Les racines de Benoît XVI: Les confidences d'un ami de 60 ans, Alfred Läpple (3/8/2010)


En novembre 2008 paraissait dans une traduction italienne un livre intitulé "Benedetto XVI e le sue radici. Ciò che ha segnato la sua vita e la sua fede" (titre original: Benedikt XVI. und seine Wurzeln. Was sein Leben und seinen Glauben prägte) dont l'auteur, Alfred Läpple, avait été un professeur de Joseph Ratzinger.

J'avais traduit à l'époque sa préface (http://tinyurl.com/27hjubk ), que je reproduis ici:

Préface d'Alfred Läpple

La force n'est pas dans les branches, mais dans les racines. Seul celui qui est profondément enraciné surmontera les tempêtes et résistera aux orages. L'arbre tient debout et est soutenu grâce aux racines. On dit qu'un arbre a autant de racines sous terre que de branches qui, dehors, se développent. Le diamètre de la couronne correspond à celui des racines.
Hermann Hesse (1877-1962)

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L’occasion de ce livre

Ce livre n'aurait pas été écrit sans un évènement entièrement personnel, mais considérable pour l'histoire mondiale et celle de l'Église. « Il y a souvent des événements - écrit l'évêque d'Innsbruck Reinhold Stecher - qui pour les personnes concernées ont un sens emblématique, chargé de valeur symbolique. »
Quel fut mon évènement ?

En fin d'après-midi, le 19 avril 2005 (c'était un mardi) je m'installai devant la télévision, comme des millions d'autres personnes à travers le monde. J'étais dans ma petite maison de Haute Bavière, à Gilching.
Que le Cardinal Joseph Ratzinger fût déjà papabile depuis des années était notoire dans le monde entier, mais le 16 avril 2005, il avait eu soixante-dix-huit ans. Le Cardinal Angelo Giuseppe Roncalli, lorsqu'il fut élu Papa le 28 octobre 1958, en avait soixante-dix-sept. On avait donc parlé de Jean XXIII comme d'un Pape de transition.
Lorsque, ce 19 avril 2005, depuis la loggia de la basilique Saint-Pierre, fut proclamé le : « Habemus Papam », dans la confusion des bruits on put entendre le nom « Josephum ». Ce qui me vint aussitôt à l'esprit fut : "ce ne peut être que Ratzinger. Je ne voudrais pas être à sa place".
Peu après, lorsque le Pape Benoît XVI nouvellement élu apparut sur la loggia, il se présenta avec les mains levées et une face rayonnante et heureuse.

À cet homme, je suis lié depuis plus d'un demi siècle.
Le 19 Mars 1997, dans une lettre de souhaits pour sa fête, j'avais écrit au Cardinal Ratzinger : « Je remercie Dieu d'avoir pu te rencontrer ! Je te remercie pour m'avoir offert une amitié qui dure depuis plus de cinquante ans ! Et je remercie Dieu te d'avoir appelé à la position, difficile et pleine de responsabilité, de Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi ! »
Dans sa bonté, son amour de la vérité et son humanité, le Pape Benoît XVI, avec sa théologie du coeur, est un roc dans les circonstances, qui apporte à de nombreuses personnes un soutien et les aide à s'orienter.
Parce que l'homme qui dans ces temps flottants est disposé lui aussi à flotter augmente le mal et le répand autour de lui; mais celui qui persévère fermement dans son idée façonne le monde.
Johann Wolfgang Von Goethe (1749-1832)

A la suite de multiples sollicitations, de prières verbales et écrites et finalement aussi à cause de fausses affirmations et d'interprétations erronées inexcusables à propos de sa commercialisation, pressé par des amis, ecclésiastiques et éditeurs, l'idée a grandi en moi d'écrire ce livre, l'idée s'est consolidée en responsabilité et la responsabilité en devoir.
La présente oeuvre ne propose pas une biographie approfondie ni même pas une esquisse de biographie. En la rédigeant, je me suis constamment demandé s'il était licite de rapporter des citations de lettres contenant beaucoup de choses personnelles, sans avoir demandé la permission au destinataire. D'autre part, des évènements et des expériences qui donc n'étaient connus que de moi n'auraient-ils pas dû être réservés pour une biographie ultérieure, écrite par quelqu'un qui en aurait davantage que moi la vocation?
Ce qui sous cette forme n'était connu que de moi même, depuis le début de notre amitié en 1946, devait être fixé en brèves scènes, et sans contraintes ni directives de la part d'une maison d'édition.

