Accueil | D'un Pape à l'autre | Retour au Vatican | Collages de Gloria | The hidden agenda | Lumen Fidei | Lampedusa | Benoît et les jeunes

François le casuiste

J'ai trouvé cet article du Monde dans la revue de presse du site italien www.finesettimana.org, et j'ai donc dû le traduire en français. L'auteur, un sociologue, "lit" les gestes du Pape à lumière de sa formation de jésuite (2/8/2013)

C'est inédit, et plutôt bien vu.
L'article apporte par ailleurs de l'eau au moulin de ceux qui pensent qu'il n'y aura aucun changement substantiel dans l'Eglise, que ce soit pour s'en réjouir, ou le déplorer... et surtout tempére certains enthousiasmes superficiels.

     

Le Pape François n'est pas un révolutionnaire
Olivier Bobineau, sociologue
"Le Monde" du 2 Août 2013
(d'après la traduction en italien de
www.finesettimana.org)
------

Le Pape François a donné sa première conférence de presse dans l'avion qui l'amenait de Rio de Janeiro à Rome dans la nuit du dimanche 28 au lundi 29 Juillet. Depuis qu'il occupe le trône pontifical, il offre une image totalement différente de sa fonction par rapport à Benoît XVI. Son style est nouveau - langage non professoral, expression spontanée, simplification du protocole - et surtout il manifeste une plus grande proximité avec les gens, à commencer par les plus pauvres et les plus vulnérables, sans oublier les jeunes à Rio, qui ont apprécié le changement de ton.

Tout le monde reconnaît que le successeur de Pierre est en train d'opérer un changement majeur dans l'Église catholique. Entre autres choses, l'affection populaire l'appelle déjà «le bon pape François» en référence à Jean XXIII, qui a fait souffler un vent de réforme avec le Concile Vatican II (1962-1965).
Notre point de vue est en opposition avec cette façon de penser.
On ne peut s'attendre à aucun changement majeur au niveau structurel.
Le style nouveau et la mise en scène renvoient à une méthode d'argumentation théologique très ancienne, développée spécifiquement par les Jésuites: la casuistique (1).
Conçue comme une forme d'argumentutation, la casuistique est un art rhétorique qui prend en compte le cas particulier et la jurisprudence d'un côté, les confrontant à un ensemble de principes généraux de l'autre. Les jésuites se l'approprient au XVIe siècle pour combattre la Réforme protestante. L'ambition est de convertir en masse à la «vraie religion», en adaptant autant que possible les principes d'origine ... sans en trahir - trop - l'esprit.
Quatre piliers (ou «4 P») constituent la casuistique jésuite: Proximité, pragmatisme, principe et ... performance.
Le Pape François, le premier jésuite à occuper la fonction papale, sait les mettre en œuvre dans notre société à travers les médias.

La proximité, tout d'abord. La casuistique enseigne que l'on doit faire preuve d'empathie et de solidarité envers les cas particuliers, envers ce qui peut semble petit, marginalisé, pour remonter vers ce qui est le plus général, vers ce qui est central, par étapes successives. François ne fait pas autre chose, simplifiant le protocole papal, vivant dans une maison modeste, se rendant accessible au peuple. Solidarité avec ceux qui sont abandonnés quand il jette une couronne de fleurs dans les eaux de Lampedusa pour commémorer les centaines de migrants naufragés. Solidarité avec les plus humbles et «coup de théâtre» quand il ne va pas au concert de musique classique donné au Vatican en l'honneur de l'Année de la Foi, le 23 Juin, en déclarant: «Je ne suis pas un prince de la Renaissance, qui écoute de la musique classique au lieu de travailler». Il demande, non seulement aux jeunes mais aussi aux journalistes de l'aider à aller dans le sens de «l'empathie» et de «travailler ensemble pour le bien de la société».

Autre pilier, le pragmatisme. S'orienter vers l'action concrète, agir au milieu des gens, en mettant au premier plan la pratique plutôt que la théorie, le Pape François ne fait rien d'autre quand il revendique sa simplicité et son souci permanent d'aller sur le terrain, au risque de créer des bousculades comme aux JMJ. Pragmatisme encore lorsque l'on sait qu'avec plus de 7 millions d'abonnés sur Twitter, le «pape courage», «homme de l'année» - selon l'édition italienne de Vanity Fair - dépasse le dalaï-lama, le chef spirituel jusque-là le plus populaire sur le réseau social. Pragmatisme enfin quand il s'occupe de la banque du Vatican, lançant une «enquête de terrain» et déclarant non sans un sens de la formule: «Ne vous laissez pas tenter par l'argent. Saint Pierre n'avait pas de compte en banque»

Troisième pilier: le recours aux principes d'origine. Le mariage homosexuel et l'avortement? Dans sa conférence de presse, le pape répond sèchement: «Vous connaissez la position de l'Eglise». La place des femmes? «L'Eglise est féminine», soulignant la primauté de Marie sur l'institution. Le pape ne déroge pas à ce que les Pères de l'Église ont déjà écrit. L'ordination des femmes? Il répond: «Jean-Paul II a fermé la porte». Peut-être, mais étant donné qu'aucune parole de l'Évangile n'interdit de donner une place prééminente aux femmes dans la communauté des fidèles, pourquoi ne pas ouvrir cette porte? L'homosexualité? Il considère, en se référant explicitement au Catéchisme de l'Église catholique (1992) élaboré par ses deux prédécesseurs, que «on ne doit pas marginaliser ces personnes qui doivent être intégrées dans la société». Toutefois, il omet souligner que le même mivre déclare que «les actes d'homosexualité se présentent comme des dépravations graves», «intrinsèquement désordonnés», «contraire à la loi naturelle». Et que si les homosexuels doivent «être accueillis avec respect, compassion et délicatesse», «ils ne peuvent en aucun cas être approuvé» (§ 2357, § 2358).

A priori, le pape actuel ne ferait que s'inscrire dans la continuité de Jean-Paul II et Benoît XVI, perpétuant les principes traditionnels de la morale chrétienne. A posteriori, deux indices pourraient signifier un retour au conservatisme moral pré-Vatican II.
Premier indice, Francis rappelle régulièrement l'importance de la lutte des croyants contre «le diable» dans ses homélies.Un retour en arrière en cinquante ans.
Second indice: sa sortie sur le lobby gay. Derrière cette attaque contre le pouvoir d'influence des gays se trouve "le" modèle de lobby pour la conscience catholique: la franc-maçonnerie. Aujourd'hui, François, au bout de quatre mois de son pontificat, remet au goût du jour cette société secrète, alors que le code de droit canonique de 1983 ne la nomme pas, ni le Catéchisme de l'Église catholique de 1992.
Le successeur de Pierre aurait-il du mal à masquer sa nostalgie d'un ordre moral disparu en Europe, mais pas en Amérique du Sud?
Le problème se pose, d'autant plus que sa communication semble efficace, conformément au dernier pilier de la csuistique. Ne parvient-il pas à convertir, en bon casuiste, à sa vision de l'Église, observateurs et fidèles de plus en plus enthousiastes? Pour notre part, nous attendons la mise en œuvre des réformes pour nous prononcer.

* * *

(1) La casuistique est une forme d'argumentation utilisée en théologie morale, en droit, en médecine et en psychologie. Elle consiste à résoudre les problèmes posés par l'action concrète par une discussion entre d'une part des principes généraux (règles) ou des cas similaires (jurisprudence), et de l'autre la considération des particularités du cas étudié (cas réel). De la confrontation entre les perspectives générales, passées et particulières est censée émerger la juste action à mener en ce cas-ci (wikipedia)