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The young pope

La critique de l'Osservatore Romano, sous la signature surprenante de Juan Manuel de Prada (16/10/2017)

En explorant le rayon video d'une "grande surface culturelle", j'ai cédé à la curiosité et acheté le coffret (pas tellement en évidence, et déjà en promotion) des 10 épisodes de la série de Paolo Sorrantino "The Young Pope" - c'est bien la première fois que je regarde une série!
Nous en avions parlé dans ces pages lors de sa sortie, en octobre 2016 (benoit-et-moi.fr/2016/actualite/le-jeune-pape-arrive), et je ne m'attendais pas à être scotchée: disons que je m'étais en partie trompée...
D'autant plus que le premier épisode, qui présente les personnages et brosse l'arrière-plan, m'a paru confus, par moments même délirant, avec un côté baroque très poudre aux yeux, des scènes oniriques à la Fellini, et de constantes ruptures temporelles; au point qu'il a failli avoir raison de ma patience.
Mais une fois surmonté le premier moment d'agacement, je ne regrette pas d'avoir regardé la suite. L'histoire de ce jeune pape, au "comportement bipolaire" et à l'âme torturée par une blessure d'enfance - il a été abandonné par ses parents - , élu à moins de 50 ans par un collège cardinalice machiavélique qui pensait pouvoir le manipuler (cela ne vous rappelle pas quelque chose?... même si évidemment, le très beau Jude Law est physiquement l'anti-François, le personnage qu'il incarne est résolument traditionaliste, et si les "progressistes" sont ici - clin d'oeil amusé du réalisateur? - les vieux cardinaux décrépits qui complotent contre lui), qui prend sinificativement le nom de Pie XIII et s'avère finalement incontrôlable, est bien plus nuancée que ce que je craignais (malgré des scènes délibérément choquantes, voire blasphématoires); en tout cas ce n'est pas tout à fait le brûlot anti-Eglise auquel je m'attendais, et que j'aurais sans doute étiqueté comme tel si nous ne vivions pas le Pontificat de François (et ne connaissions pas certains membres scandaleux de son entourage, et même une scène d'orgie bien réelle qui a eu pour cadre un palais vatican).
Faisant une recherche sur internet en italien, j'ai eu la surprise de voir que la série de Sorantino avait été recensée plutôt élogieusement sur l'Osservatore Romano, et une surprise plus grande encore en découvrant la signature de l'auteur de la critique: rien de moins que le très pessimiste, très talentueux et très "anti-système" Juan Manuel de Prada, que les lecteurs de mon site connaissent grâce aux traductions de Carlota, et qui se révèle donc être un rédacteur occasionnel du journal du Pape (???).
Je lui laisse la parole. On n'est pas obligés d'être d'accord, mais franchement, pour ceux qui ne l'ont pas encore fait, il donnerait presque (j'ai bien dit: presque) envie d'acheter le film - malgré tous ses défauts.

