Christianistes et athées dévots

La polémique récente de la lettre du 15 août m'a fait repenser au néologisme inventé par Rémy Brague dans le livre"Europe, la voie romaine": les chrétiens sont les gens qui croient dans le Christ et les “christianistes”, les gens qui exaltent et défendent le christianisme, la civilisation chrétienne (17/8/2012)

 

Selon certains catholiques (que je qualifie ici, pour faire simple, de "catégorie 1", sans que le n° implique un ordre de préséance quelconque), ceux qui partagent au moins la même dénomination religieuse mais sont classés "à droite" (catégorie 2) n'auraient pas le droit de s'exprimer sur les problèmes moraux, ni de prendre la défense de l'Eglise, ou du Pape, au prétexte que leur attitude n'aurait qu'un lointain rapport avec l'Evangile, voire aucun. On a vu ce clivage à propos des racines chrétiennes de l'Europe, de la défense de la vie, des manifestations contre des expositions blasphématoires, et ainsi de suite. Et encore tout récemment à propos du "débat" sur le mariage homosexuel, et la "prière du 15 août" (cf. Terrorisme mental et intimidation ). Bref, tous les sujets où les catholiques (j'écris "catholiques", et pas "chrétiens", la nuance est de taille, car bien entendu, en France, ce sont eux qui sont visés) doivent avoir leur mot à dire.
La hantise des catholiques de la catégorie 1 (représentés par une partie de l'épiscopat frnçais) est que les "outrances" de ceux de la catégorie 2 ne nuisent à leur "cause", discréditant leurs arguments, les seuls conformes à l'Evangile, selon eux. Ils ne se rendent sans doute pas compte qu'ils pratiquent ainsi à leur tour une forme de rejet à l'opposé de l'Evangile.

Cela m'a remis en mémoire un entretien avec Rémy Brague paru dans la revue "30 jours" en 2004, et cité récemment ici (cf. Comment est choisi le "Nobel Ratzinger"); le journaliste l'interrogeait sur son livre "Europe, la Voie romaine" , écrit en 1992 (donc peu de temps après le référendum sur le traité de Maastrich), où il introduisait une catégorie qu'il qualifie d'un néologisme très expressif: "christianistes".

Quels que soient le jugement que l'on peut porter sur le contenu de l'article, et les reproches que l'on peut faire à l'auteur, qui manie la provocation avec un peu trop de légèreté [1] (et l'on pourra m'objecter qu'il apporte largement de l'eau au moulin des catholiques de catégorie 1, ce qui est vrai, mais contrairement à d'autres, il n'anathémise pas), l'idée est intéressante.
Les christianistes sont peut-être une catégorie à part, ou en marge, mais ils ne sont ni des pestiférés, ni des monstres, ni des extra-terrestres, ils sont attachés à l'Eglise en tant que corps social (cette réalité existe aussi! et elle n'a rien de honteux), peut-être mal, mais ce n'est pas à nous de juger. Et ils sont, nolens volens, des alliés objectifs de ceux de catégorie 1 contre la société sécularisée. Pourquoi devrait-on ouvrir la porte aux "Gentils", objets de toutes les sollicitudes, même s'ils n'ont pas la moindre intention de varier leurs positions (cf. Mgr Negri: L'Eglise du dialogue et l'Eglise des martyrs), au simple prétexte que ce sont des intellectuels - je n'ose pas dire des intellos - et la cadenasserait-on à double tour contre les "christianistes", réputés intolérants, racistes, xénophobes et même "homophobes"?
Les italiens utilisent l'oxymore "athées dévots" - c'est un peu différent, et assez astucieux, car ainsi, ils ne se revendiquent pas directement de l'Evangile, mais le rôle dans le "débat" est à peu près le même, et le Saint-Père n'a pas de meilleurs alliés de l'autre côté des Alpes. Ils sont représentés entre autre par Giuliano Ferrara (on dira: "un ex-marxiste", mais là encore: les "athèes dévots" seraient-ils les seuls à qui l'on refuserait le droit de s'être trompés?) et Marcello Pera, dont Benoît XVI a préfacé un livre.

Extrait de l'article:
http://www.30giorni.it/articoli_id_5372_l4.htm
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Q: Vous dites que les chrétiens sont les gens qui croient dans le Christ et que les “christianistes ”, sont, en revanche, les gens qui exaltent et défendent le christianisme, la civilisation chrétienne…
RÉMI BRAGUE: Le mot de “christianiste” n’est pas très joli. Mais je ne regrette pas de l’avoir proposé. D’abord parce qu’il est amusant. Ensuite parce qu’il oblige les gens à réfléchir sur ce qu’ils veulent vraiment. Ceux qui défendent la valeur du christianisme et son rôle positif dans l’histoire me sont bien sûr plus sympathiques que ceux qui le nient. Je ne veux pas les décourager. Je souhaiterais même qu’ils soient plus nombreux en France. Mais ce n’est pas parce qu’ils sont des “alliés objectifs”. C’est tout simplement parce que ce qu’ils disent est vrai. Donc, merci aux “christianistes”. Seulement, je voudrais leur rappeler que le christianisme ne s’intéresse pas à soi-même. Il s’intéresse au Christ. Voire, le Christ lui-même ne s’intéressait pas à son propre moi. Il s’intéressait à Dieu, qu’il appelait de façon unique «Père»; et à l’homme, à qui il proposait un nouvel accès à Dieu.

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[1] Il écrit par exemple: « L'athéisme ne tue pas les hommes, mais il les empêche de naître» .
Monique commentait:
Je crains fort que l'athéisme nuise aussi gravement à ceux qui sont nés. Comment Rémy Brague peut-il dire une énormité pareille si l'on considère les millions de morts causées par les grandes idéologies athées, déjà à partir de la Révolution française puis avec le nazisme, le communisme, la révolution mexicaine, les républicains espagnols etc...?
(cf. Comment est choisi le "Nobel Ratzinger")