, et plus nous serons seuls plus nous pourrons furieusement haïr. Celui qui aime est une personne ; alors que, pour haïr, il suffit d’être un individu.

Maritain disait que toute civilisation homicide se caractérise par le fait qu’elle sacrifie la personne à l’individu : elle concède à l’individu une multitude de droits et de libertés (en commençant, évidemment, par la liberté d’expression et d’opinion) ; et à l’inverse, elle isole, dépouille, affaiblit la personne, en la privant des armatures communautaires qui la soutiennent et l’abritent, en la précipitant dans le tourbillon des forces dévorantes qui menacent la vie de l’âme, en la jetant à la foule des intérêts et des appétits en lutte, en l'abandonnant à un incessant déferlement d’excitations sensuelles et d’erreurs qui éblouissent. Et, une fois que l’homme a été dépersonnalisé, on lui dit : « Tu es un individu libre. Défends-toi et sauve-toi tout seul ».

Là où il y a des personnes, la liberté s’enracine et se fixe, elle s’incarne en d’autres âmes et en d’autres corps ; en se faisant compréhensive, humble et responsable ; là où il y a des individus, la liberté se détache et se désincarne, elle se tourne impudique et pleine de superbe; elle devient frivole et hautaine, ambitieuse et frénétique, amoureuse d’elle-même et implacable avec le prochain qu’elle ne se fatigue même pas à connaître. Cette liberté gonflée d’orgueil, cependant, finit par découvrir sa solitude profonde, irrévocable; et alors elle se retourne comme une sale bête, assoiffée de vengeance, à la recherche d’un coupable qui calme sa rage, d’une tête à claques sur laquelle cracher sa frustration.

C’est ainsi que s’explique la haine suintante d’écumes que nous trouvons sur les réseaux sociaux qui ont été créés pour que les personnes sacrifiées à l’individu puissent profiter d’un grotesque simulacre de vie communautaire. Des réseaux toujours prêts à se transformer en vomitoire et en échafaud où une fourmilière d’individus peut rester à monter des clans, pour détruire la vie de personnes qu’ils ne pourront jamais aimer parce qu’ils ne les connaissent pas.