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François à Lampedusa

Une analyse critique mais raisonnable d'un anglais conservateur athée, Theodore Dalrymple [*] (11/8/2013)

La connaissance de la souffrance semble placer sur nous une obligation de compassion qui est plus grande que ce que nous pouvons supporter.

>>> Dossier: Lampedusa

     

Le Pape François devrait rechercher la clarté dans la responsabilité morale
Theodore Dalrymple
22 juillet 2013
http://www.libertylawsite.org/2013/07/22/pope-francis-should-seek-clarity-on-moral-responsibility/
(ma traduction)
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Une des conséquences du fait de vivre à l'ère de l'information, c'est que nous sommes devenus instantanément et en permanence, conscients des catastrophes dans le monde, à la fois celles naturelles et celles dues à l'homme, et de l'énorme souffrance qu'elles causent. Il n'y a plus de terres lointaines dont nous ne savons rien, pour citer Neville Chamberlain (ndt: le premier ministre britannique qui a signé les accords de Munich), un homme que personne ne décrirait comme mauvais, mais qui est encore le plus méprisé des Premiers ministres britanniques. Nous sommes désormais tous citoyens du monde.

La connaissance de la souffrance semble placer sur nous une obligation de compassion qui est plus grande que ce que nous pouvons supporter. Nous répondons dans un premier temps de deux façons: soit nous revendiquons un niveau de sentiment qui est plus grand que ce que nous pouvons réellement ressentir, et alors , nous devenons des 'humbugs' (charlatans), soit nous endurcissons nos cœurs et devenons comme Pharaon. Le centre de compassion dans notre cerveau, s'il existe (et certains neuroscientifiques affirment avoir trouvé le centre de l'empathie), est submergé. Il paraît qu'un visiteur de Mussolini sortit un jour de sa visite en s'écriant «Trop de guêtres! Trop de guêtres!»; Notre centre de compassion, de la même manière, crie « Trop de famines! Trop de guerres civiles!». Et alors, nous nous retirons pour cultiver notre jardin.

Récemment, le Pape François a choisi Lampedusa comme premier endroit à visiter en dehors de Rome après son élection à la papauté. Lampedusa est une île italienne de 8 miles carrés (20 km carrés), avec une population permanente de 6000 habitants, qui, cette année, a reçu jusqu'à présent 7800 migrants qui tentaient de rejoindre l'Europe à travers la Méditerranée, en provenance de l'Afrique sub-saharienne et de l'Afrique du Nord, soit plus de 1000 par mois. Quand le pape a présidé la messe sur le terrain de sport de l'île, il y avait 10.000 personnes dans l'assemblée, deux tiers de plus que la population permanente, ce qui suggère que les migrants restent au moins quelques mois à Lampedusa. Dans quelle mesure les 4000 non-résidents de Lampedusa (beaucoup d'entre eux sans doute non-catholiques) ont assisté à la messe pour des raisons religieuses, et combien l'ont fait pour en tirer un avantage politique, on peut le deviner, mais on ne le sait pas.

En effet, l'île a été transformée en un camp de réfugiés, pas nécessairement avec l'approbation ou l'accord des habitants. C'est un fait accompli qui leur est imposé par les circonstances politiques, historiques et géographiques.

On estime qu'au cours des vingt dernières années, à peu près 100 migrants par mois se sont noyés lors de leur passage clandestin à travers la Méditerranée vers l'Europe. Si c'est le cas, personne ne pourrait dire que les migrants ont décidé le voyage à la légère. L'attrait de l'Europe ou la répulsion de leur pays d'origine, ou les deux, doivent être très puissants pour qu'autant de gens prennent le risque d'une telle opportunité, ou d'une mort si pathétique. Le Pape a dit que toute sa compassion allait aux immigrants qui étaient morts en mer «dans ces bateaux qui, au lieu d'apporter l'espoir d'une vie meilleure, les ont amenés à la mort», et il avait raison. Il faut sûrement beaucoup de manque d'imagination et de sentiment pour ne pas éprouver de tristesse pour ces pauvres gens.

La compassion cependant, peut vite devenir auto-indulgence et conduire à l'orgueil spirituel. Elle donne une lumière intérieure, comme un verre de whisky en une froide journée, mais tout comme le whisky, elle peut empêcher la lucidité dont nous avons besoin au moins autant que nous avons besoin de la chaleur du cœur. Pascal disait que le début de la moralité était de bien penser; la générosité d'esprit ne suffit pas.

