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LE JEUNE AU VÉLO
 

Choses vues à Madrid, par Carlota. Une rencontre étonnante, Place de Cibeles, en marge de l'accueil du Saint-Père (25/8/2011)




 

Madrid, début d’après-midi, jeudi 18 août 2011. Les rues sont déjà « blindées » tout autour de la Plaza de Cibeles, que cela soit côté de la Gran Vía, de la Calle de Álcala, du Paseo de Recoletos ou de celui du Prado. Et pourtant cette marée humaine vêtue de maillots de couleur surmontés d’un grand M et d’une croix continue d’avancer toujours dans la même direction. Des jeunes gens mais aussi des personnes plus âgés, des prêtres, de religieux de toutes les congrégations possibles cheminent, bannières au vent, des ressortissants de 193 pays bien décidés d’être aux premières loges pour saluer le Pape Benoît XVI qui est arrive il y a à peine quelques heures en terre d’Espagne pour les JMJ. Certains jeunes ont même dormi sur place pour espérer être bien placés.

Et puis insolite, un jeune de 16-18 ans, vêtu d’un jean et d’un maillot noirs, sac à dos lui aussi de la même couleur, arrive en poussant son vélo. Impénétrable, la peau brune, le regard noir et altier, il n’a cure des pèlerins qui doivent se déplacer voire se lever pour le laisser passer et qui semblent dire, faute de l’exprimer à haute voix : Ce type est fou, il ne va quand même pas essayer de traverser la place.
Finalement l’étrange passant s’arrête tout près de moi. Toujours impassible il s’assoit sur la selle de son vélo, les deux pieds bien fixés au sol et attend. Un heure plus tard, sans avoir bougé d’un centimètre, déplaçant éventuelle l’orientation de sa roue avant pour permettre à des pèlerins de s’infiltrer dans le dispositif déjà saturé de monde, il me dit (nos échanges ont eu lieu en espagnol): "quand cela va-t-il se terminer ?".
Je comprends qu’il parle de la cérémonie et je lui réponds "pas avant neuf heures du soir, je crois".
Il soupire mais ne dit rien de plus. Assez étonnée de sa présence, car il ne ressemble vraiment pas à un pèlerin ou tout au moins pas un de ceux qui vont à Rome, à Saint Jacques de Compostelle ou bien voir le Pape, je lui demande s’il vient de loin. Il me répond d’un quartier proche et qu’il se rendait à un autre situé de l’autre côté de la place de la Cybèle. Je n’insiste pas mais je me dis que vraiment il avait de vivre coupé du monde ou être bien léger, pour ne pas envisager que traverser cette zone de Madrid à une telle heure et à un tel jour, de surcroît en vélo, n’allait pas être très facile. Je me dis aussi qu'il est peut-être venu par curiosité mais qu’il ne veut pas le dire ainsi.

Nous avons été côte à côte pendant près de 6 heures. La chaleur était terrible, l’ombre quasiment inexistante. Nous résistions en buvant, en nous éventant, en nous arrosant la tête d’eau et en replaçant aussitôt notre chapeau sur notre tête, en confectionnant un semblant de toile de tente avec un drapeau, un foulard, tout ce que nous pouvions avoir sous la main, et en participant aux chants. Mon jeune, lui, semblait indifférent à tout y compris aux contingences terrestres. L’habitude du climat ? Je n’osais lui proposer à boire, parce que, au cas où, il n’aurait pas été un pèlerin, tout au moins de ceux qui vont voir le Pape, je ne voulais pas le mettre dans l’embarras. De temps en temps il poussait un petit soupir et reposait sa tête sur son guidon de vélo. Enfin le Saint Père est arrivé. L’euphorie de l’accueil. BENEDICTO – ESTA ES LA JUVENTUD DEL PAPA. Prières en latin, évangile en anglais, le message du Pape en espagnol, bénédiction en latin. Mon jeune, restait toujours aussi impassible, face à l’écran qui retransmettait la cérémonie, ou parfois se reposait sur son guidon.

Fin de la cérémonie. Départ du Saint Père. J’ai tapé alors sur l’épaule de mon jeune voisin d’une manière amicale comme l’aurait fait une grande sœur, ou plutôt une vieille tante, et je lui ai dit doucement quelque chose du genre : "Cela a été une dure épreuve cette attente durant des heures et sous le soleil, et surtout pour toi, mon ami, dont ce n’est pas la religion". Il m’a répondu: "je suis athée".
Réfléchissant à toute vitesse, je me suis dit qu’il le soit ou qu’il le dise pour des raisons que l’on peut imaginer, nous ne pouvions pas en rester là. J’ai alors insisté gentiment: "Non, mon ami, tu crois l’être mais tu ne l’es pas. De toute façon le Seigneur te connaît bien, Jésus Christ te connaît bien. Tu te dis athée parce que tu es jeune et pour l’instant sans peut-être de trop gros problèmes dans ta vie, mais un jour peut-être tu auras besoin d’une aide, alors n’hésite pas à rentrer dans une église et il y aura toujours quelqu’un pour t’accueillir". Il m’a répondu tout simplement :" ¡Ojalá!", ce mot que l’on dit si souvent en castillan et qui est une interjection qui est sans doute souvent machinale mais qui peut exprimer aussi le vif désir qu’une chose arrive, et que l’on traduit par je l’espère ; que Dieu vous entende ; pourvu que. Une interjection très locale mais qui rappelle bien qu’elle fut mauresque car après sept cent ans d’occupation musulmane, les langues latines de la péninsule ont gardé bon nombre de mots de cette origine.

Quand les pèlerins ont commencé à quitter la place, mon jeune au vélo a repris son chemin, après m’avoir serré la main et celle de chacun des membres de ma famille, le sourire aux lèvres et une petite lumière dans les yeux. J’ose m’illusionner en me disant que ce n’était pas seulement parce qu’il pouvait enfin partir et je crois que nous nous sommes quittés bons amis.

J’avoue que durant ces six heures j’ai pensé à un moment donné, et si ce gars n’était pas clair, ne le voyant plus avec son sac sur le dos (il l’avait temporairement mis par terre) et je m’en veux de l’avoir pensé. Mais je me suis aussi dit : ce n’est pas possible que le Seigneur n’entende pas ma petite prière et qu’un jour il ne permette pas à ce jeune de s’ouvrir à Lui. J’ai aussi pensé que ce n’était pas possible que parmi cette marée humaine de jeunes catholiques, ce jeune ne réfléchisse pas un tout petit peu comme eux à la présence d’un vieux monsieur qui vient leur parler de choses si belles et si différentes de celles que l’on entend partout. Alors avec la bonne volonté de tous…¡Ojalá!




Sourire, mensonges et chasse aux pélerins | La lettre de Jeannine du 25 août