Une conférence mémorable de Georg Gänswein (Reprise).

Il y a 8 ans, le 21 mai 2016, le secrétaire de Benoît XVI prononçait un discours, à l’université grégorienne de Rome, à l’occasion de la présentation d’une imposante biographie du Saint-Père « Oltre la Crisi della Chiesa » de Roberto Regoli (dossier sur mon site: benoit-et-moi.fr/2016/actualite/une-nouvelle-conception-du-ministere-petrinien)

Ce discours historique, fondamental pour tenter de démêler le noeud gordien de la « démission » et comprendre ses raisons, avait été à l’époque largement ignoré par les médias, en dehors des anecdotes habituelles et banales sur comment vivait le pape émérite.
Qu’on accepte ou pas la légitimité, morale et théologique, de la décision du Saint-Père, est une autre problème.

Je ne suis pas en mesure d’affirmer que c’est le dernier mot, personne à ce jour ne peut avoir de certitude absolue, Benoît XVI est le seul à savoir, et il a emmené son secret avec lui; mais le discours, prononcé alors que le Saint-Père « émérite » est encore vivant, par quelqu’un qui vit à ses côtés au jour le jour (et dont la suite nous a prouvé suffisamment – selon moi – la loyauté envers son maître), est sans doute la parole la plus autorisée à ce jour. Difficile d’imaginer que le secrétaire n’avait pas informé Benoît XVI de son contenu, et obtenu son accord.

On comprend que François n’ait pas apprécié, et on peut mesurer à quel point son inimitié pour le secrétaire remonte à loin, bien avant l’affaire du livre co-écrit avec le cardinal Sarah en 2020, et la publication du livre « Nient’altro che la verità » au moment de la mort de Benoît XVI en 2023.

A la veille d’un prochain conclave, comme il est raisonnable de le penser compte tenu de l’âge et de la santé de François, nul doute que la question de la démission (et, comme conséquence, de la validité de l’élection de son successeur) sera au coeur des débats entre les cardinaux électeurs. Le discours de Mgr Gänswein devrait être un élément fondamental du dossier

Depuis l’élection de son successeur François le 13 Mars 2013, il n’y a donc pas deux papes, mais de facto un ministère élargi – avec un membre actif et un membre contemplatif.

C’est pour cela que Benoît XVI n’a renoncé ni à son nom, ni à la soutane blanche. C’est pour cela que l’appellation correcte pour s’adresser à lui est encore aujourd’hui « Sainteté ». Et c’est pour cela qu’il ne s’est pas retiré dans un monastère isolé, mais à l’intérieur du Vatican – comme s’il avait fait seulement un « pas de côté » pour faire place à son successeur et à une nouvelle étape dans l’histoire de la papauté, qu’avec ce pas, il a enrichie de la « centrale » de sa prière et de sa compassion placée dans les jardins du Vatican.

Le pas historique du 11 février 2013

(Extrait, ma traduction, version complète benoit-et-moi.fr/2016/benot-xvi/le-pas-historique-du-11-fevrier-2013 ]

(…)

Regoli observe qu’après la dernière encyclique, Caritas in veritate du 4 Décembre 2009, un pontificat dynamique, innovant et avec une forte charge du point de vue œcuménique, liturgique et canonique, était soudainement apparu « ralenti », bloqué, enlisé. Bien qu’il soit vrai que, dans les années qui ont suivi, le vent contraire augmenta, je ne peux pas confirmer ce jugement. Ses voyages au Royaume-Uni (2010), en Allemagne et à Erfurt, la ville de Luther (2011), ou dans le Moyen-Orient en feu – chez les chrétiens inquiets du Liban (2012) – ont tous été des jalons œcuméniques des dernières années. Sa conduite résolue pour la solution du problème des abus a été et reste une orientation décisive sur la façon de procéder. Et quand, avant lui, y a-t-il jamais eu un pape qui – avec sa très lourde tâche – a également écrit des livres sur Jésus de Nazareth, qui seront peut-être eux aussi considérés comme son legs le plus important?

