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Un mathématicien chrétien

Laurent Lafforgue répondait aux questions de Tracce (la revue de Communion et Libération), peu avant les élections au Parlement européen du 25 mai dernier (17/8/2014)

     

Le mouvement [des veilleurs] est une conséquence de l'enseignement de Jean-Paul II d'abord, et de Benoît XVI ensuite.
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Pour renouveler l'Europe, il faut commencer ainsi.... Tout est né de manière très discrète: les grands mouvements historiques proviennent de très petites choses (1)

     

Sur Laurent Lafforgue

Comment remédier au désastre de l'école? Le diagnostic, et les propositions, du grand mathématicien français Laurent Lafforgue. En juin 2013, il répondait longuement aux questions de Gaëlle Picut sur son blog, <En aparté>: "L’Education nationale est devenue un vaste mensonge", disait-il (16/8/2014)

Laurent Lafforgue interviewé dans "TEMPI" Entretien avec le grand mathématicien français, médaille Fields, sur le déclin d'un système éducatif déjà ravagé par un dogmatisme laïque (15/8/2014)

Réflexion autour de la médaille Fields ... et reprise d'un article sur Laurent Lafforgue, lauréat 2002 (14/8/2014)

Ils voulaient empêcher Benoît de parler! Non, ce n'était pas à la Sapienza de Rome, mais à l'Institut de France, lors de sa visite dans notre pays, en septembre 2008. Voici ce que disait Louis Lafforgue, médaille Field de mathématiques, avant et après. Reprise (1er/8/2014)

     

Dans le magistère des Papes, la dimension du témoignage occupe une place particulière. Cette dimension inclut une cohérence entre sa vie et sa foi. Et elle suppose un charisme, qui est une façon spéciale de communiquer le don reçu de cette foi à une catégorie bien définie de personnes.
Il me semble que Laurent Lafforgue a ce charisme, sous une forme qui lui est propre.
Un peu à la manière de Benoît XVI, il s'adresse à ceux qui recherchent la raison dans la foi, et la foi à travers la raison. Et en le lisant, on peut se dire (je me dis): s'il croit, pourquoi pas moi?

Cette interviewe est à peu près contemporaine de celle à l'hebdomadaire Tempi, que j'ai traduite ces jours-ci: elle prend place dans le contexte d'un déplacement en Italie, pour assurer une série de cours à l'Université de Milan.

LAFFORGUE: «LA VÉRITÉ EST QUE, SANS LE CHRIST, NOUS SOMMES PERDUS»
Luca Fiore
http://www.tracce.it
7 mai 2014
(ma traduction)
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Laurent Lafforgue occupe un petit bureau du Département de Mathématiques de l'Université de Milan. Il n'a pas encore 48 ans, mais il a le visage et le corps d'un jeune garçon. Il est l'un des esprits les plus aigus en Europe et dans le monde. Il a reçu la médaille Fields en 2002, le prix Nobel pour les mathématiques.
Lafforgue n'est pas un intellectuel enfermé dans les salles de cours et les formules mathématiques. Au cours des dernières années, il a été protagoniste du débat sur l'école publique dans son pays. Et aujourd'hui, il regarde avec une grande perplexité ce qui se passe en Europe et dans les Sièges de l'Union européenne. Avec lui, nous avons parlé du tract de C&L (le "manifeste" de Communion et libétation pour les élections européenne de mai 2014, ici:
http://www.tracce.it).

- Quel effet vous a fait la lecture de ce document?
- Cela me fait penser que, d'une façon générale, il n'y a pas d'institutions qui aillent dans la bonne direction automatiquement. Même si, à l'origine, elles ont été créées avec de bonnes intentions. Il n'est pas possible de créer des institutions qui puissent remplacer la liberté humaine pour aller dans le sens du bien. Dans le cas où nous le penserions, nous finirions par créer des machines perverses. Nous le voyons dans le projet européen, qui est en train de réaliser des aberrations de plus en plus grandes, contraires à l'esprit des pères fondateurs.

- Vous sentez-vous européen? Et dans quel sens?
- Oui, à bien des égards. Tout d'abord, je suis chrétien, même si, en soi, le christianisme n'est pas une religion européenne. Je suis européen par la culture. Je suis un scientifique, en ce sens que je participe à une science qui a été élaborée pour la première fois en Europe, même si aujourd'hui elle est pratiquée partout dans le monde. Je suis européen aussi par la culture littéraire; même si je suis mathématicien, j'ai toujours été très intéressé par la littérature et la philosophie. J'ai passé beaucoup plus de temps à lire qu'à faire des mathématiques. J'ai lu les grands auteurs français et la grande littérature nationale des autres pays européens.