Dans son homélie, le pape a déploré ce qu'il a appelé «la mondialisation de l'indifférence» à la souffrance dont la tragédie des noyés était une manifestation et une conséquence. Notre culture du confort, a-t-il dit, nous a rendus indifférents aux souffrances des autres, nous avons oublié comment pleurer sur eux. Il a fait référence à la pièce de Lope de Vega dans laquelle un tyran est tué par les habitants d'une ville appelée Fuente Ovejuna (cf. Le Pape François et Fuenteovejuna), personne ne revendiquant la mort, et tout le monde disant que c'était Fuente Ovejuna qui l'avait tué. L'Occident, dit le Pape, est comme Fuente Ovejuna, car quand on lui demande qui est à blâmer pour la mort de ces migrants, il répond: «Tout le monde et personne»! Il a poursuivi: «Aujourd'hui aussi cette question se pose: qui est responsable du sang de nos frères et soeurs? Personne! Nous répondons tous: ce n'est pas moi, je n'étais pas là, c'était quelqu'un d'autre».

Le pape a également dénoncé «ceux qui prennent dans l'anonymat les décisions socio-économiques qui ouvrent la voie à des tragédies comme celles-ci».

Avec tout le respect dû, je pense qu'il s'agit d'une pensée très inconsidérée, d'un type que le pape précédent ne se serait pas permis. L'analogie entre les deux situations, le meurtre du tyran à Fuente Ovejuna et la mort par noyade de milliers de migrants, est quasiment inexistante. Après tout, quelqu'un a Fuente Ovejuna a tué le tyran; personne, en occident, n'a noyé les migrants. Le Pape veut-il donc dire que le refus de l'Europe de permettre à tous de venir est l'équivalent moral du fait de manier le couteau?

En élevant le sentiment au-dessus de la pensée, en faisant de la compassion la mesure de toutes choses, le Pape a pu échapper à la complexité de la situation, s'adonnant à l'un des vices caractéristique de notre époque, l'exhibitionnisme moral, qui consiste à adopter des sentiments généreux sans se donner la peine de penser aux coûts pour d'autres personnes de la politique implicite (mais non précisée) moralement appropriée. Cette imprécision lui a permis d'échapper à la question controversée de savoir exactement à quel niveau l'Europe doit reconnaître et subventionner les souffrances, de l'Afrique et d'ailleurs, (et par l'Europe, je veux dire, bien sûr, le contribuable européen, qui pourrait avoir ses propres problèmes). Je me suis souvenu d'une discussion dans ma famille française, dans laquelle un beau-frère se plaignait à un autre de l'attitude peu généreuse de l'Etat français envers les immigrés du Tiers-Monde. «Eh bien, dit l'autre, tu as assez de place chez toi. Pourquoi ne prends-tu pas dix Maliens?». A cela, il n'y avait aucune réponse, sauf que c'était un coup bas: moi, j'ai trouvé que c'était un argument tout à fait raisonnable.

L'utilisation par le pape d'une expression telle que «ceux qui prennent les décisions socio-économiques dans l'anonymat» était forte en connotation mais faible en dénotation, elle-même signe de fuite intellectuelle. Qui, exactement, étaient «ces» gens? Des fonds d'investissement de Wall Street, le Fonds monétaire international, les adversaires du libre-échange, les dictateurs africains? Disait-il que l'ensemble du système économique mondial était à blâmer pour la migration à travers la Méditerranée, que l'existence de frontières était illégitime, que le Danemark (par exemple) était riche parce que le Swaziland était pauvre, que si seulement le Losotho s'élevait au niveau du Liechtenstein (ou, bien sûr, si le Liechtenstein était ramené au niveau du Lesotho), personne ne se noirait en Méditerranée? Il y avait quelque chose de la théorie de la conspiration dans chacun dans ses mots; mais quel que soit ce qu'il voulait dire, nous devions comprendre qu'il était du côté du petit, pas du gros, lui-même une métonymie pour le sentiment vertueux. Le seul groupe spécifique que le pape a dénoncé étaient les trafiquants de personnes, ceux qui organisent le passage des migrants en échange d'argent et qui sont tout à fait indifférents à leur sécurité, mais cette dénonciation ne requérait pas vraiment de courage moral parce que ces gens n'ont pas de défenseurs.

