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Ordre de Malte versus Pape

vu par AM Vali: résumé de l'affaire, arrière-plan historique, interrogations (29/1/2017)

Décidément, Aldo Maria Valli s'impose comme l'un des meilleurs (tout en étant le plus impartial) des observateurs du Vatican.
Dans ce compte-rendu, purement factuel, qui ne juge pas, n'anticipe pas, il n'assène pas ses propres certitudes (à ce stade, personne ne peut en avoir, car personne ne connaît le contenu exact de l'entretien dramatique entre le Pape et le Grand Maître Festing, qui a abouti à la démission de ce dernier), contrairement à ceux qui, dans le but de dédouaner François, présentent leur interpétation comme des faits; mais il explore le monde de l'Ordre à travers son histoire, ses structures et sa vocation, et les questions qu'il pose sont suffisamment éloquentes pour fonder les inquiètudes sur l'avenir de l'Ordre et les intentions réelles du Pape.
A noter, en conclusion de son article, AM Valli cite le magnifique discours que Benoît XVI avait prononcé devant les représentants de l'Ordre deux jours avant sa renonciation au Pontificat: w2.vatican.va. Chacun peut mesurer la différence de ton, bienveillance, hauteur de vue, connaissance de l'histoire, respect de la tradition et des institutions d'un côté, brutalité sans nuances de l'autre, et la comparaison n'est pas à l'avantage de François.

Ordre de Malte. Le pourquoi d'un conflit

Aldo Maria Valli
28 janvier 2017
Ma traduction (sous-titres de moi)

* * *

«Membres éminents du Souverain Conseil,

Je tiens à vous informer que le 24 janvier 2017 S.A.E Fra’ Matthew Festing, Grand Maître de l’Ordre, a remis sa démission entre les mains de Sa Sainteté le Pape François, qui l’a acceptée»

Ainsi commence la lettre du Secrétaire d'Etat du Saint-Siège, le cardinal Pietro Parolin, aux membres de l'organe directeur suprême de l'Ordre de Malte. La lettre, en date du 25 janvier 2017, précise que ce sera désormais le Grand Commandeur qui assumera la responsabilité du gouvernement par intérim .
La lettre constitue l'acte final d'un différend très dur, sans précédent, entre l'Ordre et le Saint-Siège, mais aussi au sein de l'Ordre lui-même. Cependant, ce n'est certainement pas la conclusion d'une histoire qui montre encore des côtés obscurs.

L'AFFAIRE: RÉCAPITULATIF
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Pour résumer, rappelons que le désormais ex-Grand Maître, Robert Matthew Festing, un Anglais de Northumberland, fils d'un militaire britannique, descendant d'un chevalier de Malte qui fut martyrisé en 1539, a démissionné le 24 Janvier après une confrontation face-à-face, qu'on imagine dramatique, avec François.

Pourquoi l'a-t-il fait?

La crise débute en Novembre dernier, quand le Grand Maître, l'autorité suprême de l'Ordre, destitue le Grand Chancelier (ministre des Affaires étrangères et chef de l'exécutif) Albrecht Freiherr von Boeselager, juriste allemand, fils du baron Philipp Baron von Boeselager, un officier de cavalerie impliqué dans l'attentat manqué contre Hitler le 20 Juillet 1944.

Les faits en cause se réfèrent à la période durant laquelle Boeselager occupe la charge de Grand Hospitalier (responsable des missions caritatives) et l'accusation est de ne pas avoir empêché, dans le cadre de l'aide humanitaire et médicale financée par les chevaliers de l'Ordre, la distribution de préservatifs et de contraceptifs, y compris abortifs, en Afrique et en Asie comme mesure pour lutter contre le trafic sexuel et le sida, un comportement non conforme à la doctrine catholique et donc considéré comme gravement incorrect pour le responsable d'un Ordre comme celui de Malte, qui a pour but non seulement l'assistance des pauvres et des malades, mais aussi la défense de la foi.

Mais Boeselager rejette toutes les accusations, n'accepte pas la mesure contre lui (il refuse par deux fois de se démettre, même lorsque l'invitation devient un ordre) et une procédure disciplinaire est alors engagée contre lui.

C'est à ce stade de l'affaire que le Saint-Siège entre en jeu. Informé des faits, le 22 décembre François crée une commission d'enquête pour «recueillir des preuves susceptibles d'informer pleinement et rapidement le Saint-Siège» pour faire la lumière sur ce qui se passe.