Fantaisie papale
Quand le Pape est imaginaire

30 septembre 2017
Juan Manuel de Prada
www.osservatoreromano.va
Ma traduction

* * *

Personne ne peut nier que le Napolitain Paolo Sorrentino, né en 1970, est l'un des artistes les plus représentatifs de notre temps, et aussi l'un des plus brillants portraitistes de son irréparable décrépitude. Paolo Sorrentino est un postmoderne, étiquette parfois utilisés avec trop de légèreté péjorative, comme si être postmoderne signifiait seulement être incrédule, cynique, esthète ou ampoulé. On pourrait indubitablement appliquer ces épithètes à Sorrentino sans pour autant s'exposer à la diffamation, mais il faut d'abord expliquer que ce faisant, on ne définit pas tant son œuvre que le monde qu'il soumet aux rayons X, placidement accommodé dans une sorte de nihilisme avec musique de fond et air conditionné. Un monde terminal qui, cependant, ressent de la nostalgie pour la Beauté, la Vérité et le Bien; une nostalgie mystérieuse et conflictuelle qui renferme en elle-même, dans le même temps, ironie et élégie, dérision et vénération.
Pour ses détracteurs Sorrentino n'est qu'un amateur qui cache son insupportable vacuité sous une enveloppe formaliste aussi fascinante que pesante. Pour ses défenseurs, c'est un génie incontesté, une sorte de Fellini ressuscité, plus raffiné que son maître, qui est parvenu à mettre au jour l'âme hébétée et moisie de notre époque, son cœur maculé de péchés que seule la soif de beauté peut guérir (ou du moins anesthésier).
En réalité, nous pensons que chez Sorrentino cohabitent joyaux et paccotille. C'est sans aucun doute un artiste éminent mâtiné d'un imposteur aux gestes exagérés; et c'est peut-être ce mélange ou cette tension entre opposés qui confère un charme irrésistible à ses œuvres, qui sont dans le même temps pompeuses et d'une sincérité irrésistible. De même que les personnages de Sorrentino (personnages postmodernes, après tout!) finissent par nous apparaître insaisissables, kaléidoscopiques, incohérents, presque comme s'ils étaient composés de pièces qui ne s'emboîtent pas toujours ensemble, il y a dans son art - sous la cuirasse formelle toujours chatoyante - une inintelligibilité émotionnelle qui inquiète et fascine en même temps.

Tous ces traits atteignent leur expression la plus audacieuse et la plus polémique dans la série télévisée The Young Pope, une "fantaisie papale" en dix épisodes qui raconte le début (et peut-être même la fin, bien que ce ne soit pas tout à fait clair) du pontificat de l'Américain Lenny Belardo, qui, en tant que chef du christianisme, adopte le nom - et le choix du nom est une claire déclaration de principes - de Pie XIII. Cette série, qui a été saluée par les intellectuels snobs du monde entier, a inévitablement été taxée d'irrévérence et de blasphème dans les milieux catholiques. Et indubitablement, à certains égards, elle l'est; mais elle l'est d'une manière curieusement paradoxale: en effet, malgré que son traitement frivole des dogmes de la foi catholique et son regard caustique sur la curie du Vatican ne soient pas exempts de perfidies, on ne peut nier que chez Sorrentino cette attitude cohabite avec une admiration complaisante pour l'Église. Voulant le prendre à la blague, Sorrentino ne peut éviter de prendre l'Église très au sérieux. En montrant les aspects les plus grotesques et les plus pénibles des petites intrigues ecclésiastiques (et en les amplifiant à la caricature) Sorrentino ne peut éviter de reconnaître un je ne sais quoi de sublime qui les transcende. Sorrentino est un incrédule de formation catholique qui, tout en se moquant de l'Église, capitule devant elle; un esthète incrédule qui ne peut pas haïr l'Église, parce qu'il sait que ce serait comme haïr la généalogie de son propre art.

Certes, nous ne croyons pas que The Young Pope soit une série adaptée, comme l'aurait dit l'argentin Leonardo Castellani,à "l'immense paroisse du moralisme et de l'orthodoxie infantile". Mais je soupçonne que quelqu'un qui le regarde avec l'intention de jouir d'immoralité et d'hétérodoxie sera déçu. Et pas parce que Sorrentino n'offre pas d'immoralité et d'hétérodoxie, mais parce que son propos n'est pas tant de discréditer l'Église (comme le fait l'impie le plus grossier) que de se confronter à son mystère. C'est clair, Sorrentino n'arrive pas à le pénétrer; mais il parvient à contaminer le spectateur avec sa perplexité, lequel se demandera comment il est possible qu'une institution dirigée par des fanfarons, ambitieux ou lascifs, ait pu survivre à tous les naufrages. Et peut-être le spectateur peut-il arriver à la conclusion que cette institution compte sur un Dieu qui, à son tour, tient compte de notre nature fanfarone, ambitieuse et lascive. Et que le Christ, en fondant l'Église, n'a pas négligé la fragilité humaine. Comme l'a écrit Chesterton: «Tous les empires et les royaumes ont chuté à cause de leur faiblesse innée et constante, même s'ils étaient fondés sur des hommes forts et des épaules fortes. Seule l'Église a été fondée sur les épaules d'un homme faible, et pour cette raison elle est indestructible».