Il n’est pas nécessaire que je m’arrête ici sur la façon dont lui, qui avait été tellement frappé par la mort subite de Manuela Camagni, plus tard, a également souffert de la trahison de Paolo Gabriele, qui était aussi un membre de la même « famille pontificale ». Et pourtant, il est bon que je dise très clairement une fois pour toutes que Benoît, à la fin, n’a pas démissionné à cause du malheureux et mal conseillé camérier, ou à cause des « gourmandises » en provenance de son appartement, qui dans ladite « affaire Vatileaks » circulèrent à Rome comme de la fausse monnaie, mais furent prises par le reste du monde comme d’authentiques lingots d’or. Aucun traître ou corbeau, aucun journaliste, n’auraient pu le pousser à cette décision. Ce scandale était trop petit pour une chose aussi grande, et encore plus grand le pas mûrement réfléchi, d’une importance historique millénaire, que Benoît XVI a accompli.

(…) Regoli n’avance pas la prétention de sonder et d’expliquer complètement ce dernier et mystérieux pas; n’enrichissant ainsi pas davantage le pullulement des légendes avec de nouvelles hypothèses qui ont peu ou rien à voir avec la réalité. Et moi aussi, témoin immédiat de ce pas spectaculaire et inattendu de Benoît XVI, je dois avouer que pour moi, il me revient toujours à l’esprit le célèbre et génial axiome avec lequel au Moyen Age, Jean Duns Scot a justifié le décret divin pour la conception immaculée la Mère de Dieu: “Decuit, potuit, fecit”.

Autrement dit: c’était une chose appropriée car elle était raisonnable. Dieu pouvait, et donc il l’a fait. J’applique l’axiome à la décision de la démission de la façon suivante: c’était approprié, parce que Benoît XVI étaitconscient qu’il n’avait plus la force nécessaire pour la charge très lourde. Il pouvait le faire, parce que depuis longtemps déjà, il avait réfléchi à fond, du point de vue théologique, à la possibilité de papes émérite pour l’avenir. Alors il l’a fait.

La démission historique du pape théologien a représenté un pas en avant principalement pour le fait que le 11 Février 2013, parlant en latin devant les cardinaux surpris, il a introduit dans l’Eglise catholique la nouvelle institution du « pape émérite », déclarant que ses forces n’étaient plus suffisantes « pour exercer correctement le ministère pétrinien ». 

Le mot clé dans cette déclaration est ‘munus petrinum’, traduit – comme c’est le cas la plupart du temps – par « ministère pétrinien ». Et pourtant, munus, en latin, a une multiplicité de significations: il peut signifier service, devoir, conduite ou don, et même prodige. Avant et après sa démission Benoît a entendu et entend sa tâche comme participation à un tel « ministère pétrinien ». Il a quitté le trône pontifical et pourtant, avec le pas du 11 Février 2013, il n’a pas abandonné ce ministère. Il a au contraire intégré l’office personnel dans une dimension collégiale et synodale, presque un ministère en commun, comme si, en faisant cela, il voulait répéter encore une fois l’invitation contenue dans la devise que le Joseph Ratzinger d’alors se donna comme archevêque de Münich et Freising et qu’ensuite il a naturellement maintenue comme évêque de Rome: « cooperatores veritatis« , qui signifie justement « coopérateurs de la vérité ». En effet, ce n’est pas un singulier, mais un pluriel, tiré de la troisième lettre de Jean, dans lequel il est écrit au verset 8: «Nous devons accueillir ces personnes pour devenir coopérateurs de la vérité ».

Depuis l’élection de son successeur François le 13 Mars 2013, il n’y a donc pas deux papes, mais de facto un ministère élargi – avec un membre actif et un membre contemplatif. C’est pour cela que Benoît XVI n’a renoncé ni à son nom, ni à la soutane blanche. C’est pour cela que l’appellation correcte pour s’adresser à lui est encore aujourd’hui « Sainteté ». Et c’est pour cela qu’il ne s’est pas retiré dans un monastère isolé, mais à l’intérieur du Vatican – comme s’il avait fait seulement un « pas de côté » pour faire place à son successeur et à une nouvelle étape dans l’histoire de la papauté, qu’avec ce pas, il a enrichie de la « centrale » de sa prière et de sa compassion placée dans les jardins du Vatican.

