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Le fil rouge du Pape Benoît (II)

La réforme liturgique par Benoît XVI. Fin de l'exposé de Martin Mosebach (21/8/2017)

>>> Le fil rouge du Pape Benoît (I)

Le fil rouge du Pape Benoît

Martin Mosebach
7 avril 2017
First Things (original en allemand: CNA)
Deuxième partie (et fin)
Ma traduction

* * *

Cela vaut-il encore la peine de demander à quoi la «réforme de la réforme» aurait ressemblé si elle avait été achevée? Le pape Benoît ne pensait pas remettre en cause l'usage du vernaculaire. Il le considérait comme irréversible, même s'il avait pu saluer la prolifération de messes occasionnelles en latin. La correction de l'orientation incorrecte de la célébration de la messe était très important pour lui, de même que la réception de la communion sur la langue (non abolie par le missel de Paul VI). Il avait favorisé l'utilisation du Canon romain - pas interdite non plus actuellement. S'il avait, en outre, pensé à mettre dans le nouveau missel les très importantes prières d'offertoire du rite traditionnel, on pourrait dire que la réforme de la réforme était simplement un retour au missel post-conciliaire de 1965 que le pape Paul lui-même avait promulgué avant sa réforme drastique de la messe. A propos de l'édition de 1966 du missel Schott, le cardinal secrétaire d'état de l'époque, Amleto Giovanni Cicognani, écrivit: «La caractéristique unique et cruciale de cette nouvelle édition est sa parfaite union avec la Constitution du Concile sur la Liturgie Sacrée»

Ce qui a conduit le pape Paul à ignorer le missel qu'il avait lui-même promulgué, et peu de temps après à publier un nouveau missel - un missel qui ne correspondait plus à la tâche fixée par le Concile - fait partie des grandes énigmes de l'histoire récente de l'Église. Une chose est certaine: si les choses étaient restées telles qu'elles étaient dans la version de 1965, qui, même si elles infligeaint de nombreux sacrifices absurdes, laissaient dans l'ensemble le rite intact, la révolte du grand Archevêque Lefebvre n'aurait jamais eu lieu. Mais une autre chose est également vraie. Même aujourd'hui, rien n'empêche un prêtre d'inclure dans la célébration de la Messe les composantes les plus importantes de la «réforme de la réforme»: la célébration ad orientem, la communion sur la langue, le Canon romain, l'usage occasionnel du latin. Selon les livres de l'Église, cela est possible même aujourd'hui, bien que dans une congrégation individuelle, il faille un courage considérable, et une certaine autorité pour retrouver le chemin de cette forme sans le soutien de Rome. En vérité, la réforme de la réforme n'aurait pas été une réussite extraordinaire; elle n'aurait pas recouvré de nombreux trésors spirituels du vieux Rite. Mais elle aurait certainement entraîné un changement d'atmosphère, elle aurait permis le retour de l'esprit d'adoration et de la place du sacré. Quand un prêtre individuel s'engage dans une paroisse isolée et pour son propre compte, il risque une lutte épuisante avec son supérieur et des ennuis avec son comité de liturgie. Ainsi, ce qui est possible et autorisé devient rapidement pratiquement impossible. Quel sera l'utilité d'un seul document papal qui recommande la célébration d' Ad orientem!

Tout en entretenant (peut-être en vain) des réflexions sur «ce qui serait arrivé, si ...», il peut être opportun de rappeler ce qui est plus important encore que le travail sur les détails rituels. Quiconque a traité plus en profondeur de la grande crise de la liturgie au vingtième siècle sait qu'elle n'est pas simplement tombée du ciel ou n'a pas surgi de l'enfer. Au contraire, il y a eu des développements dans le passé qui ont finalement conduit à la catastrophe: une mentalité qui, isolée, ne semble pas dangereuse au début, ne peut être vue comme étant simplement anti-liturgique et anti-sacrale, et peut être trouvée encore aujourd'hui chez certains amis du rite traditionnel. On pourrait l'appeler pensée romano-juridique ou analytico-scolastique mal comprise. Dans tous les cas, c'était une pensée qui était complétement étrangère au premier millénaire Chrétien qui avait façonné le rite.

