Benoît XVI-François: la fracture

A propos d'un récent article de Sandro Magister. Retour sur quelques épisodes passés de la relation entre les "deux Papes", et le tournant constitué par les "Notes" de Benoît XVI sur la pédophilie cléricale (25/4/2019)

Cela fait maintenant six ans que les officines de communication vaticanes - entretemps pas mal chahutées, d'ailleurs (pour mémoire: départ du P. Lombardi, en 2016, remplacé par Greg Burke; création en 2015 du Secrétariat à la communication avec comme préfet Dario Vigano; scandale dit du "lettergate" et démission de Dario Vigano; démission de Greg Burke en mars 2018; création d'un "dicastère pour la communication" avec à sa tête Andrea Tornielli en décembre 2018 - tout cela à comparer avec la gestion des communications sous Benoît, avec le jésuite Lombardi seul aux commandes) - essaient de nous "vendre", avec plus ou moins de conviction, l'image idyllique d'une parfaite syntonie qui existerait entre les deux hommes en blanc qui cohabitent "dans l'enclos de Pierre". D'abord, l'accent a été mis sur la continuité absolue de fond, nonobstant les différences naturelles (c'est du moins ce qu'on nous a dit) de personnalité, trop éclatantes pour être ignorées; puis, avec le temps, cette continuité "brute" étant devenue de moins en moins crédible, et la "rupture" étant manifestement davantage encore sur le fond que sur la forme, après avoir parlé pudiquement de "continuité intérieure", l'accent s'est déplacé sur le sentiment d'affection qui unirait le Pape émérite et son successeur, affection qui a trouvé sa plus récente démonstration dans la visite rendue par François à Benoît XVI le 16 avril pour lui souhaiter son anniversaire et qui se nourrit médiatiquement de petites phrases aimables de ce dernier sur son successeur, comme le paragraphe de conclusion des "Notes" qui a fait du reste beaucoup tousser dans certains milieux tradis...

Nous ne savons évidemment rien des sentiments qu'ils éprouvent l'un pour l'autre, même si l'on n'a pas de mal à imaginer que le doux et aimable Benoît XVI peut témoigner sincèrement de bienveillance et de cordialité envers François, par pure bonté puisqu'il n'a aucun intérêt à le faire. Dieu seul (et bien sûr les deux protagonistes) sait ce qu'il en est. Tout ce qu'on peut dire, c'est que François a commencé à s'apercevoir VRAIMENT de l'existence de Benoît XVI (qu'il appelait avec une familiarité teintée de condescendance "le grand-père sage à la maison") quand il a compris qu'il avait besoin de lui, pour asseoir sa légitimité, l'invitant aux grandes célébrations (canonisation de JP II et de Paul VI, consistoires, avant de se déplacer en personne à Mater Ecclesiae avec les cardinaux fraîchement nommés pour qu'ils puissent recevoir la bénédiction de l'Emérite) allant jusqu'à le citer dans des textes du Magistère, mais hors-contexte ou en déformant sa pensée.

Mais François n'a pas manqué dans le passé de montrer personnellement son agacement, même s'il préfère laisser ce soin à d'autres: à l'évidence, Benoît XVI le gêne, et la relation entre les deux ("complexe", "ambigüe", lit-on ici ou là) suscite pas mal d'interrogations, et pas moins de tension, particulièrement dans le camp des progressistes (c'est-à-dire des pro-Bergoglio).

Un exemple particulèrement significatif est la réaction de François à un discours mémorable prononcé par Mgr Gänswein le 21 mai 2016, à l'occasion de la présentation du livre de Roberto Regoli "OLTRE LA CRISI DELLA CHIESA. IL PONTIFICATO DI BENEDETTO XVI":

Depuis l'élection de son successeur François le 13 Mars 2013, il n'y a donc pas deux papes, mais de facto un ministère élargi - avec un membre actif et un membre contemplatif. C'est pour cela que Benoît XVI n'a renoncé ni à son nom, ni à la soutane blanche. C'est pour cela que l'appellation correcte pour s'adresser à lui est encore aujourd'hui "Sainteté". Et c'est pour cela qu'il ne s'est pas retiré dans un monastère isolé, mais à l'intérieur du Vatican - comme s'il avait fait seulement un "pas de côté" pour faire place à son successeur et à une nouvelle étape dans l'histoire de la papauté, qu'avec ce pas, il a enrichie de la "centrale" de sa prière et de sa compassion placée dans les jardins du Vatican.