Ce fut « le pas le moins attendu dans le catholicisme contemporain », écrit Regoli, et pourtant une possibilité sur laquelle le cardinal Ratzinger avait déjà réfléchi publiquement le 10 Août 1978 à Münich, dans une homélie à l’occasion de la mort de Paul VI. Trente-cinq ans plus tard, il n’a pas abandonné l’Office de Pierre – chose qui lui aurait été tout à fait impossible à la suite de son acceptation irrévocable de l’office en Avril 2005. Par un acte de courage extraordinaire, il a au contraire renouvelé cette charge (y compris contre l’avis de conseillers bien intentionnés et sans doute compétents) et avec un dernier effort, il l’a renforcée (comme je l’espère). Cela, seule l’histoire pourra le prouver. Mais dans l’histoire de l’Eglise, il restera que, dans l’année 2013, le célèbre théologien sur le Trône de Pierre est devenu le premier « Papus emeritus » de l’histoire. Depuis lors, son rôle – je me permets de le répéter encore une fois – est tout à fait différent de celui, par exemple, du saint pape Célestin V, qui, après sa démission en 1294, a voulu redevenir ermite, devenant au contraire prisonnier de son successeur, Boniface VIII (auquel aujourd’hui nous devons dans l’Eglise l’institution d’années jubilaires).


Un pas comme celui accompli par Benoît XVI, jusqu’à ce jour, il n’y en avait jamais eu. Il n’est donc pas surprenant que par certains, il ait été perçu comme révolutionnaire, ou au contraire, entièrement conforme à l’Évangile; tandis que d’autres encore y voient la papauté sécularisée comme jamais auparavant, et ainsi plus collégiale et fonctionnelle ou même simplement plus humaine et moins sacrée. Et d’autres encore sont d’avis que Benoît XVI, avec ce pas, a presque – pour parler en termes théologiques et historico-critiques – démythisé la papauté.

Dans cette photo panoramique du pontificat, Regoli expose clairement tout cela, comme jamais personne auparavant. La partie peut-être la plus émouvante de la lecture a été pour moi le passage où, dans une longue citation, il rappelle la dernière audience générale du pape Benoît XVI le 27 Février 2013, quand, sous un ciel inoubliablement limpide et clair le pape qui d’ici peu allait démissionner résuma ainsi son pontificat:

« Cela a été un bout de chemin de l’Église qui a eu des moments de joie et de lumière, mais aussi des moments pas faciles ; je me suis senti comme saint Pierre avec les Apôtres dans la barque sur le lac de Galilée : le Seigneur nous a donné beaucoup de jours de soleil et de brise légère, jours où la pêche a été abondante ; il y a eu aussi des moments où les eaux étaient agitées et le vent contraire, comme dans toute l’histoire de l’Église, et le Seigneur semblait dormir. Mais j’ai toujours su que dans cette barque, il y a le Seigneur et j’ai toujours su que la barque de l’Église n’est pas la mienne, n’est pas la nôtre, mais est la sienne. Et le Seigneur ne la laisse pas couler ; c’est Lui qui la conduit, certainement aussi à travers les hommes qu’il a choisis, parce qu’il l’a voulu ainsi. Cela a été et est une certitude, que rien ne peut troubler».

Je dois admettre qu’à relire ces mots, les larmes pourraient presque encore me monter aux yeux, et d’autant plus pour avoir vu en personne et de près à quel point l’adhésion du Pape Benoît XVI aux paroles de saint Benoît – que « rien n’est à placer avant l’amour du Christ« , nihil amori Christi praeponere, comme il est dit dans la règle transmise par le pape Grégoire le Grand – a été inconditionnelle, pour lui et pour son ministère. J’en fus alors témoin, mais je reste toujours fasciné par la précision de cette dernière analyse, place Saint-Pierre, qui résonnait si poétique, mais qui était rien moins que prophétique. En effet, ce sont des mots auxquels aujourd’hui encore, François pourrait immédiatement souscrire et souscrirait certainement. Ce n’est pas aux papes, mais au Christ, au Seigneur Lui-même et à personne d’autre, qu’appartient le vaisseau de Pierre fouetté par les vagues d’une mer tempétueuse, quand toujours et encore nous avons peur que le Seigneur soit endormi et ne se soucie pas de nos besoins, alors qu’il lui suffit d’un mot pour arrêter toutes les tempêtes; quand, au contraire, , plus que les hautes vagues et le hurlement du vent, c’est notre incrédulité, notre peu de foi et notre impatience qui nous font constamment tomber dans une panique.

Ainsi, ce livre jette encore une fois un regard consolant sur l’imperturbabilité et la sérénité tranquilles de Benoît XVI, au timon de la barque de Pierre dans les années dramatiques 2005-2013.

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