Selon ce point de vue, certaines parties du rite sont essentielles et d'autres moins importantes. Pour la mentalité influencée par cette théologie de la messe, le concept de «validité» est essentiel. C'est un concept dérivé du domaine du droit civil, qui enquête sur les conditions préalables qui doivent être présentes pour qu'une action en justice soit valide, et sur celles qui ne contribuent pas à cette validité. Cette perspective entraîne nécessairement une réduction, un minimalisme formel qui veut seulement savoir si les prérequis minimaux pour la validité d'une certaine messe existent. Sous l'influence de cette compréhension, des formes réductrices du rite ont très tôt été créées, par exemple, la «messe basse». Nous pouvons certes l'apprécier, mais nous ne pouvons pas oublier qu'elle représente une impossibilité conceptuelle pour l'Église du premier millénaire, Qui continue de vivre dans les différentes églises orthodoxes. La musique chorale est prescrite pour le célébrant orthodoxe même s'il célèbre seul. Car la liturgie emmène l'homme dans la sphère des anges, les anges qui chantent. Et les hommes qui chantent les chants des anges, les Sanctus et les Gloria, prennent la place des anges, comme les liturgies orientales l'indiquent expressément. La messe basse s'est développée lorsque, dans les monastères, plusieurs prêtres célébraient en même temps à différents autels. Des considérations pratiques facilement compréhensibles ont cherché à éviter le chaos musical. Mais il suffit d'avoir été dans l'église du Saint-Sépulcre à Jérusalem pour faire l'expérience que dans le monde spirituel du premier millénaire les considérations pratiques n'avaient aucune légitimité en matière d'opus Dei, de liturgie. Les Grecs orthodoxes, les coptes égyptiens et les Arméniens chantent à différents autels, chacun leur propre chant, jusqu'à ce qu'une rumeur sainte remplisse l'espace. Certes, cela peut confondre, peut-être même repousser les gens du Nord dans leur recherche de l'intériorité protestante et de la contemplation, surtout lorsqu'en provenance d'une mosquée voisine, l'appel du muezzin se mêle à l'ensemble. Ce qui nous intéresse ici, c'est que, même face à des conséquences si discordantes, les liturgies orientales ne pouvaient même pas imaginer une minimisation, une «réduction à l'essentiel», l'omission d'éléments qui ne concernent pas la consécration, etc.

La distinction essentielle entre la pensée de l'Église antique et les conceptions latines occidentales plus récentes consiste dans la compréhension de la consécration des offrandes. La croyance chrétienne antique comprenait la liturgie toute entière, dans toutes ses parties comme «consacrante». La présence du Christ dans la liturgie n'est pas centrée uniquement sur les mots de la consécration au sens strict, mais elle traverse toute la liturgie sous des formes différentes jusqu'à ce qu'elle connaisse son sommet sous la forme de la mort sacrificielle rendue présente dans la consécration. Bien sûr, quiconque comprend la Messe de cette façon ne pense pas à une réduction et encore moins à des interventions arbitraires, car, dès le début, la présence du Christ exclut toute organisation arbitraire et mise en scène par l'homme. C'est la nouvelle façon occidentale de percevoir l'acte sacré «réel» comme réduit à la consécration qui a livré la messe aux manoeuvres des planificateurs. Mais la liturgie a ceci en commun avec l'art: dans son domaine, il n'y a pas de distinction entre l'important et le sans importance. Toutes les parties d'une peinture par un maître sont d'une importance égale, on ne peut se passer d'aucune. Imaginez juste, à propos du tableau de Raphaël représentant Sainte Cécile, que l'on veuille reconnaître la valeur du visage et des mains, parce qu'ils sont «importants», tout en coupant les instruments de musique à ses pieds parce qu'ils sont «sans importance».

