Un mathématicien athée perce François à jour

En marge de la vraie-fausse interview de Scalfari, Piergiogio Odifreddi, auquel en septembre 2013 Benoît XVI avait fait l'honneur d'une lettre en réponse à son livre "Caro Papa ti scrivo" se livre à un réjouissant jeu de massacre (3/4/2018)

 

Piergiorgio Odifreddi est ce mathématicien italien qui en 2013, alors que le premier entretien entre Scalfari et le Pape venait de sortir dans La Repubblica, avait fait savoir dans les colonnes du même journal que lui aussi avait reçu une lettre du pape... Benoît XVI. Ayant fait parvenir au Saint-Père, par l'intermédiaire de son secrétaire, un exemplaire de son livre "Caro Papa, ti scrivo", dans lequel il prétendait décortiquer son "Introduction au christianisme", il avait eu en effet la grande surprise (et même l'émotion) de recevoir une réponse longue de 11 pages denses dans laquelle le Pape émérite répondait minutieusement à ses arguments, avec cette touche inimitable d'humour qui le caractérise.
On relira la lettre de Benoît XVI et l'annonce d'Odifreddi (notant, en passant, que le Pape émérite ne s'est jamais dérobé à la confrontation directe avec ses détracteurs... à condition qu'ils en vaillent la peine - avis à Mgr Vigano et à ses "11 théologiens"!)

Il faut ajouter à cela que, même si Odifreddi, pourfendeur de la papauté et athée militant n'est pas vraiment (et même vraiment pas) ma tasse de thé, déjà à l'époque, il n'était pas non plus - et c'est le moins que l'on puisse dire - un fan de Bergoglio, qu'il tenait en piètre estime intellectuelle, au point d'écrire sur son blog sous le titre ironique «La prédication du curé de Sainte Marthe»: «(...) après quelques mois de pontificat, nous savons désormais que Jorge Mario Bergoglio est un curé sympathique et médiatique, mais pas un théologien, ni un penseur: c'est-à-dire qu'il est la personne juste pour attirer les simples avec des gestes simples, mais pas la bonne personne pour répondre profondément à des questions profondes», concluant d'un réjouissant: «Rendez-nous Ratzinger» (cf. benoit-et-moi.fr/2013-III)

Son blog est hébergé par le site de La Repubblica, mais dans les commentaires, des lecteurs ont remarqué qu'il n'est plus référencé dans la liste des blogs (il a disparu de cette page: www.repubblica.it/blog): après avoir lu ce qui suit, on comprend mieux pourquoi.
Il va de soi que je ne partage absolument pas son point de vue sur la non-authencité de la dernière non-interview de Scalfari (je crois qu'il ne connaît pas tous les détails): ce n'est pas une opinion, de ma part, c'est une simple constatation basé sur une série de faits objectivement concordants. Mais cela ne m'empêche pas de savourer son dernier article, - plutôt bien vu sur la psychologie du pape et sur les journaux -, dans lequel, pour reprendre les mots d'Antonio Socci sur sa page facebook «il démolit à la fois Bergoglio, Scalfari et La Repubblica. »

Les "fake news" de Scalfari sur le Pape François


odifreddi.blogautore.repubblica.it
2 avril 2018
Ma traduction

* * *

C'est aujourd'hui la Journée mondiale du Fact Checking, et il vaut la peine de s'arrêter sur une extraordinaire série de fake news diffusées ces dernières années par Eugenio Scalfari au sujet du pape François, dont la dernière date d'il y a quelques jours.

Comme on le sait désormais urbi et orbi, Scalfari a reçu en septembre 2013 une lettre du nouveau Pape. Jusqu'à ce moment, pour ceux qui avaient suivi, même seulement de loin, la chronique argentine, Bergoglio était un conservateur moyennâgeux qui, en 2010, avait scandalisé son pays avec ses positions anachroniques contre le projet de loi sur les mariages homosexuels, réussissant dans la difficile (et méritoire) entreprise de rassembler contre lui un front modéré qui avait fait approuver en Argentine cette loi, bien plus avancée que les timides dispositions sur les unions civiles approuvées en 2016 en Italie.

Après sa lettre à Scalfari, le Pape François s'est transformé pour lui, et aussi pour La Repubblica, en un progressiste révolutionnaire, qui constituerait l'unique point de référence non seulement religieux, mais aussi politique, des hommes de bonne volonté dans le monde entier, ainsi que le pape le plus avancé qui ait jamais siégé sur le trône de Pierre après le fondateur lui-même. Jusqu'ici, tout va bien, ou presque bien: après tout, n'importe qui a le droit d'abjurer son propre passé d'«homme qui ne croyait pas en Dieu» et de devenir «l'homme qui adorait le Pape», en allant grossir les rangs nourris des athées dévots, ou à genoux, de notre pays.

Le fait est que Scalfari ne s'est pas limité à son abjuration personnelle, mais a commencé à inventer des nouvelles sur le Pape François, les faisant passer pour des faits: c'est-à-dire à produire, justement, des fake news. En particulier, il l'a fait dans trois «interviews» publiées dans La Repubblica le 1er octobre 2013, le 13 juillet 2014 et le 27 mars 2018, contraignant autant de fois le porte-parole du pape à démentir officiellement que les citations du journaliste correspondaient aux propos de Bergoglio. La première interview a même été retirée du site web du Vatican, où elle avait initialement figuré quand on pensait qu'elle était authentique [NDT: Odifreddi a raté un épisode, celui du livre à quatre mains cosigné François/Scalfari "Ainsi je changerai l'Eglise"].

