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11/9/2001 - 11/9/2011: ALAIN BESANÇON DANS L'OR
 

La question du Saint-Père à Ratisbonne a-t-elle reçu une réponse?
Une tribune de l'historien français
Alain Besançon, dans l'OR: au lendemain du 11 septembre, des décisions ont été prises, mais nous n'avons toujours pas répondu à cette question-là: Qu'est-ce que l'islam? (11/9/2011)




 
 

11 Septembre 2001 - 11 Septembre 2011
Dix ans d'asymétrie

Alain Besançon
L'Osservatore Romano, le 11 septembre 2011
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Quand mon fils, ce 11 Septembre 2001, m'a informé de ce qui se passait à New York, incrédule, j'ai immédiatement téléphoné à mon vieux maître Marc Raeff, professeur à l'Université de Columbia, européen de formation. Sa première réaction a été: «C'est trop (it's too much) C'est une scène de Grand Guignol (en français dans le texte)». Il voulait dire: gardons la tête froide, donnons son juste poids à cet événement incroyable, ne le surestimons pas. Une semaine plus tard, je devais aller à Chicago pour participer à une conférence. J'ai trouvé le pays paralysé. Il y avait des banderoles partout, une orgie de nationalisme, un climat général de mobilisation patriotique, et dans le même temps une sorte de panique. La moitié des personnes invitées à la conférence avaient trouvé une excuse: ils avaient peur de prendre l'avion. On peut comprendre l'émotion, ou on peut critiquer cette réaction excessive. Dix ans ont passé. Ground Zero est toujours sans gratte-ciel. Des grandes décisions ont été prises au nom de trois concepts formulés sur le moment et acceptés sans aucun débat réel.

Le premier est war against terrorism (guerre contre le terrorisme). Le terrorisme était un phénomène détestable, qui jusque-là avait mené à des actions ponctuelles menées par la police, des services d'information, des groupes spécialisés bien informé sur les milieux à risque, qui opéraient en silence et en secret. Manifestement, ils avaient tous été submergés par l'attaque spectaculaire visant à perturber le monde entier.
Mais le concept de «guerre» n'est pas approprié. Guerre signifie toujours une certaine symétrie dans le conflit, une certaine connaissance mutuelle des parties impliquées. Dans le cas en question, un État rationnel et moderne, soutenu par la société qui l'a créé, est confronté à une myriade insaisissable de groupes pas bien définis, dont on connaît mal le lien véritable avec des sociétés que l'on connaît encore moins. Comme le réclamait l'opinion publique, et parce quil fallait réagir au 11 Septembre, les États-Unis sont entrés dans deux guerres. En Afghanistan et en Irak, ils ont fait l'expérience qu'avait déjà vécu la France, en Algérie, où la victoire militaire est obtenue par une invasion massive et techniquement impeccable, mais qui ne mène nulle part. La victoire - pour paraphraser Saint Augustin - est «la tranquillité de l'ordre». On en est bien loin. L'asymétrie ressort entre les soldats suréquipés, munis d'armes high tech, et un peuple énigmatique, indifférent, subtilement hostile, qui les regarde comme s'ils étaient des Martiens. Et qui cependant, produit des combattants capables de faire exploser des bombes, de terroriser par des attaques à l'aveuglette, prêts à mourir et à se suicider.
L'asymétrie n'a fait que s'aggraver en dix ans. Nos sociétés démocratiques ne supportent plus la mort de leurs soldats, même volontaires et magnifiquement formés. La première guerre mondiale a fait mourir dix millions de jeunes. A l'heure actuelle, dans tous les pays développés, la mort dans la guerre est perçue comme un scandale. On élève alors le niveau de sophistication technique , on recrute des mercenaires, des drones remplacent les vulnérables hélicoptères. Dans le même temps, ce genre de conflits asymétriques obligent à accomplir des actes sales qui blessent la conscience et discréditent notre respect des droits humains. Sans compter que si de notre côté, il y a très peu de décès, de l'autre, il y en a beaucoup, et cette asymétrie est frappante.

Le deuxième concept est implement democracy (mise en œuvre la démocratie). C'est la finalité de cette guerre, dans la mesure où il est très nécessaire que la guerre ait une finalité, sans laquelle les démocraties ne l'entreprendraient pas. Qu'est-ce que cela signifie, à grands traits, la démocratie? Un système représentatif soumis à la règle du droit. Un régime, en somme, semblable aux nôtres. Nos systèmes sont appelés par les historiens Nouveaux Régimes, par opposition aux Anciens Régimes sur lesquels ils se sont construits. Nous savons qu'ils ont mis des siècles à se constituer dans le cadre d'une civilisation bien précise, celle de l'Europe, catholique et protestante, transplantée ensuite en Amérique du Nord.
Sans ce fondement historique, «démocratie» est un mot vide. ou plutôt un masque qui cache quelque chose de différent, parfois d'opposé. Implement democracy: est-ce possible, là où le fondement est celui du monde oriental, ou africain? Les Américains citent parfois le cas de l'Allemagne en 1945. La comparaison ne tient pas. L'Allemagne était une partie glorieuse de la civilisation européenne. Après l'horrible épisode nazi, elle reprenait son évolution naturelle et a d'autant mieux accepté la démocratie qu'elle la désirait depuis un siècle. La même chose peut être dite de la Pologne, qui était restée européenne sous la glaciation soviétique.
Pour comprendre tout cela, la science politique ne suffit pas. Il faut l'Histoire.

Le troisième concept, nation building (construction de la nation), est le prolongement du second. Mais la Nation est aussi une création de l'histoire. Un rassemblement de clans et de tribus sous un Etat créé de toutes pièces n'est pas assimilable à une nation (ndt: pour s'en convaincre, il suffit de regarder une carte de l'Afrique, avec ses frontières tracées à la règle!). A sa place prospère le nationalisme, qui peut se passer de la nation, et qui signifie avant tout la haine envers l'Amérique et ses alliés. Nous ne savons pas encore si les efforts déployés pour doter l'Afrique et le Moyen-Orient d'Etats-nations sains et dignes portera des fruits durables.

Ces trois concepts ont conduit à un nouveau système d'alliances. En raison du premier, et dans la perspective des deux autres, il a été nécessaire d'accepter l'aide d'alliés qui ne sont démocratiques qu'en paroles - qui ont fait payer chèrement leur soutien - et de soutenir à long terme des gouvernements dictatoriaux et corrompus qui se prétendent hostiles au terrorisme. Nous ne savons pas ce qu'amènera leur chute. Est-il prudent d'espérer que les nouveaux dirigeants, dont nous saluons le «printemps», aient la volonté d'implement democracy, ou la capacité de faire progresser la nation building?
La terre a continué à tourner au cours des dix dernières années, apportant un flot de nouveaux problèmes, de nouveaux défis qui s'accumulent sans que ceux du 11 Septembre ait été vraiment affrontés.
Un exemple: savons-nous mieux ce qu'est l'Islam? nous pouvons répondre à cette question parmi mille autres: le terrorisme islamique est en contradiction avec cette religion qui se proclame une religion d'amour, de tolérance et de paix.
Cela ressemble à la question posée par le Saint-Père dans son discours de Ratisbonne. A-t-elle reçu une réponse?

(© L'Osservatore Romano, le 11 septembre 2011)




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