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MON PETIT FRÈRE, LE PAPE
 

Très longue interviewe de Georg Ratzinger par Paul Badde, dans le journal allemand Die Welt (1). Des confidences touchantes et inédites, un moment rare de franchise et de sagesse. Traduction "maison" (21/9/2011)




 



 

Le frère du Pape se confie en toute liberté, avec un mélange de franchise (et même d'ingénuité), de malice, d'humour (un humour délicieux, gentil et rafraîchissant, à des années lumière de l'agressivité et de la méchanceté qui ont cours aujourd'hui), mais aussi de sagesse; il témoigne d'une foi à toute épreuve, une foi simple, très éloignée de la théologie savante, et dans laquelle on peut se reconnaître. Et d'un grand amour - partagé avec son frère - pour la belle liturgie.
C'est une conversation à brûle-pourpoint, et les premières répliques (dont certaines paraissent anecdotiques, et parfois sans intérêt) avaient sans doute pour but de briser la glace, et de mettre le vieux monsieur en confiance. Paradoxalement, elles révèlent beaucoup de sa personnalité.
Il répond ensuite avec patience aux questions parfois impertinentes du journaliste. Tout au plus perçoit-on un pointe d'agacement lorsque ce dernier suggère que son frère avait "un plan de carrière". Ou se permet un rapprochement déplacé au sujet de la date du mariage de ses parents.

Article original en allemand: http://www.welt.de/..
Traduction VB




Le Pape arrive

Jeudi, il sera là: le pape Benoît XVI atterrit en Allemagne, dans la septième année de son mandat. A-t-il changé?
Nous avons rencontré son frère Georg Ratzinger.


Personne ne connaît mieux le pape Benoît XVI que son frère Georg Ratzinger, son aîné de trois ans. Habituellement, le prêtre de 87 ans n'accorde plus d'interviews. Pour notre auteur, Paul Badde, il a fait une exception. Une conversation sur l'enfance, la foi, l'ambition - et les chats

Quand Paul Badde, notre correspondant en Italie, s'est rendu il y a quelques jours à Ratisbonne pour rencontrer Georg Ratzinger, l'atmosphère est vite devenue très familiale, dit-il. Dans l'appartement de l'ancien maître de chapelle, régnait un parfum prometteur en provenance de la cuisine où la gouvernante s'activait, et nous nous sommes assis dans le salon pour parler. La conversation a duré beaucoup plus longtemps que les 30 minutes prévues et n'a pris fin que lorsque les cloches du Dôme ont sonné l'angélus.
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Welt am Sonntag: Vous avez passé une partie de l'été à Castel Gandolfo. Comment va votre petit frère, avant le voyage qu'il va entreprendre en Allemagne?

Georg Ratzinger: Il est normal, comme toujours. Je n'ai remarqué aucune différence majeure, sauf qu'il est aussi marqué progressivement par l'âge. La marche est apparemment difficile. La voix est aussi devenue un peu plus faible. C'est seulement intellectuellement qu'il n'y a absolument aucun relâchement.

WS: Le voyage en Espagne a été un triomphe pour lui?

GR: Oui, mais il était vraiment fatigué après.

WS: Irez-vous à Berlin?

GR: Non. Ces voyages sont toujours très prenants, avec des rencontres et des événements pour lesquels il a besoin de toute son attention. Je ne pourrais être qu'une gêne, et je préfère venir à Rome ...

WS: ... qu'à Berlin?

GR: Evidemment dans un sens spirituel.

WS: Après son élection, vous ne décrochiez plus le téléphone quand il sonnait. Avez-vous aujourd'hui un "téléphone rouge"?

GR: Oui, j'ai un téléphone dont lui seul connaît le numéro. Comme cela je sais toujours tout de suite quand c'est lui qui m'appelle.

WS: Sonne-t-il souvent?

GR: Plusieurs fois par semaine.

WS: Appelez-vous encore Benoît XVI Joseph, ou Saint-Père? (ndt: une question pas franchement futée!)

GR: Joseph, bien sûr, toute autre façon de procéder serait anormale.

WS: Et vous, comment vous portez-vous? Avez-vous gardé votre solide appétit?

GR: L'appétit n'est plus aussi bon. Il l'a été, c'est vrai ...

