Discrimination: Joseph avait raison

En 2005, juste avant son élection, dans un discours à Subiacco, le cardinal Ratzinger dénonçait le risque que "l'interdiction de la discrimination puisse se transformer en une limitation imposée à la liberté d'opinion et à la liberté religieuse". Illustration à Trieste (aussi!!) ces jours-ci (18/1/2013)

>>> Image ci-dessous: manifestation devant l'archevêché de Trieste le 12 janvier, photo sur l'hebdomadaire diocésain "Vita Nuova"

     

Avant de lire les deux textes prophétiques qui suivent, il faut prendre un peu de temps pour situer le contexte de leur rappel, et le titre de l'article.

Cela se passe à Trieste, une ville importante du nord de l'Italie, proche de Venise, et de la frontière avec la Slovénie. L'archevêque en est, depuis 2009 Mgr Giampaolo Crepaldi, également président de l'Osservatoire International Cardinal Van Thuán pour la doctrine sociale de l'Eglise (cf. La nouvelle colonisation...).

Voici, résumé par moi, le compte-rendu de Giuseppe Tires sur la Bussola Quotidiana aujourd'hui:

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Début janvier, les associations Arcigay et Arcilesbica (inutile de traduire!) lançaient à Trieste une campagne contre l'homophobie, avec des panneaux publicitaires sur les bus du réseau urbain, représentant des couples homosexuels dans des attitudes "d'intimité". La Commune et la Province avaient accordé leur parrainage.
Stefano Fontano, le directeur de l'hebdomadaire diocésain, "Vita Nuova", s'est permis d'écrire sur la version on line du journal, que ce patronnage était problématique: «La ville et la province n'ont pas pour mission de parrainer les campagnes des désirs individuels, mais le devoir de conforter les citoyens dans l'idée que la Société a besoin de la vraie famille, et de la soutenir, y compris au niveau de l'éducation. Ce qui n'a rien à voir avec l'homophobie».
Le Vendredi suivant, dans la version papier, Mgr Crepaldi confirmait cette position.
Malheur à eux!
S'en est suivie une avalanche d'agressions et de tentatives d'intimidation, issues des milieus gays, et bien relayées par la presse. "Vita Nuova" a reçu des menaces et des insultes.
Tout cela s'est terminé samedi dernier (le 12) par une manifestation très médiatisée de quelque 200 personnes sous les fenêtres de l'archevêché, avec déploiement d'une grande banderole arc-en-ciel, et des slogans du type «Crepaldi, le sais-tu, que ton Dieu m'aime?», et «Dieu est amour, Crepaldi, et pas le pape» (allusion à l'encyclique "Deus Caritas est"). La presse a même cru devoir affirmer que parmi les manifestantrs, il y avait un prêtre - renseignement pris, l'individu avait depuis longtemps été réduit à l'état laïc...
Dans le numéro d'aujourd'hui de Vita Nuova, il y a une longue interviewe de Mgr Crepaldi (je ne l'ai pas encore trouvée sur Internet).
Ce dernier pense que cette affaire préfigure des épisodes inquiètants pour l'avenir - on n'est pas loin de la prophétie du cardinal George:
«A Vienne, mes amis de l'"Observatory on Intolerance and Discrimination against Christians in Europe", me disent qu'a commencé en grand la Gender-persecution contre le christianisme, et qu'elle sera très dure. Il y aura les militants, ceux qui chercheront le compromis, ceux qui trahiront, il y aura les fidèles et il y aura aussi des martyrs».

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J'ai bien sûr consulté le site de Vita Nuova , qui détaille par le menu les informations de la Bussola.
Une des pièces du dossier est un article intitulé "Joseph avait raison" (cf. http://www.vitanuovatrieste.it/aveva-ragione-joseph/ ).
Il fait allusion à un discours prononcé par le cardinal Ratzinger le 1er avril 2005, alors qu'il recevait à Subiaco, près du monastère bénédictin de Sainte Scholastique, le «Prix Saint-Benoît pour la promotion de la famille en Europe».
Ce discours figure dans un hors-série de la Documentation Catholique (n°1, 2005, cf. http://tinyurl.com/b9h3ssj ), intitulé "Cardinal Joseph Ratzinger, discours et conférences de Vatican II à 2005".

Le titre du discours, choisi par la revue est "L'Europe dans la crise des cultures" (cf. I. ci-dessous).
Je ne pense pas qu'il est nécessaire de dire que c'est un texte magnifique, d'une grande portée, prophétique, etc... C'est l'évidence.

Le second article (cf. II. ci-dessous), dans le même ordre d'idée, est une conférence donnée à Berlin par le cardinal Ratzinger, le 28 novembre 2000, et reprise sous une forme légèrement étoffée devant le Sénat italien (à l'invitation de son ami Marcello Pera) le 13 mai 2004. Elle est reproduite dans le livre "L'Europe, ses fondements aujourd'hui et demain (ed. St Augustin, 2005, pages 32 et suivantes).