Nous avons déjà dit que l'art de Sorrentino se fonde sur la tension entre les opposés. On le voit aussi dans cette série, où l'auteur se montre tour à tour grossièrement sensationnaliste ou très fin théologien; où il transforme son protagoniste (joué par Jude Law) avec une grande rapidité en un narcissique incrédule ou en un homme à la foi brûlante; où il cède parfois aux caractérisations les plus grossières et à d'autres moments à des subtilités psychologiques qui montrent une grande connaissance de l'âme humaine. C'est le cas, par exemple, avec le personnage du Secrétaire d'Etat, le Cardinal Voiello (joué par Silvio Orlando), sans doute le personnage le plus consistant de la série, intriguant et manœuvrier, manipulateur et lourdaud, mais en même temps plein de traits humains qui nous émeuvent: parfois un peu ridicule, comme son fanatisme de tifoso de football; parfois édifiant et altruiste, comme l'affection qu'il nourrit pour un garçon tétraplégique. Je crois qu'en acceptant cette constante contradiction sur laquelle se fondent la série et ses personnages, on comprend mieux l'intention de Sorrentino; et ses intempérances et ses flèches anticléricales deviennent plus supportables, elles peuvent même être interprétées dans un sens positif comme les effusions d'un artiste qui a besoin de purifier son cœur angoissé, montrant, à travers ses créatures, ses obsessions et ses peurs.

The Young Pope commence par une scène choquante dans laquelle Pie XIII, à peine élu au conclave, s'adresse à la foule massée la place Saint-Pierre, exaltant la masturbation, l'avortement, les contraceptifs et l'homosexualité. Immédiatement après, nous découvrons qu'en réalité c'est un cauchemar du jeune pape, tourmenté par la peur de parler en public. Mais quand il trouve enfin le courage de s'adresser à la foule, il le fait avec des paroles encore plus dures, assurant que «Dieu ne s'intéresse pas à nous tant que nous ne nous intéressons pas à à Lui»; et il ajoute qu'il n'a rien à dire «à ceux qui ont le moindre doute sur Dieu», si ce n'est leur rappeler «mon mépris et leur disgrâce». Après ce discours, si peu réconfortant, Pie XIII décide de mener une retraite et de suspendre tous les voyages du pape et les discours publics. ll abhorre ouvertement l'œcuménisme et décide de commencer la restauration de l'Église préconciliaire, en commençant par la messe tridentine. Quand le Premier ministre italien exprime sa volonté de légaliser les unions homosexuelles et de promouvoir l'avortement, Belardo annonce solennellement le rétablissement du "non-expedit", avec lequel Pie IX dissuadait les catholiques italiens de participer à la vie politique, forçant ainsi le Premier ministre à se rétracter. Lorsque son secrétaire d'État l'avertit que les cas de pédophilie infestent l'Église, Pie XIII décide de vaincre ce fléau en éloignant tous les prêtres homosexuels de leur ministère, suggérant ainsi que pédophilie et homosexualité sont intimement liées.

Le lecteur aura deviné, avec ces brèves allusions à l'intrigue que nous venons d'esquisser, que The Young Pope n'est pas la création d'un grossier propagandiste anticatholique. Peut-être Sorrentino peut-il être apostrophé comme insidieux ou malveillant; mais le choix comme protagoniste d'un pape traditionnel (d'autres diraient réactionnaire ou fondamentaliste) qui adopte des positions peut-être très dures (mais pas contraires à la doctrine catholique) nous montre qu'il est un provocateur au sens le plus noble du terme. The Young Pope s'avère en effet très provocateur pour un spectateur catholique conformiste, non pas tant par son irrévérence, mais parce qu'il l'oblige à repenser des questions que l'esprit de notre époque a déclarées résolues ou inattaquables. Et il s'avère aussi très provocateur pour l'esprit de notre temps, qui est habitué à une Église plus hospitalière ou accommodante. D'autant plus que Sorrentino offre une image séduisante de ce pape téméraire qui ose combattre l'esprit du monde sans moyens termes ni compromis, qui ose le défier en s'enfermant dans les murs du Vatican et en jetant de là ses bordées anti-modernistes, un pape auquel le figuier sec importe si peu qu'il se révèle antipathique à ses contemporains.