Dans l'avion de retour d'Arménie, le 26 juin suivant, interrogé à ce sujet par sa compatriote, biographe (hagiographique) et amie Elisabetta Piqué, François met les points sur les i, et répond avec un agacement perceptible (cf. Benoit-et-moi.fr/2016), pour expliquer en substance que «le chef, c'est moi!»:

A certaines époques l'Eglise a eu trois papes! Benoît est pape émérite. Il l'a dit clairement le 11 février 2013 alors qu'il donnait sa démission à partir du 28 février. Qu'il se retirait pour aider l'Eglise par la prière. Benoît est dans un monastère, il prie. (...) Je n'oublierai jamais le discours qu'il a donné au cardinaux le 28 février: «Il y a parmi vous mon successeur, je promets obéissance» et il l'a fait. (...) Il n'y a qu'un seul pape. Peut-être qu'il y aura un jour deux ou trois papes émérites. Mais ils seront émérites.


Aujourd'hui, un fait nouveau est arrivé.
La publication des "Notes" de Benoît XVI sur les causes de la pédophilie cléricale et sur les chemins possibles pour sortir de la crise constitue un "spartiacque", littéralement une ligne de partage des eaux.
Le boycott des autorités officielles du Vatican est flagrant. J'en donnerais personnellement un seul exemple: la page Facebook de la Fondation vaticane Joseph Ratzinger- Benoît XVI, gérée par le Vatican (et dirigée par le P. Lombardi, nommé à ce poste en 2016 par François), que je visite régulièrement N'Y A PAS FAIT LA MOINDRE ALLUSION. Un comble, lorsqu'on sait que ce site consacre une section aux "activités de Benoît XVI". Mais quelles activités, quand on ignore délibérément un discours aussi important??

Dans son billet du 17 avril (traduction en français www.diakonos.be), qu'il a intitulé «ENTRE LES DEUX PAPES, C’EST LA "FRACTURE". LE SILENCE DE FRANÇOIS CONTRE BENOÎT», Sandro Magister fait le point sur la question, énumérant «sept éléments essentiels dont il va falloir tenir compte en vue des futurs développements, [et qui] sont apparus au grand jour». Elements tous liés à la réception (qualifiée ici de "glaciale") par le Pape lui-même et par sa garde rapprochée des notes de Benoît XVI.

Parmi ces éléments

(...) le silence de François.
Un silence non seulement pratiqué mais également théorisé. Dans son homélie du dimanche des Rameaux, le 14 avril, le pape a évoqué le « silence de Jésus dans sa passion », un silence qui « vainc aussi la tentation de répondre, d’être ‘médiatique’ », parce que « dans les moments d’obscurité et de grande tribulation, il faut se taire, avoir le courage de se taire, pourvu que ce soit un silence serein et non rancunier. La douceur du silence nous fera apparaître encore plus fragiles, plus humiliés, et alors le démon, en reprenant courage, sortira à visage découvert ».
Le silence, c’est la réaction habituelle de Jorge Mario Bergoglio à chaque fois qu’il est sérieusement remis en cause. Il y a eu recours avec les « dubia » des quatre cardinaux, avec les questions dérangeants de Carlo Maria Viganò l’ex-nonce aux États-Unis et aujourd’hui avec l’intervention du pape émérite.
Le fait que François ait voulu faire allusion « aux tensions et aux poisons liés aux ‘notes’ de Benoît XVI » dans son dernière apologie du silence n’est pas le fruit de notre imagination, puisque c’est ce qu’a écrit noir sur blanc un chroniqueur très proche de Sainte-Marthe, Domenico Agasso, qui est l’actuel coordinateur du site « Vatican Insider » encore dirigé il y a quelques mois à peine par Tornielli et désormais sous sa responsabilité


Et Sandro Magister ajoute:

Dans «Vatican Insider», cette exégèse de l’homélie du pape faisait suite, ce dimanche 14 avril, à deux autres articles de ce même Agasso aux titres particulièrement éloquents :
¤ Francesco e l’ombra di Ratzinger, la coesistenza che pesa sul Vaticano
¤ La coabitazione tra i due papi è possibile solo se quello emerito sa restare invisibile

Et dans ces deux articles a émergé un [autre] élément de cette affaire : le jugement radicalement négatif que le pape François a posé sur la publication des « notes » du pape Ratzinger.
Ce jugement, le pape François le garde pour lui. Mais l’impressionnant concert de voix émanant de personnes aussi proches de lui nous permet de deviner ce qu’il pense.