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(...)
Si d'une part, le christianisme a trouvé en Europe sa forme la plus féconde, d'autre part, il faut dire aussi qu'en Europe s'est développée une culture qui constitue la contradiction sans conteste la plus radicale non seulement du christianisme mais également des traditions religieuses et morales de l'humanité. À partir de là, on peut comprendre que l'Europe vive un véritable « essai de traction » ; ce qui explique aussi la radicalité des tensions auxquelles notre continent doit faire face. Mais cette question soulève également, et surtout, la question de la responsabilité que nous autres, Européens, devons assumer en ce moment historique : dans le débat autour de la définition de l'Europe, autour de sa nouvelle forme politique, ce n'est pas une quelconque bataille nostalgique qui se joue, le regard fixé sur le rétroviseur, mais bien plutôt une grande responsabilité pour l'humanité d'aujourd'hui.
Portons un regard plus approfondi sur cette opposition entre les deux cultures qui ont donné son caractère à l'Europe.
Dans le débat sur le préambule de la Constitution européenne, cette opposition s'est manifestée en une controverse sur deux points : la question de la référence à Dieu dans la Constitution, et celle de la mention des racines chrétiennes de l'Europe.
Étant donné que, dans l'article 52 de la Constitution, les droits institutionnels des Églises sont garantis, nous pouvons être rassurés, dit-on. Mais cela signifie que, dans la vie de l'Europe, celles-ci trouvent leur place dans un contexte de compromis politique, tandis que, dans le contexte des fondements de l'Europe, l'empreinte de leur contenu ne trouve aucunement place.
Dans le débat politique, les raisons données à ce non sont superficielles, et il est évident que, plutôt que d'expliciter les motifs réels, elles les cachent. L’affirmation que la mention des racines chrétiennes de l'Europe blesse la sensibilité de nombreux non-chrétiens d'Europe est peu convaincante, puisqu'il s'agit avant tout d'un fait historique que personne ne peut sérieusement nier.
Certes, ce rappel historique fait également référence au présent, du fait que, par la mention des racines, sont indiquées les sources de l'orientation morale qui en dérive, et donc est mis en évidence un facteur d'identité de cette réalité qu'est l'Europe. Qui s'en offenserait ? L’identité de qui serait menacée ? Les musulmans, qui à ce propos sont souvent et volontiers mis en cause, ne se sentent pas menacés par les bases morales de notre christianisme mais bien par le cynisme d'une culture sécularisée qui nie leurs propres bases religieuses. Nos concitoyens juifs non plus ne se sentent pas offensés par notre référence aux racines chrétiennes de l'Europe, dans la mesure où ces racines elles-mêmes proviennent du mont Sinaï : elles sont l'écho de la voix qui s'est fait entendre sur la montagne de Dieu et elles nous unissent dans les grandes orientations fondamentales données à l'humanité par le décalogue. Il en est de même en ce qui concerne la mention de Dieu : ce n'est pas cette mention qui offenserait les fidèles d'autres religions, mais plutôt la tentative de construire la communauté humaine absolument sans Dieu.

La prétention du rationalisme à l'universel
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Les motivations de ce double non sont plus profondes que ce que laissent penser les raisons avancées. Elles présupposent l'idée que seule la culture radicale des Lumières, qui a atteint son plein développement en notre temps, pourrait être constitutive de l'identité européenne. A côté d'elle peuvent donc coexister diverses cultures religieuses avec les droits qui leur correspondent, à condition qu'elles respectent les critères de la culture des Lumières et lui soient subordonnées, et seulement dans la mesure où elles le font.
Cette culture des Lumières est définie en substance par les droits de la liberté ; elle part de la liberté comme de la valeur fondamentale à l'aune de quoi tout se mesure : la liberté du choix religieux, ce qui inclut la neutralité religieuse de la part de l'État ; la liberté d'expression de ses opinions, à condition de ne pas mettre en doute ce principe lui-même ; l'organisation démocratique de l'État, et donc le contrôle parlementaire sur les organismes d'État ; la liberté de formation des partis ; l'indépendance de la magistrature ; et enfin la tutelle des droits de l'homme et l'interdiction des discriminations.
À l'heure actuelle, l'inventaire des droits de la liberté est encore en cours de formation, étant donné qu'il existe des droits de l'homme contradictoires, comme par exemple l'opposition entre la volonté de liberté de la femme et le droit à la vie de l'embryon. Le concept de discrimination s'élargit toujours davantage, et ainsi l'interdiction de la discrimination peut se transformer peu à peu en une limitation imposée à la liberté d'opinion et à la liberté religieuse. Bientôt il ne sera plus possible d'affirmer que l'homosexualité, selon ce qu'enseigne l'Église catholique, est un désordre objectif dans la structuration de l'existence humaine. Et le fait que l'Église soit convaincue de ne pas avoir le droit de donner l'ordination sacerdotale aux femmes est d'ores et déjà considéré par certains comme contraire à la Constitution européenne.
Il est évident que ce canon de la culture des Lumières, bien que loin d'être complet, comporte des valeurs importantes dont, en tant que chrétiens, nous ne pouvons pas et ne devons pas nous désolidariser. Mais il est non moins évident que la conception mal définie, voire non définie, de la liberté, qui est à la base de cette culture, comporte inévitablement des contradictions ; et il est évident que son seul usage (un usage qui semble radical) comporte des limitations de la liberté que nous ne pouvions pas imaginer il y a une génération. Une idéologie confuse de la liberté conduit à un dogmatisme que l'on découvre comme étant toujours plus hostile à la liberté.