WS: ... et toujours meilleur que celui de votre frère?

GR: Cela, c'est possible.

WS: Et votre soif?

GR: Ma soif, de toute façon. C'est pour cela que déjà comme enfant, l'histoire de Joseph en Egypte, dans la Bible, m'a toujours beaucoup intéressé. Là, j'ai compris parfaitement que l'échanson fut gracié, mais pas le panetier - parce que j'avais moi-même toujours soif (2) (ndt: il semble que nous ayons là un parfait échantillon d'humour bavarois, ratzingérien, de surcroît!)

WS: Pouvez-vous encore plaisanter avec votre frère comme dans le passé?

GR: Non, nous ne plaisantons plus. Cela ne correspond plus à notre âge. Nous échangeons nos pensées et nos souvenirs, nos réflexions, mais plus de plaisanteries, non.

WS: Pouvez-vous vous rappeler votre dernier rire commun?

GR: Autour d'une table, il arrive encore, bien sûr, que quelqu'un raconte une bonne blague. Cela arrive de temps en temps, on ne peut pas le dater. Là, par exemple, je me souviens d'une bonne blague. Puis-je la raconter rapidement?

WS: Je vous en prie.

GR: Il s'agit d'un personnage important de la CDU, qui a fait dans le temps un voyage aux Etats-Unis. Lors d'une réception, on lui présente Jackie Kennedy: «Kenn i di?», (la connaissez-vous? sans doute du dialecte bavarois). Il répond du tac-au-tac: «Je ne crois pas, car c'est la première fois que je viens en Amérique..».

WS: Très drôle. Avec votre frère parlez-vous en allemand ou en bavarois?

GR: En bavarois. Notre langue maternelle n'est pas l'allemand, mais le bavarois, une langue indépendante, pour ainsi dire, à côté de l'allemand.

WS: Quel est votre tout premier souvenir de votre petit frère?

GR: Cela, je ne puis le dire maintenant avec précision. La première impression? Il me reste en tout cas un souvenir, quand nous étions de petits enfants à Marktl et que nous nous sommes aventurés seuls jusqu'au magasin Lechner, lui entre notre soeur Maria et moi; elle le tenanit par la main droite et moi par la gauche. C'était la seule devanture de Noël, elle nous avait attirés, dans la vitrine était exposé le joli ours en peluche dont il ne pouvait détacher son regard.

WS: L'ours, il l'a en effet pris plus tard dans ses armoiries. Enfant il avait aussi reçu un cheval, un canard et un chien en peluche. Son attirance pour les chats est légendaire. Lors de son ordination, il vit s'élever une alouette, derrière l'autel. Y a-t-il des animaux qu'il ne supporte pas?

GR: Il n'aime pas les chiens méchants, ceux qui mordent. Les chiens en eux-mêmes, il les aime. Mais un chien méchant, il ne supporte pas. Ni les guêpes, et d'autres bestioles du même genre. Dans ce sens, il est comme moi; par exemple, hier, j'ai été invité par le voisin et j'ai mordu dans un morceau de tarte aux quetsches sur lequel il y avait une guêpe, car je ne vois plus bien. Elle m'a piqué dans la lèvre inférieure. Le dard n'avait pas encore pénétré dans la chair, et le voisin a pu l'enlever. Nous n'aimons pas trop non plus les grenouilles...

WS: Qu'est devenu son amour des animaux? Il a un chat au Palais Pontifical?

GR: Non, non. Mais avant, il y avait en général de nombreux chats au Vatican et maintenant ils ne sont plus là. Il en est désolé. Il aimait beaucoup un chat spécial au Campo Santo, qui avait un penchant pour lui.
On pourrait dire que les chats italiens sont tous un peu plus grossiers, ébouriffés, et pas aussi communicatifs que les nôtres. Peut-être moins gâtés, aussi .

WS: N'a-t-il pas un canari, comme Pie XII?

GR: Non, nous n'avons pas d'attirance pour les oiseaux, contrairement à notre mère qui avait toujours une maisonnette pour les oiseaux et avait un très bon contact avec eux. Mais pas nous, les garçons.

WS: Utilisiez-vous des surnoms dans la famille ?

GR: Pas vraiment.

WS: Même pas Sepp pour Joseph et Schorsch pour Georg?