La chaleur du sentiment ne peut pas être le seul guide pour nos réponses aux dilemmes que le monde met constamment sur notre chemin. Il y avait, par exemple, un afflux soudain de réfugiés congolais dans la ville dans laquelle j'ai travaillé en tant que médecin. Dans un court laps de temps une «communauté» a grandi et en trois ou quatre ans, la population congolaise de la ville est passé de zéro à cinquante pour cent de l'ensemble de la population.

J'ai eu pas mal de patients congolais et même si les règlements stiulaient qu'ils devaient être traités uniquement en cas d'urgence, je ne pouvais pas leur refuser les autres traitements, et ne l'ai pas fait. J'ai vite découvert que je leur donnais des conseils sur toutes sortes de questions non médicales. Je les aimais comme personnes, souvent ils avaient terriblement souffert, la plupart d'entre eux étaient déterminés à faire de leur mieux dans leur nouveau pays. À bien des égards, ils étaient admirables (des gens admirables émergent souvent des circonstances les plus terribles). Le fait que j'avais autrefois traversé le Congo à l'époque où il était le Zaïre, et que je savais que quelque chose de l'histoire du pays, était une aide; rencontrer quelqu'un pour qui le Congo n'était pas seulement un nom devait être un soulagement pour eux dans leur isolement.

Malgré ma sympathie pour eux (leurs enfants se comportaient bien mieux que les gosses gâtés de la population locale!), et le fait que j'étais prêt à briser certaines règles bureaucratiques pour eux, je ne pense pas que le gouvernement aurait pu ouvrir largement les portes du pays au Congo, et laisser entrer tous ceux qui voulaient venir, mais il n'y avait aucune raison de supposer que ceux qui allaient être exclus serait des êtres humains pires que ceux qui avaient été admis. Il y avait là de l'injustice parce que certains allaient en profiter et d'autres subire, simplement par le hasard et non par le mérite ou le démérite. Mais corriger cette injustice serait pire que de ne pas la corriger: d'où la tragédie. La nature de l'existence humaine crée inévitablement des conflits entre les desiderata.
C'est l'une des raisons pour lesquelles le royaume du Maître du pape ne pouvait pas être de ce monde. Le Pape s'est plongé dans le bain chaud agréable du sentiment sans se laisser distraire par les réalités complexes et désagréables. Peut-être cela lui vaudra-t-il des applaudissements dans le court terme; mais à long terme, il ne sert pas son troupeau avec des simplifications aussi excessives.

     

Note

[*] Je suis arrivée à cet article grâce à Teresa.
Son auteur signe Theodore Dalrymple, nom de plume de Anthony Daniels, écrivain anglais, et médecin né en 1949, qui a vécu en Afrique subsaharienne, et dont on trouvera une notice wikipedia en français très riche, pour le situer (http://fr.wikipedia.org/wiki/Theodore_Dalrymple ).
Il est athée, mais si la notice en question est fiable, sa pensée s'inspire à ce courant dit "athéisme dévot", né en Italie, auprès duquel Benoît XVI a trouvé ses meilleurs soutiens lors des grandes crises du Pontificat, et à qui s'adressait particlièrement l'initiative du "Parvis des gentils.
Il pense, par exemple que "Les solutions technocratiques ou bureaucratiques aux problèmes de l'humanité conduisent au désastre dans les cas où la racine de ces problèmes est la nature même de l'homme", et que "La haute culture et les goûts esthétiques raffinés valent qu'on les défende et, malgré les protestations de relativistes qui disent que tous les modes d'expression se valent, ils sont supérieurs à la culture populaire".

On ne doit pas s'attendre à trouver ici autre chose que le point de vue du bon sens; et non le point de vue catholique, de l'accueil qui est celui du Pape actuel, et que Benoît défendait aussi, à sa manière délicate, en nous expliquant que c'est seulement après un parcours de foi, en nous faisant nous sentir enfants de Dieu donc membre d'une même famille, la grande famille fumaine, que nous pouvions découvrir en l'autre, d'où qu'il vienne, un frère dont nous devons prendre soin... mais qui n'a jamais eu à ce propos de geste spectaculaire, car il connaissait bien les limites des hommes.