(...)
Dans les violents bouleversements de notre temps, l'Europe a-t-elle une identité susceptible de connaître un avenir ? Et pouvons-nous employer, pour elle, toutes nos énergies ? Je ne suis pas habilité à entrer en une discussion précise sur la future Constitution européenne. Je voudrais, simplement, indiquer en quelques mots les éléments fondamentaux de morale qui, à mon avis, ne devraient pas être négligés.

Voici un premier élément : de façon tout à fait inconditionnelle, les droits humains et la dignité humaine doivent être présentés comme valeurs, précédant toute juridiction d'État. Ces droits humains ne sont pas l'œuvre du législateur, ils ne sont pas non plus conférés aux citoyens, mais ils existent plutôt comme des droits propres, depuis toujours ils doivent être respectés par le législateur ; il a à les recevoir d'abord comme des valeurs provenant d'un ordre supérieur.
Cette consistance de la dignité humaine, antérieure à toute action politique et à toute décision politique, renvoie en dernier lieu au Créateur. Dieu seul peut fonder ces valeurs qui appartiennent à l'essence de l'homme, et qui demeurent intangibles. Le fait qu'il existe des valeurs que personne ne peut manipuler constitue l'absolue garantie de notre liberté et de la grandeur humaine ; la foi chrétienne voit en cela le mystère du Créateur et de l'homme son image, selon le bon vouloir de Dieu.
Presque personne, aujourd'hui, ne niera directement le caractère antérieur de la dignité humaine et des droits humains fondamentaux face à toute décision politique; les horreurs du nazisme, de sa théorie raciste sont encore trop proches de nous. Mais, dans les milieux concrets de ce que l'on appelle les progrès de la médecine, se trouvent de très réelles menaces pour ces valeurs : pensons au clonage, à la conservation des embryons humains pour la recherche ou la transplantation ; pensons à tout le domaine des manipulations génétiques - nous ne pouvons pas méconnaître la lente consomption de la dignité humaine qui nous menace ici. A quoi j'ajoute les trafics de personnes humaines qui vont se développant, ainsi que les nouvelles formes d'esclavage et les trafics d'organes. Pour justifier ce qui est injustifiable ou présente de bonnes finalités.

Résumons-nous. Fixer, par écrit, la valeur, la dignité de l'homme, la liberté, l'égalité, la solidarité, par les affirmations de ce que sont fondamentalement la démocratie et l'État de droit, implique une image de l'homme, une option morale, une conception du droit, qui ne sont pas du tout évidentes, mais qui, de fait, constituent les facteurs essentiels de l'identité de l'Europe ; ceux-ci devraient être garantis par la future Constitution européenne, y compris avec leurs conséquences concrètes ; et ils ne peuvent être défendus que si se renouvelle constamment une conscience morale correspondante.

Deuxième élément : l'identité européenne se manifeste dans le mariage et la famille. Le mariage monogame, la structure fondamentale de la relation entre l'épouse et l'époux, ainsi que la famille conque comme cellule de formation pour la communauté sociale, voilà ce qui fut modelé à partir de la foi biblique. Cela donna à l'Europe - l'occidentale comme l'orientale - son visage particulier et son humanité particulière, précisément parce que cette forme de fidélité et de renoncement devait être sans cesse reconquise, non sans peine ni beaucoup de souffrances. L'Europe ne serait plus l'Europe si cette cellule fondamentale de l'organisme social disparaissait et se voyait totalement transformée.

Nous savons tous à quel point le mariage et la famille se trouvent menacés ; ils le sont en raison des divorces rendus toujours plus faciles, ce qui en fait disparaitre le caractère indissoluble ; ils le sont aussi en raison d'un nouveau comportement, qui va se généralisant : la vie commune d'un homme et d'une femme sans la forme juridique du mariage.

En bruyant contraste, voici maintenant les personnes homosexuelles qui réclament, de façon paradoxale, que leur vie commune soit juridiquement reconnue, pour être plus ou moins assimilée au mariage. Cette tendance nous fait sortir de l'histoire morale de l'humanité dans son ensemble, où, en dépit de toutes les variétés de formes juridiques matrimoniales, le mariage était cependant toujours considéré, conformément à son essence, comme la communion particulière d'un homme et d'une femme, s'ouvrant aux enfants et constituant ainsi la famille.
Il ne s'agit donc pas ici de discrimination, il s'agit de savoir ce qu'est la personne humaine, en tant que femme et homme, et comment leur vie commune peut recevoir une forme juridique. Si, d'une part, leur vie commune se détache toujours davantage des formes juridiques, et si, par ailleurs, l'union des personnes homosexuelles est toujours plus considérée comme étant de même nature que le mariage, nous sommes alors devant une disparition de l'image de l'être humain, dont les conséquences peuvent n'être qu'extrêmement graves.