Les cinq membres de la commission du Vatican sont l'archevêque Silvano Maria Tomasi, ancien observateur du Saint-Siège auprès des Nations Unies à Genève; le Jésuite Gianfranco Ghirlanda, canoniste de l'Université grégorienne; le Comte Jacques de Liedekerke, ancien chancelier de l'Ordre de 2001 à 2004, avocat belge fondateur de cabinets d'avocats internationaux à Bruxelles et à Anvers; le Suisse Marc Odendall, expert en finances, administrateur de plusieurs fondations, et le banquier libanais Marwan Sehnaoui.

Festing, cependant, rejette catégoriquement l'intervention de la commission, qualifiée d'«inacceptable». La mise à pied de Boeselager, soutient-il, est un «acte d'administration interne du gouvernement de l'Ordre Souverain de Malte et relève donc exclusivement de sa compétence». Et ce n'est pas tout. Dans une déclaration ultérieure, le Grand Magistère réitère sa ferme intention de ne pas coopérer avec la commission du Vatican «également dans le but de protéger sa sphère de souveraineté par rapport à des initiatives qui se présentent comme formes objectivement destinées (et donc au-delà des intentions, qui sont juridiquement non pertinentes) à mettre en question ou de toute façon à limiter cette sphère.

La souveraineté et l'autonomie de l'Ordre: voilà à quoi en appelle Festing. Il faut se rappeler que l'Ordre de Malte est régi par une constitution, réformée en 1997, dans laquelle il est expliqué que «l'Ordre est sujet de droit international et exerce des fonctions souveraines» (article 3, paragraphe 1), fonctions exercées par ses propres organes directeurs, ses propres organes législatifs et ses propres tribunaux.

Pour le droit international, l'Ordre de Malte est un Etat souverain, qui délivre les passeports, entretient des relations diplomatiques et a ses représentants à l'ONU et à l'Union européenne. Par conséquent, personne ne peut contester cette souveraineté, même le Saint-Siège. D'où une note officielle dans laquelle Festing n'hésite pas à parler d'un «malentendu» dans lequel serait tombé la Secrétairerie d'Etat du Vatican en mettant en route l'enquête.

Le Saint-Siège, pour sa part, n'en démord pas. L'enquête se poursuit donc, et semble-t-il, découvre que Boeselager n'a pas commis d'irrégularités ou, au moins, pas dans les termes présentés par Festing.

À ce stade, il est clair que le différend va au-delà du cas spécifique sur le comportement plus ou moins correct de Boeselager. Ce qui est en acte, c'est un véritable affrontement entre Festing et le Vatican.

Comme Patron de l'Ordre (c'est-à-dire représentant du pape) il y a le cardinal Raymond Leo Burke, que François a retiré du Tribunal suprême de la Signature apostolique, et qui est l'un des quatre cardinaux qui ont écrit une lettre à François en manifestant ouvertement leurs dubia sur «Amoris laetitia» (lettre à laquelle François n'a jamais répondu) et puisque Burke, tout au long de la diatribe avec le Saint - Siège, s'est résolument rangé du côté de Festing, la question est: l'affaire Boeselager ne serait-elle pas le typique casus belli qui a fait exploser un conflit dont la portée est plus large?

En arrière-plan, il y a les intérêts économiques et financiers qui tournent autour de l'Ordre de Malte (on parle, entre autres choses, d'un trésor de 120 millions de francs suisses légués au Lichtenstein par un riche français) et il y a les conflits internes à l'Ordre, qui sont en cours depuis longtemps, à la fois sur la gestion des actifs et sur ce que doit être l'Ordre: un organisme, comme il l'a toujours été, à forte empreinte religieuse, lié à la saine doctrine catholique, ou bien quelque chose plus de laïc, quelque chose de plus semblable à une ONG libérée de certains devoirs?

Avant de chercher une réponse, il est bon d'essayer de comprendre de plus près ce qu'est l'Ordre de Malte.

QU'EST-CE QUE L'ORDRE DE MALTE?
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A cette fin, l'étude la plus récente sur l'Ordre peut aider: nous parlons du livre "L’Ordine di Malta. Storia, giurisprudenza e relazioni internazionali" (De Luca editori d’arte, 2016), de Piero Valentini..

L'auteur, pilote militaire de la police financière, est "de grâce et de dévotion" (donato di devozione?) (cf. www.orderofmalta.int) (l'une des "classes" dans lesquelles les membres de l'Ordre sont divisés) et, en tant que tel, mène des activités de volontariat dans le Corps italien de Secours de l'Ordre de Malte, engagé dans des tâches de protection civile et d'aide humanitaire.

Partant de la devise de l'Ordre (Tuitio fidei et obsequium pauperum, Défense de la foi et service des pauvres), Valentini en reconstitue les événements historiques, fournit un cadre pour la personnalité juridique internationale (également en ce qui concerne les relations avec le Saint-Siège), explique les origines et la nature du système juridique, décrit les tâches des responsables et illustre quelles sont les activités des Chevaliers de Malte dans le monde contemporain.