Ici, je tente de décrire et d'illustrer à partir de quelles racines se sont développées sa vie et sa pensée, sa foi et sa prière, c'est-à-dire d'ébaucher un portrait biographique et théologique, portant l'empreinte décisive de ces premiers moments.
Ces textes ont été écrits et veulent être lus en partant de cette obligation du coeur, ou mieux de l'impulsion reconnaissante du coeur.
Pendant la rédaction, ma maxime a été la devise héraldique choisie par John Henry Newman lorsqu'il fut créé Cardinal en 1879 : « Cor cor loquitur » (« le coeur parle au coeur »).

Écrit à Gilching, là où Joseph Ratzinger en 1943 servit comme auxiliaire de la défense anti-aérienne.

Voici une interviewe du même Alfred Läpple, parue dans la revue "Trenta Giorni:

L'article commence avec le récit de sa rencontre, en janvier 46, avec un jeune garçon du nom de Joseph Ratzinger, alors que lui même tout jeune professeur récemment démobilisé, faisait ses débuts comme enseignant de théologie au séminaire de Freising:

[Le recteur] m’a accompagné dans la salle la plus grande du séminaire, qui d’habitude était réservée aux célébrations solennelles. On y avait mis des tables et des bancs, et il y avait soixante débutants. Le recteur Höck leur a dit: chers amis, voici l’homme que je vous ai trouvé, c’est le meilleur, vous en serez contents.
Les deux frères Ratzinger se trouvaient parmi ces soixante étudiants.
Quelques jours après, au cours d’une pause, un jeune que je ne connaissais pas encore s’est approché de moi. Il m’a dit: "je m’appelle Joseph Ratzinger, et je voudrais vous poser quelques questions". C’est de ces questions qu’est né notre premier travail en commun. C’est là qu’ont commencé toutes les conversations, les promenades, les discussions passionnées et les travaux en commun. C’est alors qu’est née la grande amitié de toute une vie. Nous ne nous sommes jamais perdus de vue; et si nous avions quelque chose à nous dire, nous nous téléphonions et nous nous écrivions souvent.

Et l'article se termine ainsi:
A la question "quel est le souvenir le plus cher de votre longue amitié?", il répond:

Le jour de l’ordination de Joseph et de son frère Georg, le 29 juin 1951 dans la cathédrale de Freising. Après le cardinal von Faulhaber, moi aussi, comme tous les autres prêtres présents, je me suis mis en rang pour lui imposer les mains. À ce moment-là, il a levé la tête et il m’a dit merci. Après la messe, il est monté dans ma chambre avec ses parents et sa sœur Maria et je lui ai dit: maintenant, cher Joseph, donne-moi ta bénédiction. Il m’a embrassé avec une joie indescriptible. Il ne sait pas feindre. Ce qui le fait le plus souffrir, c’est quand quelqu’un n’est pas sincère, quand quelqu’un joue la comédie. Cela lui fait mal. C’est pour cela qu’il n’aime pas qu’on réduise la liturgie à un théâtre, parce que, comme il dit, ce n’est pas comme cela qu’on traite Jésus.

Enfin, une lettre écrite à Läpple par le cardinal Ratzinger en juin 95, qui témoigne de la qualité intellectuelle de la relation entre les deux hommes:

Cher Alfred,
Tu m’as ouvert les yeux sur la philosophie, beaucoup plus que nos maîtres de l’université. Grâce à toi, j’ai appris à connaître les grandes figures de la pensée occidentale dans leur pérenne actualité et j’ai donc pu commencer à penser avec eux. Et puis, en m’assignant la tâche de traduire la Quæstio disputata de saint Thomas d’Aquin sur l’amour, tu m’as aussi introduit dans le monde des sources, tu m’as enseigné à produire de première main et à me mettre directement à l’école des maîtres. Tu te trouves donc au début de mon chemin philosophique et théologique, et ce que tu m’as donné est une partie essentielle de ce chemin. Grâce à ton inépuisable capacité de travail et à ta créativité, tu as produit une floraison de publications dont on ne peut tenir le compte, et avec lesquelles tu as pu aider de nombreuses personnes à s’orienter dans le désarroi de notre temps. Tu n’as jamais renoncé à l’ouverture et à la largeur d’esprit qui nous avaient tant impressionnés en 1946. Et en même temps, tu as montré par toute ton œuvre que l’ouverture et la foi, la liberté de penser et la fidélité à l’Église ne s’opposent pas, comme on le croit souvent aujourd’hui, alors qu’il apparaît de plus en plus évident que c’est justement la perte du rapport vivant avec l’Église qui rend la pensée elle-même stérile. C’est pour tout cela que je veux aujourd’hui te remercier de tout cœur, et ne crois pas qu’il s’agisse d’une expression toute faite si je veux ajouter à mes remerciements le vœu que tu puisses nous enrichir longtemps des dons de ton esprit. Je te salue donc dans l’union des cœurs et avec gratitude. Avec ma bénédiction la plus sincère,
Cardinal Joseph Ratzinger