GR: Ces noms, c'est vrai, ont été un peu utilisés, de façon variable.

WS: Comment vous appelait-il, quand il était enfant?

GR: Eh bien, c'est très personnel. Nous ne voulons certainement pas le divulguer.

WS: L'autorité du grand frère est une constante incontestée dans de nombreuses familles. Existait-il une telle hiérarchie naturelle chez vous? Aviez-vous d'une certaine manière un pouvoir critique sur votre frère?

GR: Non, non. On m'a déjà posé la question. Comme à dire "je suis l'aîné et j'ai du mal avec mes frères et sœurs plus jeunes pour les garder dans le droit chemin". Cela n'a jamais été le cas chez nous. Que l'un ait quelque chose à dire sur l'autre, ce n'est jamais arrivé chez nous. Je savais qu'il était raisonnable et responsable, et je m'efforçais de l'être aussi. Ça toujours été comme ça.

WS: Vous avez raconté au journaliste Michael Hesemann, lors de l'entretien pour le livre sur votre frère que vous étiez un petit génie du désordre. Dans quel domaine votre frère était-il génial?

GR: Parler de génie est sans doute trop dire, et exagéré: j'étais intelligemment désordonné, ça oui. Chez mon frère, c'était tout le contraire. Il a toujours été très ordonné. Dès le début, son bureau a toujours été bien rangé - mais même à lui, il arrivait parfois de chercher des choses. Moi, il me faut chercher dans mon désordre, et avec mon système, je sais toujours où je peux trouver les choses que je cherche. Et avec son système de rangement, c'est la même chose pour lui. Mais nous devons tous les deux chercher les choses.

WS: Quand avez-vous pensé, pour la première fois que votre frère était un génie?

GR: Cela, je ne l'ai jamais pensé vraiment. J'ai vu dès le début, bien sûr, qu'à l'école, il était de loin la meilleure tête, et qu'il distançait tout le monde de beaucoup. Qu'il était "fei recht g'scheit" (vraiment très fort) comme on dit en Bavière, toutes les personnes qui l'ont côtoyé depuis l'enfance en ont fait l'expérience. Qu'il a un don de compréhension extraordinaire, c'était déjà connu à l'école primaire. C'était un élève pour qui les professeurs avaient toujours une grande joie à enseigner

WS: Vos parents se sont mariés le 9 Novembre 1920. C'est une date fatidique, dans la destinée du peuple allemand (ndt: je suppose que l'intervieweur fait une allusion - assez déplacée - au 9 novembre 1923, date du putsch manqué d'Hitler à Munich). Cette date a-t-elle joué un rôle particulier dans l'histoire de votre famille?

GR: Absolument pas. Durant longtemps, nous ne l'avions d'ailleurs pas remarqué. C'est seulement plus tard que le professeur de religion m'a fait prendre conscience que nous devrions célébrer cette date. C'est une grande fête de l'histoire de l'église, à savoir la consécration de la basilique du Latran en 324, «la mère et la tête de toutes les églises», même si elle n'est plus très fêtée. Cela, je ne l'ai découvert que plus tard. Et que ce soit devenu un jour de fête pour les nazis, nous l'avons toujours rejeté. Nous l'avons toujours condamné avec une grande fermeté. Et même, le fait que le 9 Novembre 1989, le Mur de Berlin soit tombé, ne nous a pas vraiment marqué personnellement.


S: Il paraît que votre frère avait assisté aux funérailles de Karl Valentin à Planegg [ndt: Karl Valentin (1882-1948) est un célèbre cabaretiste, comédien, réalisateur et producteur de cinéma allemand. Surnommé le Charlie Chaplin allemand, il est surtout connu pour ses pièces de théâtre et publications en dialecte bavarois Il a eu une grande influence en Bavière et en Allemagne sous la république de Weimar. Il fut marginalisé sous le Troisième Reich]. Récemment, vous étiez auprès de votre frère lorsque Loriot est mort [ndt: Loriot, de son vrai nom Vico Von Bulow (1923-23 aout 2011), humoriste allemand]. Comment a-t-il réagi à sa mort?