Ce qui est décisif, cependant, c'est que le monde latin a atteint cette opinion contre les faits de sa propre liturgie, qui parlait un langage totalement différent, de plus en plus incompréhensible. Non seulement la liturgie orthodoxe mais aussi la liturgie romaine consiste en une croissance graduelle de la présence du Seigneur, culminant dans la consécration. Mais ce n'est justement pas sous la forme d'une division séparant les parties avant la consécration de celle-ci, de même que la vie du Christ n'est pas séparée de son apogée, la mort sacrificielle, mais conduit logiquement à elle. Le Christ, rappelé et rendu présent, est le thème de la liturgie latine depuis ses premiers moments; la langage de ses symboles ne permet aucune autre interprétation. La liturgie avait repris du cérémonial de la cour des empereurs païens le langage symbolique de la présence du souverain suprême: les cierges, qui précédaient l'empereur, et l'encensoir. A chaque fois que les cierges et l'encens apparaissent dans la liturgie, ils indiquent un nouveau point culminant de la présence divine. Le prêtre lui-même, en entrant dans sa fonction liturgique, est un alter Christus, une partie de la grande œuvre de la théurgie, Gottesschöpfung ou «création de Dieu», comme l'a appelé la liturgie. Il représente le Christ du dimanche des Rameaux qui entre festivement dans Jérusalem, mais le Christ revient le dernier jour, entouré des symboles de majesté. A la lecture de l'Evangile, les cierges de la procession de l'Evangile et l'encensement du livre de l'Évangile ainsi que du prêtre célébrant indiquent une fois de plus la présence de l'enseignement du Christ. Les lectures ne sont pas simplement une «proclamation», mais surtout la création d'une présence. Ensuite, les dons de l'Offertoire, cachés par le voile du calice, sont amenés à l'autel et sont reçus avec révérence et aspergés d'encens. Les prières qui sont récitées à ce moment peuvent être entendues comme signifiant que ces dons, même s'ils n'ont pas été consacrés, parce qu'ils avaient été mis de côté, ont déjà le rôle de représenter le Christ se préparant à sa mort sacrificielle. Ainsi, la compréhension liturgique du premier millénaire interprétait l'enlèvement du voile du calice sur l'autel comme une représentation du moment où le Christ est dépouillé de ses vêtements.
L'Offertoire traditionnel était une épine spéciale dans le flanc des réformateurs de la messe. Pourquoi ces prières, pourquoi ces signes de révérence, si les offrandes n'avaient pas encore été consacrées? Dans la perspective de cette théologie de la messe du deuxième millénaire, cet offertoire devenait soudainement incompréhensible, un détail qu'on avait traîné et qui ne produisait que de l'embarras. Pensez juste à l'esprit de révérence de l'époque, disons, du Concile de Trente. Il avait révisé la liturgie, mais bien sûr, ne pensait pas à changer un rite liturgique parce qu'il s'avérait qu'il était théologiquement incohérent. Mais quand cet offertoire a atteint les bureaux du malheureux vingtième siècle, il avait pu enfin être éliminé.

Il aurait été très facile, d'illeurs, de reconnaître l'offertoire comme un rituel de représentation rien qu'en jetant un coup d'œil sur le rituel orthodoxe. Mais l'arrogance romaine nous a préservés de telles digressions. Elle a superbement ignoré le fait que l'on ne peut faire aucune affirmation compétente concernant le rite romain, si l'on ne jette pas également un coup d'oeil sur le rite orthodoxe. Dans ce rite, l'offertoire est célébré de manière beaucoup plus festive et détaillée, précisément parce qu'il est considéré comme une partie de la consécration. Pourquoi personne au temps de la réforme ne s'est-il demandé pourquoi l'épiclesis, l'invocation de l'Esprit Saint lors de la consécration des offrande, fait partie de l'offertoire dans le rite latin? Que la liturgie contient donc un signe clair que la consécration a déjà commencé à ce moment-là? Mais la compréhension plus profonde du processus liturgique avait déjà été tellement perdue que l'on se sentait capable de jeter ce qu'on ne pouvait plus comprendre, comme s'il s'agissait d'une fanfreluche sans signification. Cela dut être un sentiment exaltant, pour un membre d'une génération future, de pouvoir si allégrement redimensionner le plus grand pape de l'histoire, saint Grégoire le Grand! Permettez-moi ici de citer un écrivain athée, le brillant stalinien Peter Hacks, qui a déclaré à propos de la révision des pièces classiques: «la meilleure façon de réviser les pièces classiques est de les comprendre». Un principe déjà pris en compte dans la littérature - combien davantage devrait-il l'être dans le cas de la liturgie, le plus grand trésor que nous possédions? Parmi les plus grandes réalisations du pape Benoît XVI, il y a le fait que l'attention de l'Église a de nouveau été dirigée vers l'orthodoxie. Il savait que tous les efforts vers l'œcuménisme, bien que nécessaires, ne doivent pas commencer par des rencontres avec les hiérarques orientaux mais avec la restauration de la liturgie latine, qui représente le lien réel entre les églises latine et grecque. Maintenant, entre-temps, nous avons réalisé que toutes ces initiatives étaient en vain, surtout parce que ce n'était pas la mort qui les a interrompues, mais une capitulation bien avant que l'on soit sûr que des faits irréversibles avaient été enclenchés.