Les interviews commencent en prétendant que les rencontres avec Scalfari sont toujours nées d'invitations improbables de Bergoglio. Et elles se poursuivent en attribuant au Pape des affirmations impossibles, de la description de la méditation du nouvel élu François dans la "chambre à côté de celle avec balcon donnant sur la place Saint-Pierre" (scène probablement empruntée à l'Habemus Papam de Moretti), à la dernière nouveauté que selon le Pape, l'enfer n'existe pas.

Quand, submergé par le scandale international qui a suivi la première interview, Scalfari a dû faire amende honorable le 21 novembre 2013 lors d'une rencontre avec la presse étrangère, cela n'a fait qu'empirer les choses. Il a en effet prétendu que, dans toutes ses interviews, il se présente sans carnet ni enregistreur, puis rapporte la conversation non pas littéralement, mais avec ses propres mots. En particulier, a-t-il confessé, «certaines des choses que le pape a dites, je ne les ai pas rapportées, et certaines de celles que j'ai rapportées, il ne les a pas dites».

Mais si les fake news sont précisément des opinions rapportées comme des faits, ou des mensonges rapportées comme des vérités, Scalfari les diffuse donc systématiquement. Ce qui soulève deux problèmes à cet égard, le premier concernant Bergoglio et le second La Repubblica.

Le premier problème est pourquoi donc le pape continue de rencontrer Scalfari, qui non seulement diffuse publiquement leurs entretiens privés, mais les déforme systématiquement en lui attribuant des déclarations qui, faisant scandale, doivent ensuite être officiellement rétractés. Bergoglio n'est certes pas un intellectuel raffiné: l'opération (ratée) d'il y a quelques jours, pour essayer de le faire passer officiellement pour un grand penseur, sonne exactement comme une excusatio non petita à ce sujet, et n'aurait pas eu de sens pour le bien mieux équipé [intellectuellement] Ratzinger (qui, entre autres choses, s'en est dissocié, avec les conséquences connues). L'imprudence du pape François l'a conduit à s'entourer d'une cour aux miracles bariolée, du cardinal Pell à Mme Chaouqui, et Scalfari n'est peut-être que la énième erreur d'évaluation caractérielle de la part d'un pape qui ne s'est pas révélé plus adéquat que son prédécesseur pour les tâches administratives.

Mais il ne faut pas oublier que Bergoglio est malgré tout un jésuite, qui pourrait cacher beaucoup de ruse derrière son apparente banalité. Après tout, un minimum de flatterie exercée sur un ego hypertrophique lui a donné et lui conserve le soutien ouvert d'un des deux plus grands quotidiens italiens, qui est passé d'une position essentiellement laïque à une position clairement pro-Vatican. Si d'un côté Bergoglio peut rire sous sa moustache de la naïveté d'un Scalfari, qui se propose de béatifier un railleur des jésuites comme Pascal, de l'autre, il peut encaisser les homélies d'un Alberto Melloni, qui depuis 2016 a trouvé dans La Repubblica une chaire de laquelle soutenir la politique papale avec beaucoup plus de raffinement, mais pas moins d'excés d'enthousiasme.
A little goes a long way, pourrait-on dire dans le latin d'aujourd'hui.

Reste le deuxième problème, qui est pourquoi La Repubblica ne met pas un frein aux fake news de Scalfari, et fait même semblant de ne pas les remarquer, alors que le reste du monde en parle et s'en scandalise. Après tout, c'est un journal qui, récemment, et de façon inhabituelle, s'est distancié à deux reprises des opinions subjectives de son ancien éditeur-propriétaire, mais qui ne dit pas un mot sur les dérapages objectifs beaucoup plus sérieux et répétés de son fondateur.

Je comprends le journalisme encore moins que la religion, mais mon impression est qu'au fond, les journaux se fichent de la vérité. La plupart des nouvelles imprimées ou qu'on lit sur les sites sont à l'évidence des fake news: non seulement celles sur la religion et sur la politique, qui sont des domaines où vaut la formule de Nietzsche «il n'y a pas de faits, seulement des interprétations», mais aussi celles sur la science, où l'attention est presque toujours et presque uniquement attirée sur les canulars.

La plupart des journalistes et des journaux ne s'intéressent pas aux vérités, mais aux scoops, c'est-à-dire aux nouvelles qui font parler la plupart des autres journalistes et des autres journaux. Et si une fake new fait davantage parler qu'une nouvelle vraie, alors celle-ci est plus utile que celle-là.
Dire que le pape croit en l'existence de l'enfer est évidemment une nouvelle vraie, mais balancée en première page, elle laisserait la plupart des journalistes et des journaux indifférents. C'est pour cela que Scalfari écrit, et que La Repubblica publie, que le pape ne croit pas en l'enfer: pour que d'autres journalistes et d'autres journaux le fassent rebondir dans le monde entier.

Le vrai problème est de savoir pourquoi donc les lecteurs devraient lire certaines choses. Souvent, ils ne lisent pas les fake news et finissent parfois par cesser aussi de lire le journal. Peut-être que la réflexion sur les raisons pour lesquelles les journaux voient leur tirage baisser pourrait aussi partir de là à l'occasion de la Journée mondiale du Fact Checking.

* * *

Commentaire d'un lecteur:
Je les vois un peu comme le chat et le renard [figures maléfiques du 'Pinocchio' de Carlo Collodi, ndt]. Deux complices, donc, l'un soutenant l'autre pour détourner l'attention des réformes....Ils me semblent tous les deux d'excellents alliés pour confondre un peu tout le monde...

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