Je crois que les deux articles (dont le second est une interviewe du nouveau théologien de référence, Massimo Faggioli), valent la peine d'être lus:

François et l'ombre de Ratzinger, la coexistence qui pèse sur le Vatican


Domenico Agasso Jr
Vatican Insider
14 avril 2019
Ma traduction

* * *

Il y a six ans, le renoncement du Pontife allemand au trône de Pierre a conduit à l'élection de Bergoglio : un cas unique pour l'Église. Les "notes" de Benoît XVI sur la pédophilie ouvrent la question "constitutionnelle" et suscitent les accusations contre son entourage

Pour la première fois en six ans, le Vatican devient étroit pour "deux papes". Ou plutôt, pour le Souverain Pontife et l'Émérite. Les "notes" de Benoît XVI sur la pédophilie risquent de créer une fracture dans cette situation unique: la coexistence de deux successeurs de saint Pierre dans l'"enclos" de Pierre". Jusqu'à présent, l'équilibre a été maintenu grâce à la relation affectueuse entre les deux papes, en plus de la prudence de l'émérite, mais aujourd'hui le Saint-Siège souffre du poids de cette coexistence. Une question "constitutionnelle" se pose donc sur le rôle de l'émérite. Partant de l'hypothèse que le pape est évêque de Rome, ceux qui le soulignent se réfèrent aux indications "pour le ministère des évêques", qui dit : "L'émérite exercera toujours son activité en plein accord et en dépendance de l'évêque afin que tous comprennent clairement que seul ce dernier est chef du gouvernement". Les notes de Benoît XVI sur la pédophilie ouvrent la question "constitutionnelle" et déchaînent les accusations contre son entourage. Au-delà du contenu du texte de Ratzinger - dans lequel il critique la théologie progressiste et écrit que l'effondrement spirituel qui a provoqué la pédophilie a commencé en 1968 - jamais auparavant la forme n'est devenue substance autant que dans cette affaire. De l'autre côté du Tibre, le climat est tendu. Parce que beaucoup considèrent qu'avec cette sortie inhabituelle Ratzinger n'éest pas "caché au monde" comme il l'avait annoncé après le renoncement à la papauté. Et ce qui aggrave la situation, c'est le thème, décisif pour le pontificat de Bergoglio et pour toute l'Église.
L'accusation est explicite: le Pape émérite intervient avec un texte qui peut représenter "une ligne pastorale et théologique parallèle à celle du Pape", et se prête ainsi à être utilisé comme une arme par les adversaires de François.

Et parmi les "bizarreries" notées il y a par exemple le fait que le document néglige des cas emblématiques comme celui de Marcial Maciel, fondateur des Légionnaires du Christ, qui a commencé à commettre les premiers abus sexuels dans les années 40, bien avant 68, et qui était tout sauf du courant progressiste. En même temps, les affirmations de Ratzinger sont considérées par la galaxie conservatrice et traditionaliste comme des paroles de vérité nécessaires et urgentes pour sauver la "barque de Pierre" qui serait en train de couler. Un peu comme le tweete le cardinal Robert Sarah: " Nous devons remercier le pape émérite d'avoir eu le courage de parler. Son analyse de la crise de l'Église est d'une importance fondamentale".

Les yeux sont surtout tournés vers l'entourage de Ratzinger, accusé de vouloir insister pour que le pontificat de Ratzinger se poursuive d'une manière, ou d'une autre, confirmant la thèse que le vrai et grand Pape est l'Allemand, et non l'Argentin. L'indice numéro un serait la modalité de l'opération médiatique, avec la participation des médias catholiques et non catholiques qui, aux États-Unis, font partie de l'appareil en continuelle propagande contre le pape François.

En plus, l'authenticité du long article est mise en doute. Comme le dit Luis Badilla, directeur du Sismografo, site proche du Vatican : "Le cercle de fer autour de Ratzinger a souvent pris la place du pape émérite". Et comme le déclare Gian Franco Svidercoschi, ex-directeur adjoint de l'Osservatore Romano, auteur du pamphlet "Eglise, libére toi du mal. Le scandale d'un croyant face à la pédophilie": l'incertitude "liée aux précaires conditions de santé de Ratzinger, pas seulement physique, est inévitable". Et ensuite émerge "une acrimonie qui n'est pas de lui". Et si "quelqu'un peut répondre qu'il n'en est rien - poursuit-il - alors pourquoi ne s'est-il pas limité à transmettre ces "notes" à François?" Pour Svidercoschi "le fait que Parolin et François aient été informés n'atténue pas la gravité d'un geste inévitablement interprété comme une attaque contre Bergoglio". Aussi parce que, "comment pouvait-on répondre 'non' à une demande du Pape Émérite? De plus, le staff de Benoît, avec cette "coordination internationale anti-François", met aussi en difficulté Ratzinger, contraint d'avoir un rôle qu'il ne veut pas. Il subit ainsi une nouvelle imposition". Il explique: après sa démission "il voulait s'appeler Père Benoît et ne pas prendre le titre d'émérite, ni être vêtu de blanc et vivre au Vatican". Mais ensuite, quelqu'un l'a forcé.