GR: Cela, nous l'avons appris par hasard, je crois que c'était dans les nouvelles allemandes. Mais vous savez, à notre âge, ces annonces mortuaires, qui ont été de plus en plus nombreuses pour nous ces derniers temps, ne provoquent pas d'émotions particulières chez nous. Celui là vient de mourir, puis cet autre, les actualités en sont pleines. Mais à propos de Loriot, mon frère s'est souvenu avec plaisir de son Anneau des Nibelungen [ndt: L'anneau des Nibelungen est un mythe germanique et nordique qui a inspiré Richard Wagner pour son opéra du même nom]. Cela nous avait bien plu.

WS: Regarde-t-il les actualités? Allemandes ou bien italiennes?

GR: En général une fois par jour. À 8 heures du matin, il a déjà écouté les nouvelles italiennes, entre temps, parfois les Allemandes, qui sont généralement plus condensées. Il combine cela, Italien ou allemand. Mais il arrive parfois que ce soit annulé, parce que quelque chose se passe. Mais il lit l’ « Osservatore Romano » et d'autres journaux et parcourt même la presse locale de chez nous.

WS: Comment fait-il pour abattre cette énorme quantité de travail; travaille-t-il jusque tard dans la soirée?

GR: Il a toujours travaillé énormément. Mais après le dîner, il ne ne travaille généralement plus. Il en a toujours été ainsi. Il peut se concentrer énormément pendant la journée et travaille très vite et de manière très concentrée, mais il n'est pas un travailleur de nuit - même si la lumière continue à briller dans son bureau. Et avec l'âge, le rendement se réduit, nous le constatons aussi, naturellement.

WS: Vous étiez effondré, lors de son élection en 2005 ...

GR ... oui, je l'étais, oui.

WS: N'êtes-vous pas encore plus effondré, vu la tâche qui est devant lui?

GR: Pas vraiment. Je me suis réconcilié avec l'ensemble du "complexe". Il était clair dès le départ qu'une tâche immense allait lui tomber dessus. Et il était clair que nos relations allaient changer. Mais celui qui a ce devoir et qui a dit oui pour l'accomplir doit accepter cela.

WS: A-t-il changé après son élection?

GR: Il est toujours le même. Comme homme, il n'a pas changé. Il ne s'impose pas une conduite. Il essaie de ne pas modifier son comportement. Il n'endosse aucun rôle. Il ne porte pas de masque. Peut-être que le Saint-Esprit l'éclaire, quand il apparaît en public. Sinon, il est toujours l'homme aimable, sympathique, discret, qu'il a toujours été: cordial et très simple.

WS: Déjà à quatre ans, il voulait être cardinal. Avait-il un plan de carrière? Était-il ambitieux?

GR: Jamais, alors vraiment pas! En 2002, il avait espéré fermement prendre sa retraite. Il avait si souvent pensé qu'il était arrivé à la dernière station - à Ratisbonne, auprès de la tombe des parents. Mais il a toujours été conscient de son devoir et il a toujours accepté de donner le meilleur de lui-même dans toutes les charges qu'on lui a imposées. Avec cela, il avait toujours des doutes sur lui, s'il était capable de réaliser de la meilleure façon ce qu'on exigeait de lui. Il faisait son possible pour justifier la confiance placée en lui.

WS: N'a-t-il pas compté en secret sur l'élection comme pape?

GR: Certainement pas! C'est complètement idiot, quand Hans Küng affirme qu'il a toujours cherché une position dans la hiérarchie ecclésiastique. Pour cela, je le connais trop bien. Il était convaincu de son talent particulier pour enseigner la théologie, et de la grâce de bien penser et vivre cette foi. Il n'a jamais pensé aux honneurs. Pour lui ils étaient toujours déplaisants.

WS: Il n'a pas aimé l'école maternelle, ni le pensionnat. Vivre en collectivité fut pour lui comme une torture. Comment vit-il aujourd'hui les rencontres de masses auxquelles il participe?

GR: Mais c'est quelque chose de tout à fait différent. Il s'agit en gros de grandes célébrations eucharistiques. Là, tout prêtre préfère se tenir devant une communauté de croyants qui remplit totalement l'église, que devant deux personnes qui occupent les bancs. C'est donc quelque chose d'assez différent quand, comme enfant, on entre dans la cour d'école ou que toute la classe vous fait face. Et puis il faut tenir compte du fait que l'assemblée face à laquelle on se trouve est influencée de façon positive et veut voir dans l'évêque, dans le pape, le messager de Dieu. À travers lequel Dieu s'adresse à eux. C'est une situation totalement différente.