On dirait que Sorrentino s'amuse à irriter à la fois l'officialité ecclésiastique et le progressisme mondain. Son attitude est une attitude pleinement postmoderne, amusée et férocement mordante, avec laquelle il critique à la fois le prosélytisme religieux et le politiquement correct, l'habitude de voyager des papes postconciliaires et la fierté gay, les intrigues de la curie du Vatican et l'arrogance du mainstream idéologique, qui a réussi à imposer des dogmes que l'Église n'ose désormais même plus remettre en question. Sorrentino ose au contraire remettre en question tous les dogmes, bien qu'il le fasse toujours de façon très rusée, sans nous permettre de bien comprendre quelle est sa position. Parce que, bien que son regard semble être celui d'un progressiste qui demande à l'Église de s'ouvrir au monde, en lui il y a aussi de l'admiration pour l'Église qui ose déclarer la guerre au monde. Cette tension insoluble, Sorrentino la résoudra en attribuant à son protagoniste une série de traumatismes (son état d'orphelin, sa nostalgie d'un amour de jeunesse) qui, une fois surmontés, en feront un homme beaucoup plus cordial et affectueux. Alors la dureté de ses jugements s'adoucira, son egolâtrie deviendra généreuse, son comportement cessera d'être erratique, et ses doutes de foi (nés de sa solitude et du fait qu'il réprime ses affections) se dissiperont, jusqu'à éprouver - dans la dernière scène de la série - l'étreinte de la Mère céleste, après avoir tant souffert de n'avoir jamais éprouvé l'étreinte de sa mère terrestre.

Jusqu' à cet épilogue, The Young Pope s'avance toujours sur des territoires peu complaisants et parfois résolument scabreux. Belardo manifeste constamment des comportements bipolaires, tantôt euphoriques, tantôt d'une exaspérants atonie émotionnelle. C'est peut-être pour cette raison qu'il se montre parfois le plus fervent des croyants et que dans d'autres occasions, au contraire, nous voyons sa foi s'évanouir et disparaître, au point de devenir apostasie. Mais Dieu écoute toujours sa prière, il accomplit même des miracles en exauçant ses supplications: des miracles heureux (comme lorsque la jeune épouse d'une garde suisse retrouve la fertilité et conçoit un enfant), mais aussi des miracles où la colère divine prend le dessus sur les faux croyants (miracles d'un Dieu qui châtie sévèrement, comme dans l'Ancien Testament). Ces comportements capricieux, presque schizoïdes de Belardo, sont au centre des scènes les plus médiocres de la série (comme quand il demande à un confesseur de révéler les péchés des cardinaux); et en dessous se trouve le narcissisme d'un homme qui s'est entouré de fausses forces pour dissimuler sa fragilité intime.

Beaucoup des irrévérences et des hérésies que le jeune pape profére (également, bien sûr, beaucoup de ses orthodoxies les plus déshumanisés) peuvent être interprétées comme un symptôme de cette fragilité. Belardo ne dépassera ses contradictions que lorsqu'il aura le courage de reconnaître cette fragilité. L'élément catalyseur sera le chantage ourdi par ses détracteurs, qui récupèrent des lettres écrites à une fiancée de jeunesse pour le discréditer; mais lorsque les lettres sont rendues publique, le monde découvre un aspect du jeune pape qu'il avait lui-même tenté d'enterrer. Et, en le récupérant, Belardo se réconcilie avec lui-même et avec le monde qu'il détestait jusque-là.

Étonnamment, à la fin de la série, Sorrentino cède aux sentimentalismes et aux concessions au politiquement correct qu'il avait évitée jusque là. Et il s'efforce de réconcilier son protagoniste avec le monde. L'un des avantages du postmodernisme, c'est qu'on peut dire une chose et son contraire, sans y croire, et qu'on finit par dire ce que les gens veulent entendre. Et Sorrentino, après nous avoir mis à l'épreuve avec ses provocations, finit par aduler l'esprit de son époque. Même si, parmi ces adulations de son temps, émerge une mystérieuse et conflictuelle nostalgie de la Beauté, de la Vérité et du Bien, qui contient en soi, à la fois ironie et élégie, dérision et vénération.