La déception provoquée par l'issue choquante du pontificat bénédictin n'est que trop compréhensible, mais menace d'obscurcir une vision sobre des faits. Imaginez ce que serait la réalité liturgique si le pape François avait immédiatement succédé à Jean-Paul II. Même si la cause la plus chère au pape Benoît, la réforme de la réforme, a échoué, il reste un pape de la liturgie, peut-être, espérons-le, le grand sauveur de la liturgie. Son motu proprio a vraiment gagné la qualification «de sa propre volonté». Car il n'y avait personne, ou très, très peu de monde, à la curie et dans l'épiscopat mondial qui avait été aux côtés du pape dans cette affaire. L'aile progressiste et malheureusement aussi celle «conservatrice» (on s'est habitué à mettre ce mot entre guillemets) suppliait le pape Benoît de ne pas accorder au rite traditionnel plus de liberté au-delà des possibilités créées de manière involontaire par Jean-Paul II. Le pape Benoît, qui de tout son être se méfiait des décisions pontificales isolées, prit cette fois sur lui et prononça des paroles d'autorité. Et ensuite, avec les règles de mise en œuvre de Summorum Pontificum, il créa des garanties, ancrées dans le droit canon, qui assuraient au rite traditionnel une place ferme dans la vie de l'Église. Ce n'est encore qu'un premier pas, mais c'est une conviction de ce pape, dont on ne peut nier le sérieux spirituel, que l'on ne peut pas ordonner le vrai développement de la conscience liturgique. Il doit plutôt avoir lieu dans de nombreuses âmes; la foi dans la tradition doit être éprouvée dans de nombreux endroits à travers le monde.

Il incombe maintenant à chaque individu de prendre en compte les possibilités offertes par le pape Benoît. Contre une opposition écrasante, il a ouvert une vanne. Maintenant, l'eau doit couler, et personne qui tient la liturgie pour une composante essentielle de la Foi ne peut se dispenser de cette tâche. La liturgie EST l'Église: chaque messe célébrée dans l'esprit traditionnel est infiniment plus importante que chaque mot de chaque pape. C'est le fil rouge qui doit être tiré à travers la gloire et la misère de l'histoire de l'Église, le chemin à travers le labyrinthe; là où il continue, les phases de pouvoir papal arbitraire deviendront des notes de bas de page de l'histoire.
Les progressistes ne soupçonnent-ils pas secrètement que leurs efforts resteront vains tant que la mémoire de l'Église sur sa source de vie survivra? Considérez simplement dans combien d'endroits dans le mondele rite traditionnel est célébré depuis le motu proprio; combien de prêtres qui n'appartiennent pas aux ordres traditionnels ont appris l'ancien rite; combien d'évêques ont confirmé et ordonné en lui. L'Allemagne - le pays dont ont émis tellement d'impulsions nocives à l'Église - ne peut malheureusement pas être listé ici à la première place. Mais les catholiques doivent penser universellement. Qui aurait cru, il y a vingt ans, qu'il était possible de célébrer à Saint-Pierre, à la Cathedra Petri, une messe pontificale dans le vieux rite? J'admet que c'est peu, bien trop peu, un petit phénomène dans l'intégralité de l'Église mondiale. Néanmoins, tout en contemplant sobrement la gigantesque catastrophe advenue dans l'Eglise, nous n'avons pas le droit de sous-évaluer les exceptions à la funeste règle.

La totalité des revendications progressistes a été brisée - c'est l'œuvre du pape Benoît XVI. Et si quelqu'un se plaint que le pape Benoît n'ait pas fait plus pour la bonne cause, qu'il ait utilisé son autorité papale si parcimonieusement, en tout réalisme, qu'il se demande qui, parmi les cardinaux ayant des chances réalistes de devenir pape, aurait fait plus pour le vieux rite qu'il n'a fait. Et le résultat de ces réflexions ne peut être que la gratitude pour le malheureux pape, qui, dans les moments les plus difficiles, a fait ce qui était en son pouvoir. Et sa mémoire est assurée, si elle n'est pas en évidence parmi les objets de kitsch dévotionnel dans les boutiques pour pèlerins autour de Saint-Pierre. Car chaque fois que nous avons la chance de participer à une messe traditionnelle, nous devrons penser à Benoît XVI.

Fin