WS: Souffre-t-il des attaques des médias?

GR: Il est très sensible, mais sait aussi de quel côté les attaques viennent. Il sait ce qu'il y a derrière, ce qui les motive. Grâce à cela, il les surmonte avec plus de facilité. Et il est aidé, bien sûr, par l'énorme sympathie qui lui parvient continuellement.

WS: Vous avez mentionné, de façon critique, un prêtre qui a dit qu'il ne voulait pas se laisser «brûler» (surchauffer?) et vous avez dit à son sujet qu'il avait choisi le mauvais métier. Votre frère pense la même chose?

GR: Je suppose, oui. Nous n'en avons pas parlé. Quelqu'un qui affirme quelque chose comme - «Je ne veux pas me laisser brûler » - celui -là n'a certainement pas saisi le sens du ministère sacerdotal. L'Église en réalité vit grâce à des prêtres et des personnes, qui se laissent brûler. Le monde se réchauffe au contact de prêtres, qui peuvent se brûler. Que la faiblesse humaine soit également présente dans le prêtre, nous n'avons naturellement plus besoin de le démontrer; de même que la réaction humaine naturelle de rébellion soit observée aussi chez les prêtres . Mais justement, pour nous, l'exemple du Christ est essentiel, car lui s'est sacrifié entièrement pour nous. Le sens de la vie sacerdotale est la suite radicale du Christ.

WS: Vous avez dit que beaucoup de gens - même les catholiques - à notre époque, pratiquaient plutôt une forme d'athéisme que la foi chrétienne. Votre frère pense-t-il que cette tendance peut être inversée?

GR: Je n'ai pas parlé avec lui à ce sujet, et je dois donc vous donner comme réponse mon avis personnel . Je crois que l'homme a toujours été dans une certaine opposition à Dieu, qui nous a appelés. Et que cette opposition peut être encore constatée, à tout moment, et partout. Mais que d'autre part, il y a ceux qui répondent «oui» à cet appel, et donc il y a toujours en présence simultanément les aspects négatifs et les positifs.

WS: Pourquoi pensez-vous que Günter Grass a affabulé quand il a affirmé avoir rencontré votre frère dans le camp de prisonniers de Bad Aibling (ndt : dans son livre de souvenirs « Pelures d’oignons », cf. benoit-et-moi.fr/2010-III/)?

GR: Parce que mon frère a une mémoire si exceptionnelle qu'il pourrait certainement aujourd'hui encore se souvenir parfaitement d'avoir discuté et parié sur l'avenir, dans un trou creusé à même le sol, avec un homme doué et qui voulait s'en sortir par le haut. L'histoire sonne bien. Seulement, elle n'est pas vraie.

WS: Vous avez parlé de manière émouvante du retour de votre frère et de votre retour de la guerre. Quels autres événements vous ont touché à ce point?

GR: Ce qui nous a touchés encore plus profondément, ce fut, bien sûr, la mort de nos parents et de notre sœur, et le fait que nous étions présents au moment de leur mort, dans notre communauté qui a été réduite. L'un après l'autre sort du cercle. Maintenant il n'y a plus que nous deux.

WS: L'élection de votre frère en tant que Pape n'a-t-elle pas été aussi émouvante?

GR: On ne peut pas comparer avec cela. Cela se passait à un autre niveau. Elle avait un statut complètement différent.

WS: Quand il était petit garçon, votre frère pouvait rester assis dans l'herbe et cueillir des fleurs pendant des heures. Peut-il encore, aujourd'hui, se détendre autant?

GR: Non, il ne le peut plus, du moins je le crois, non, non. A l'époque, ce n'était pas non plus pendant des heures, mais il pouvait se passionner énormément pour les fleurs.

WS: Peut-il encore se passionner ainsi?

GR: Oui, il peut même être très heureux. C'est exact. Très spontanément. Pour de bonnes nouvelles, des fleurs ou des bonnes personne, bien sûr d'une autre façon, et à un autre niveau, si l'on peut dire. Il a été vraiment très heureux, quand j'ai aimé ses livres - et il m'a rendu heureux lorsqu'un CD de moi l'avait touché en particulier.