Nous découvrons ainsi que l'Ordre de Malte, dont les origines remontent au XIe siècle et sont liées à la défense et à l'assistance des pèlerins qui se rendaient en Terre Sainte, est non seulement un des plus anciens ordres religieux catholiques, mais est effectivement (comme Festing l'a rappelé en réponse à la commission du Vatican) un sujet souverain de droit international. La plupart des quelque 13500 membres actuels, y compris les chevaliers et les dames, sont des laïcs, tous consacrés à l'exercice de la charité chrétienne, mais il y a aussi des consacrés, comme Matthew Festing lui-même.

On devient membre de l'Ordre par cooptation et dans le passé, par tradition, les Chevaliers de Malte appartenaient à la noblesse, mais aujourd'hui les nobles sont une minorité. Seules peuvent être admises les personnes à la foi et à la pratique chrétienne éprouvées, possédant une morale incontestée, qui ont acquis des mérites envers l'Ordre.

Aujourd'hui, l'Ordre de Malte opère surtout dans l'assistance médicale et sociale et dans le domaine des interventions humanitaires. Il est présent dans plus de cent vingt pays, aussi grâce aux relations diplomatiques établies avec cent quatre États. Il gère de nombreuses installations: hôpitaux, cliniques, centres médicaux, établissements pour personnes âgées et handicapées, maisons pour les malades en phase terminale.

Quand dans le monde se produisent des catastrophes naturelles, comme des séismes et des inondations, le Malteser International, l'agence de secours de l'Ordre de Malte, est toujours en première ligne. A travers le CIOMAL (Comité international de l'Ordre de Malte) est ensuite réalisée l'activité d'assistance aux malades de la lèpre, maladie encore présente dans les différentes régions du monde.

Au sommet de l'Ordre, il y a le Grand Maître, élu à vie par le Conseil Complet d'Etat, assisté du Souverain Conseil, dont les membres sont élus par le Chapitre général, l'assemblée des représentants des membres de l'Ordre, qui se réunissent tous les cinq ans.

Le financement des activités se fait principalement à travers la générosité des membres et les dons privés. Dans certains pays, il existe des accords avec les gouvernements locaux. Pour les activités dans les pays les plus pauvres, l'Ordre a également le soutien financier de la Commission européenne et d'autres organisations internationales.

Les Sièges centraux (qui bénéficient de l'extraterritorialité) sont à Rome: le Grand Maître réside au Palais Magistral Via dei Condotti, où se réunissent les organismes gouvernementaux; le Grand Prieuré de Rome a son siege dans la Villa Magistrale sur l'Aventin, qui héberge aussi l'ambassade de l'Ordre auprès de la République italienne.

Dans son livre Piero Valentini aborde un sujet sensible, encore plus pertinent à la lumière des événements récents: comment peuvent être conciliés des prérogatives comparables à celles d'un Etat à part entière (quoique sans territoire) avec le caractère sacré et apostolique d'un ordre religieux soumis à l'autorité de l'Eglise? Comment harmoniser les exigences du droit international et celles du droit canon?

La réponse réside dans la sentence cardinalice du pape Pie XII (24 Janvier 1953), par laquelle il a été établi définitivement que le Saint-Siège reconnaît l'Ordre de Malte en tant que sujet du droit international et que, par conséquent, «les relations entre les deux institutions ne peuvent pas être circonscrites au seul droit canonique, mais doivent nécessairement être régies par les règles et la pratique propre au droit international public».

Dans la pratique, la sentence cardinalice de 1953 reconnaît que l'Ordre de Malte est dépendant du Saint-Siège comme institut de vie consacrée (donc pour ce qui concerne les compétences religieuses et spirituelles de ses membres consacrés), tandis qu'en tant qu'organisme considéré comme un Etat souverain, il est indépendant du Saint-Siège dans le domaine des relations diplomatiques.

Nous avons donc une double configuration juridique, à l'intérieur de laquelle, comme nous pouvons l'imaginer, et comme nous le voyons ces jours-ci, il existe des marges de manoeuvre pour quelqu'un qui voudrait donner la priorité à l'une ou à l'autre.

Il convient de noter, de toute façon, que dans l'Annuaire pontifical, qui répertorie tous les organismes du Saint-Siège, l'Ordre de Malte ne figure pas parmi les ordres religieux, mais parmi les ambassades des États accrédités auprès du Saint-Siège.

Laissons à présent le livre Piero Valentini, dont le contenu va bien au-delà des brèves annotations possibles ici, et revenons à la lettre envoyée par le cardinal Parolin le 25 Janvier aux membres du Souverain Conseil.