"La cohabitation entre les deux papes n'est possible que si l'émérite sait rester invisible"

Entretien avec Massimo Faggioli, historien du christianisme et théologien : "La régulation est nécessaire car d'autres situations similaires sont susceptibles de se produire".


Domenico Agasso Jr
Vatican Insider
14 avril 2019

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La coexistence d'un pape et de son prédécesseur peut fonctionner si l'émérite reste "invisible". Et en tout cas, c'est une situation qui doit être régulée, sinon «on l'abandonne à des responsabilités individuelles qui ne sont pas nécessairement dans l'intérêt de l'Église». Massimo Faggioli, historien et théologien chrétien, professeur à l'Université Villanova (Philadelphie, USA), commente les "notes" de Ratzinger sur les abus dans l'Eglise. Pour le théologien, entre autres choses, il est insensé que l'entourage de Benoît XVI " ne réponde à personne, seulement à Ratzinger, et de quelle manière, on ne le sait pas».

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Professeur, comment décririez-vous la publication du texte de Benoît XVI?

"Il s'agit d'une intervention inopportune sur une question très délicate, celle des abus sexuels, sur laquelle il n'y a pas d'unité d'interprétation dans l'Église universelle, surtout dans les pays les plus accablés par la crise. Le Pape émérite a donné son avis dans un processus toujours en cours. De plus, la décision de publier les notes dans les médias catholiques et non catholiques qui, aux États-Unis, font partie de l'appareil conservateur et traditionaliste qui fait depuis toujours de la propagande contre le pape François alimente le doute que c'est un coup de force pour affaiblir Bergoglio - pas de la part de Benoît XVI, mais d'autres".

Y a-t-il une question de méthode et "constitutionnelle" au Vatican?


"En six ans, Joseph Ratzinger avait publié quelques textes, mais sur des questions pour les spécialistes. Le point crucial, c'est que le Pape émérite (qu'il vaudrait mieux appeler évêque émérite de Rome) en tant qu'institution est nouveau pour l'Église, et ne peut bien fonctionner sans règles particulières ou statuts juridiques que s'il reste invisible. Dès qu'il commence à être visible, il faut réglementer. La situation s'est maintenue jusqu'à présent parce que Ratzinger a été, sur toutes les questions cruciales de l'Eglise, suffisamment invisible".

Comment s'explique ce changement de cap?

"Je ne pense pas qu'il y ait de la malice chez Benoît, mais de la part de ceux qui ont l'intention de prolonger son pontificat et donc de le faire devenir visible".

Dans quel sens?

"On pouvait imaginer en février-mars 2013 que tout cela se passerait bien grâce au bon sens de ceux qui tournent autour de Benoît, et au contraire, il faut dire que tout le monde ne travaille pas avec un sens des responsabilités".

A quoi vous attendez-vous maintenant?

"Le problème se pose de réglementer la figure de l'émérite pour l'avenir, parce qu'il est possible qu'il y en ait d'autres, et c'est une situation qui ne doit pas être laissée à elle-même, sinon cela signifie l'abandonner entre les mains de responsabilités individuelles qui ne sont pas nécessairement dans le seul intérêt de l'Église".

Il y en a qui mettent en doute l'authenticité du texte: qu'en pensez-vous?

"Effectivement, on n'en comprend pas la genèsee, on ne sait pas clairement s'il a été compilée exclusivement par Benoît XVI. L'article semble une caricature de la pensée de Ratzinger. D'autant plus que la réponse institutionnelle à la crise des abus sexuels commence avec son pontificat. Et puis il est peu probable que Ratzinger néglige l'évidence que la pédophilie dans l'Église existait déjà avant 1968 et concernait non seulement l'aile "progressiste", mais aussi des prélats importants liés à l'orthodoxie rigide".

Selon vous, quel est le principal problème dans cette histoire?

"La liberté du Pape émérite de ceux qui peuvent disposer de son accès aux médias, aux canaux d'information à l'ère de la communication numérique et des résaux sociaux. Son entourage est impénétrable et irresponsable, en ce sens qu'il ne répond à personne, seulement à Benoît, et de quelle manière on ne sait pas".

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