WS: À quand remonte la dernière fois que vous avez essuyé la vaisselle avec votre frère?

GR: Ça, je peux vous dire exactement. C'était à Pentling après Noël en 2005, quand nous avons dîné ensemble dans sa maison. Après, mon frère a lavé les assiettes, et j'ai essuyé la vaisselle, comme toujours.

WS: Quand il était pape? Il a été élu en avril 2005!

GR: Non, pas en tant que pape, bien sûr. En 2004, il était venu, après Noël, comme cardinal, et il est resté jusqu'au 6 Janvier, jusqu'à l'épiphanie 2005. Ce fut la dernière fois

WS: Comment le voyez-vous aujourd'hui, en particulier?

GR: Il est exactement devenu ce en quoi il voyait être sa destinée, et ce qu'il a toujours voulu être: un bon professeur.

WS: Qu'est-ce qui lui tient le plus à cœur, dans sa fonction?

GR: Il doit bien sûr réagir à beaucoup de choses et de ce fait il est rarement libre. Le pontificat n'est pas déterminé par la volonté du pape. Mais il tient beaucoup à ce que la liturgie soit célébrée avec dignité et correctement. Car il n'est plus si facile de trouver une église où le prêtre célèbre la messe selon les règles de l'église. Beaucoup de prêtres pensent qu'ils doivent y ajouter des chose et en modifier d'autres. Mon frère, au contraire, veut une liturgie digne et bonne, qui touche l'homme comme un appel de Dieu.

WS: Qu'avez-vous en commun, vous et votre frère?

GR: Tout d'abord, une orientation religieuse. C'est le sentiment fondamental qui nous porte tous les deux en tant que croyants, qui nous rend heureux, avant tout la croyance en la miséricorde de Dieu. Que cela se passe bien pour les hommes à peu près de bonne volonté, c'est notre foi. Et c'est aussi pour nous une raison d'espérance. Nous pouvons voir: c'est là que nous allons. Pas vers un quelconque néant. Nous, nous allons vers la plénitude de la joie, là où il n'y a plus d'opposition. Cela nous remplit de joie. Et c'est valable pour nous deux. Lors d'une célébration eucharistique solennelle, cela se réalise déjà, dans une belle église, avec une belle musique, où la foule prie, où les gens sont entourés d'un silence qui n'est pas acheté ou commandé, mais d'un silence qui vient de lui-même, où tous les sens humains sont impliqués. L'œil, l'oreille, avant et après l'élévation, et puis aussi le sens de l'odorat, avec l'encens. C'est quelque chose qu'on ne peut pas rencontrer dans une quelconque fête populaire, même dans le cadre du plus beau concert profane.

WS: C'est quoi le bonheur, pour vous?

GR: C'est précisément cela. Cette plénitude, cet état de transport provenant d'ailleurs. Cet avant-goût du ciel dans un service solennel. Le bonheur, vous savez, c'est le pouvoir de prier Dieu!




Notes

(1) Die Welt (littéralement, « Le Monde ») est, avec le Süddeutsche Zeitung et le Frankfurter Allgemeine Zeitung, un des trois plus grands quotidiens allemands. Son édition du dimanche est nommée Welt am Sonntag. Le journal est distribué dans plus de 130 pays.
Sa ligne éditoriale est conservatrice (wikipedia).

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(2) Genèse, ch 40 (ici) :

Arrivé en Égypte, Joseph est revendu comme serviteur à Potiphar, officier du roi, Il fait prospérer les affaires de celui-ci et devient rapidement son intendant ; pendant plusieurs années il gère ses biens. Un jour, Joseph refuse les avances de la femme de Putiphar ; elle raconte alors à son époux qu’il a tenté de la séduire. Joseph est envoyé en prison.
Joseph partage sa cellule avec le maître-échanson et le maître-panetier de Pharaon. Un matin, ses deux compagnons se réveillent en ayant fait chacun un rêve. Joseph interprète leurs rêves. Il prédit au maître-échanson qu’il sera innocenté et qu'il retrouvera ses fonctions auprès du roi : il prédit au maître-panetier qu'il aura la tête tranchée. Trois jours plus tard, ces prédictions se réalisent.




Le Cardinal Ratzinger à la Vallée des Morts | Concert offert par le Maestro Bartolucci