- Le manifeste reprend l'expression de Jürgen Habermas relancée par Benoît XVI à propos de la nécessité d'une forme raisonnable pour résoudre les conflits politiques qui doivent être un «processus d'argumentation sensible à la vérité». Qu'est-ce que cela signifie pour vous?
- Aujourd'hui dans le domaine juridique, par exemple, on conçoit le droit comme une construction formelle et arbitraire. De cette façon, on abandonne délibérément la question de la vérité. Si on fait cela, c'est parce qu'on a perdu le «sens de la vérité». Dans le monde moderne, nous l'avons en grande partie perdu, parce que nous cherchons la vérité avec le critère de l'objectivité parfaite. Nous voudrions une machine qui trouve la vérité de manière automatique à notre place. Comme nous ne sommes plus sensibles à la vérité, nous ressentons le besoin de quelqu'un qui le soit pour nous. Mais il n'existe aucun mécanisme qui le soit: les institutions, un système politique, une constitution ... Aujourd'hui, nous voyons les conséquences de la perte de la sensibilité à la vérité et en même temps nous n'avons pas de recettes pour retrouver cette sensibilité. Nous, en tant que chrétiens, nous essayons d'être humbles sur cette question.

- Dans quel sens?
- Le christianisme dit que face à la vérité, nous sommes très fragiles. Non seulement notre sens moral est blessé, nous sommes pécheurs. Mais notre intelligence est elle aussi blessée. Et donc nous sommes exposés à l'erreur à tout moment. Et pour nous garder de l'erreur, pour espérer marcher sur le chemin de la vérité, nous n'avons pas de meilleure ressource que la prière. Se tourner vers Dieu et le prier humblement de nous éclairer, parce que nous faisons l'expérience, parfois individuelle, parfois collective, d'erreurs monumentales. Aujourd'hui, nous assistons à des choses aberrantes, mais si nous regardons l'histoire, nous voyons que beaucoup de choses que nous considérons actuellement comme horribles, au moment où elles ont été accomplies, n'étaient pas perçues comme telles. Notre intelligence est faible autant que notre volonté. Nous avons besoin de nous tourner vers Dieu et de lui demander de nous éclairer. Et cela ne nous dispense pas d'utiliser la rigueur de la raison, ne nous dispense pas d'être intelligent.

- Quel est l'apport que le christianisme peut donner à l'Europe?
- Je ne parlerais pas de la contribution du christianisme, mais de celui du Christ. Au fond, nous, chrétiens, nous ne sommes pas intéressés par le «christianisme». Il y a des gens qui s'y intéressent, peut-être même des personnes qui ne sont pas chrétiennes, et qui veulent voir les effets de la foi chrétienne dans l'histoire. Ce que les chrétiens ont fait de bien et de mal. Les fruits de l'Église. Mais pour nous, être chrétien, ce n'est pas faire quelque chose du christianisme, mais c'est se tourner vers le Christ. Ce qui ne signifie pas que nous nous désintéressons de l'histoire, parce que nous, en partie, le Christ, nous l'avons connu travers la tradition. Nous sommes liés au Christ historique à travers une chaîne historique. Aujourd'hui, le sentiment qui domine en moi, c'est que, sans le Christ, nous sommes perdus. Avez-vous en tête le passage de l'Evangile dans lequel Jésus voit la foule, et s'émeut parce qu'ils étaient «des brebis sans berger»?

- Etre chrétien en face du monde, c'est dire cela? ? Que le Christ est la réponse aux besoins de l'homme?
- Je suis bouleversé par une phrase de saint Pierre: «Seigneur, nous ne comprenons pas tout ce que tu dis, mais où irions-nous? Toi seul as les paroles de la vie éternelle». Elle me surprend, j'essaie de la faire mienne et je vois que je ne suis pas le seul à ressentir cela. Mais je sais aussi que ce n'est pas la direction générale de la société. Je vois que la plupart des gens sont désespérés et mènent une existence frénétique en essayant par tous les moyens de l'oublier. Les gens se savent perdus, et la plupart pensent que c'est sans espoir.