C'EST LE PAPE QUI COMMANDE
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Dans la lettre, le secrétaire d'Etat annonce: «Pour aider l’Ordre dans le processus de renouveau qui apparaît nécessaire, le Saint-Père nommera un Délégué personnel avec des pouvoirs qu’il définira dans l’acte de nomination.».

Donc, selon le pape, un «processus de renouveau» est nécessaire, et ce processus sera dirigé par le pape à travers son représentant. Renouveau vers quoi? Dans quel but? Sur quels principes?

Pour le moment nous ne le savons pas, mais il est clair que le pape veut des changements substantiels, il veut les diriger directement et considère donc qu'il a le pouvoir juridique qui lui permet de le faire, bien au-delà de la compétence, sur le seul plan religieux et spirituel, relative aux membres de l'Ordre qui émettent des vœux monastiques.

Le cardinal Parolin poursuit: «Le Saint-Père, sur la base des preuves découlant des informations qu’il a recueillies, a déterminé que toutes les mesures prises par le Grand Maître après le 6 décembre 2016 sont nulles et non avenues. Il en va de même pour celles du Souverain Conseil, comme l’élection du Grand Chancelier par intérim».

Le 6 décembre 2016 est le jour où le Grand Maître Matthew Festing, en pleine possession de sa souveraineté et en présence du grand commandant Ludwig Hoffmann von Rumerstein et du représentant du pape, le cardinal Raymond Leo Burke, a reproché au grand chancelier Albrecht Freiherr von Boeselager des actes répréhensibles et l'a invité à démissionner. Après quoi, nous l'avons dit, Boeselager, malgré son vœu d'obéissance, a refusé, et il l'a encore fait quand Festing s'est vu forcé de de transformer l'invitation en un ordre.

Maintenant, il est clair qu'annuler et rendre invalides tous les actes accomplis par Festing et le Conseil Souverain après cette date, y compris l'élection du Grand Chancelier ad interim , cela signifie non seulement désavouer et annuler totalement le gouvernement de l'Ordre, mais lui infliger déjà, de fait, une lourde peine. La façon la plus claire d'affirmer que c'est le pape qui commande.

A noter ensuite que, dans la lettre du Secrétaire d'Etat, il n'y a pas une seule expression de gratitude envers Festing, comme cela arrive habituellement dans ces occasions, pour le travail effectué. En effet, la lettre se conclut ainsi: «Le Saint-Père, reconnaissant les grands mérites de l’Ordre dans la réalisation de nombreuses œuvres pour la défense de la foi et le service des pauvres et des malades, exprime sa sollicitude pastorale pour l’Ordre et espère la collaboration de tous en ce moment important pour l’avenir. Le Saint-Père bénit tous les membres, les volontaires et les bienfaiteurs de l’Ordre et les soutient par ses prières.».

Bref, le couperet est tombé sur Festing, mais sur l'ensemble de l'Ordre aussi, le poing du Pape se fait sentir.

DISCONTINUITÉ (UNE DE PLUS) DE BENOÎT XVI À FRANÇOIS
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Avant de conclure, il semble opportun de rappeler les paroles que Benoît XVI a adressées aux membres de l'Ordre de Maltele 9 février 2013 (deux jours seulement avant sa démission de la papauté) , quand, avec une «affectueuse pensée à tous», il exprimait sa gratitude pour le travail effectué en faveur des plus démunis. Il est intéressant de noter en particulier ce qu'a dit le pape Ratzinger, rappelant les premiers pas de l'Ordre: «L’occasion de cette rencontre nous est offerte par la célébration du neuvième centenaire de la concession du privilège solennel Piae postulatio voluntatis, le 15 février 1113, par lequel le Pape Pascal II mettait la toute jeune "fraternité hospitalière" de Jérusalem, dédiée à Saint Jean-Baptiste, sous la tutelle de l’Église et la rendait souveraine en la constituant en un Ordre de droit ecclésial avec la faculté d’élire librement ses supérieurs, sans interférence de la part d’autres autorités laïques ou religieuses».

A noter les termes «.. et la rendait souveraine», «avec la faculté d'élire librement ...», «... sans interférence».

Plus loin, dans un autre passage, Benoît XVI, rappelant la devise «Tuitio fidei et obsequium pauperum» disait: «Ces mots synthétisent bien le charisme de votre Ordre qui, en tant que sujet international, ne vise pas à exercer quelque pouvoir ou influence de nature mondaine, mais désire exercer en pleine liberté sa mission propre pour le bien intégral de l'homme, qui est esprit et corps, attentif à chacun comme à la communauté, surtout à ceux qui ont le plus besoin d'espérance et d'amour»

A noter: «... en tant que sujet de droit international», «en pleine liberté».

Nous verrons.

Aldo Maria Valli