- Vous avez participé au débat surl'école en France. Qu'est-ce qui vous a poussé à le faire, et en le faisant, combien a compté votre condition de chrétien?
- La foi chrétienne rend attentifs aux personnes et donne les raisons pour transmettre la vie. Cela signifie mettre les enfants au monde, certes, mais aussi transmettre la vie intellectuelle. Aujourd'hui, le fond du problème de l'école est que nous ne savons plus bien pourquoi on doit transmettre le savoir. On a un doute profond sur tout ce que nous sommes en mesure de transmettre. Même le milieu intellectuel et universitaire doute de la valeur de ce qu'il fait. Et puis il y a le doute sur la valeur de la vie elle-même. Aujourd'hui, toutes les sociétés européennes ont peu d'enfants, et elles ont peu d'enfants parce qu'elles doutent que la vie ait vraiment une valeur. Pour nous chrétiens, c'est le Christ qui nous le fait voir. C'est le lien avec Lui qui rend raison de la valeur de la vie. Pas au niveau intellectuel, ce n'est pas une théorie qui justifie la vie. Si nous nous tournons vers le Christ, la valeur de la vie est une évidence sensible, visible. C'est la valeur de la vie dans toute sa plénitude. D'autre part, pour enseigner aux personnes, il ne suffit pas d'avoir conscience que la vie a une valeur, il faut également avoir une idée de ce qu'est l'homme. Qui sont les jeunes à qui nous devons enseigner? Si nous ne savons pas qui ils sont, si nous pensons qu'ils sont du matériel manipulable d'une manière arbitraire, il n'y a pas besoin d'enseigner ceci ou cela. Tout est opinion. Si nous sommes tournés vers le Christ, nous voyons l'homme à travers Lui. Le Christ est le modèle de l'homme et il est aussi le modèle du Maître.

- Pour vous, est-ce une nécessité de voir l'autre comme un bien? Cela peut-il être une question d'interprétation?
- Dans le milieu scientifique l'autre peut être quelqu'un qui m'enseigne quelque chose, mais il peut aussi être un concurrent. L'attitude générale parmi les scientifiques est ambivalente. Il y a, cependant, un autre nœud dans le domaine scientifique, qui est présent dans toute la société européenne: le rôle des jeunes. Considérons-nous ces personnes "neuves" comme un bien? Selon moi, non. Je le vois dans mon environnement, et en Italie, la situation est dramatique. Les sociétés contemporaines ne savent pas quoi faire avec les enfants, et les enfants devenus des jeunes. Cela arrive aussi pour les vieux, qui à la fin de leur vie ne sont plus considérées comme un bien. On en arrive là, parce que nous avons perdu le sens de la personne comme un bien. Aujourd'hui, nous pensons que la personne est un bien seulement si elle est efficace. Si elle est en mesure d'accomplir les tâches. Mais elle n'est pas un bien en soi.

- C'est un problème très européen.
- Pas seulement. En Chine, la personne est-elle considérée comme un bien en soi?
Je dirais que non. Les gens, pour justifier leur existence doivent se battre les uns contre les autres. Si vous ne réussissez pas, si vous n'accumulez pas d'argent ... Chacun doit justifier sa propre valeur. On n'et pas une valeur en soi.

- Si vous deviez dire, synthétiquement, si un nouveau départ est possible, que diriez-vous?
- Seul l'Esprit Saint peut créer un nouveau début. Avec les seules forces humaines, c'est impossible. En France l'année dernière, nous avons vu le gouvernement proposer une loi visant à dénaturer le mariage. Mais à la surprise générale, il s'est produit une très forte opposition. Des millions de personnes sont descendues dans les rues pour manifester contre la loi. Mais de ces manifestations est né le mouvement des Veilleurs. C'est quelque chose d'imprévu et personne ne sait quls fruits cela portera. Dans le même temps, je pense que ce mouvement est une conséquence de l'enseignement de Jean-Paul II d'abord, et de Benoît XVI ensuite.

- Qu'est-ce qui vous frappe ches ces Veilleurs?
- Je suis allé plusieurs fois aux veillées, et je les ai vus et écoutés. Ce sont des jeunes qui s'assoient par terre en silence et qui écoutent des lectures de textes littéraires ou philosophiques. Leur but est de retrouver les fondements philosophiques de la société. Selon moi, c'est quelque chose d'extraordinaire. Quelque chose que les partis politiques ne sont pas en mesure de faire. Ce ne sont pas des gens violents, et même extrêmement pacifiques. C'est impressionnant. Ils sont une vraie surprise.

- Ils sont un espoir pour l'Europe?
- Pour renouveler l'Europe, il faut commencer ainsi. Il n'est pas imaginable que les politiciens se convertissent d'un seul coup. Ce ne sont même pas les institutions qui les convertiront. C'est au niveau des personnes qu'il peut se produire quelque chose. Tout est né de manière très discrète: les grands mouvements historiques proviennent de très petites choses (1).

* * *

(1) Cette phrase m'a rappelé les mots Benoît XVI le 8 mai 2012, lors du traditionnel hommage à l'Immaculée (son dernier..) Place d'Espagne, à Rome:

Tout d'abord, nous sommes toujours frappés, et cela nous laisse songeurs, par le fait que le moment décisif pour le destin de l'humanité, le moment où Dieu s'est fait homme, est entouré par un grand silence. La rencontre entre le messager divin et la Vierge Immaculée passe totalement inaperçu: personne ne sait, personne n'en parle. C'est un événement qui, s'il arrivait à notre époque, ne laisserait pas de traces dans les journaux, dans les revues, parce que c'est un mystère qui se passe dans le silence. Ce qui est vraiment grand passe souvent inaperçu...

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