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Le Pape sans Pays

Une belle interviewe de l'écrivain et essayiste allemand Martin Mosebach au NYT, datant d'avril 2005. On pourrait la résumer ainsi: nul n'est prophète en son pays (21/7/2014)

Martin Mosebach est né en 1951 à Francfort. Avant de devenir écrivain, il a étudié le droit. Les medias le considèrent comme un réactionnaire, à la fois du point de vue politique et religieux, surtout à cause de son livre "L'hérésie de l'informe" (traduit en français ici: www.ceremoniaire.net) en 2007, dans lequel il prétend au retour du rite antique. "Seul celui qui croit à genoux croit vraiment", dit un passage du livre.

Nous l'avons déjà croisé dans ces pages, notamment ici:

¤ Une interviewe au Süddeutsche Zeitung le 24/5/2010
¤ Benoît XVI, l'anti-modèle de l'intellectuel moderne: interviewe au quotidien catholique allemand Die Tagespost le 15/4/2012

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Merci une fois de plus à Teresa, qui a découvert cette pépite.

     

Le Pape sans pays

Martin Mosebach
www.nytimes.com
Francfort
30 Avril 2005
(ma traduction)
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Les gens d'autres pays ont peut-être remarqué que la réaction officielle de l'Eglise catholique allemande à l'élection retentissante d'un pape allemand était, pour employer un euphémisme, retenue. Le catholicisme allemand est très nanti et très "middle class". Il jouit de privilèges importants de l'Etat et il a peur de marcher en dehors des limites délimitées par l'Etat et la société. Les évêques allemands et les membres laïcs éminents sont toujours inquiets de perdre leur voix dans le consensus démocratique, leur position au sein d'une société libérale éclairée.

C'est comme s'ils avaient oublié combien l'Eglise est vieille, à combien de systèmes sociaux, à combien de ruptures historiques elle a résisté, et le fait qu'elle a passé des siècles entiers à ne pas être totalement «dans le vent» - peut-être particulièrement au moment où elle est en train de se fondre dans une société urbaine multiculturelle, atomisée, éclairée et individualiste qu'elle a lentement infiltrée et transformée.

Il se peut que le pape Benoît XVI soit convaincu que les institutions démocratiques ont aussi peu le droit d'intervenir dans la structure de l'Église, que les nombreux empereurs et rois qui ont essayé de le faire dans les siècles passés. Cette position l'a rendu impopulaire parmi ses collègues allemands membres du clergé, qui sont intimidés par la culture contemporaine, mais elle fascine également des intellectuels qui se sont éloignés de l'Église, et qui ne sont pas influencés par une rhétorique superficielle de réconciliation. En Benoît, ils voient le représentant authentique d'une religion dont ils ne savent pas s'il faut la voir comme encore dangereuse, ou peut-être comme le seul contrepoids à la société laïque.

En tant qu'allemand, j'ai moi-même toujours été frappé de voir à quel point le pape est non-allemand. Voyez son visage si singulier, ses grands yeux d'enfant qui se cachent dans leurs orbites sombres, et la lueur d'enthousiasme dont ils semblent rayonner, même quand il est absorbé dans la contemplation. Il est rare de voir un tel visage dans sa patrie bavaroise. Le grand romancier Heimito von Doderer a dit une fois que la Bavière pouvait être divisée entre un petit groupe de bouchers et un grand groupe de personnes qui ressemblent à des bouchers (!!!). Et contrairement à beaucoup de mes compatriotes, le pape est inlassablement courtois et semble devenir encore plus aimable au milieu d'un débat, bien qu'il n'ait jamais lâché un pouce de terrain. Ses ennemis le disent froid parce qu'il refuse de feindre la cordialité. Et c'est vrai: son comportement n'a rien de commun avec le moule démonstratif de la méthode "Dale Carnegie" (1888-1955, conférencier américain à l'origine d'une méthode de développement personnel adaptée au monde de l'entreprise), tant admiré en Allemagne.

Mais son allemand est beau, ce qui est particulièrement remarquable pour un Allemand dans une position élevée, puisque la langue n'est pas souvent parlée correctement, pas même par les locuteurs natifs. Bien qu'il soit un philosophe et un théologien, il a développé un style qui est cristallin dans sa simplicité, mais qui ne simplifie jamais les sujets compliqués dont il a besoin pour ses discours. N'est-ce pas également une vertu digne d'un pasteur d'âmes?

Le nom de Benoît indique clairement le programme du nouveau pontife. Même en tant que cardinal, le pape a lutté contre une tendance qui voyait le Concile Vatican II comme une sorte de «superconcile», comme si l'histoire de l'Eglise avait commencé en 1962. «Benoît» sonde les profondeurs de l'histoire jusqu'au premier siècle chrétien, lorsque les églises latines et grecques étaient encore unies. La grande Liturgie latine et le chant grégorien choral ont des liens spéciaux avec l'ordre bénédictin. Lors de son installation, le nouveau pape est revenu à un pallium de laine dans le style porté par les pontifes du premier millénaire. L'Evangile a été chanté en latin et en grec, comme cela se faisaitt autrefois à chaque messe papale. Clairement, il voit dans l'ancienne liturgie un signe d'unité entre l'Orient et l'Occident.

Sa rigueur en matière de doctrine est en partie une réponse à une perte de clarté perçue à la fois dans le dogme et dans la liturgie après le Concile Vatican II. Mais son but principal, en restaurant la liturgie, est la réconciliation avec l'église byzantine. Le fait que ce projet soit chargé d'électricité peut être vu dans les paroles prononcées par le cardinal Joseph Ratzinger: il serait étonnant qu'en se réconciliant avec Rome, l'Eglise orthodoxe accorde une plus grande primauté au pape qu'elle ne le faisait avant le schisme.

Tout pontife qui veut vraiment construire des ponts doit d'abord stabiliser ses propres rivages. Alors que les enseignements de Jean-Paul II étaient centrés sur l'humanité dans sa dignité donnée par Dieu, le Pape Benoît pourrait retourner à la nature de Jésus. La théologie occidentale a longtemps été influencée par un arianisme rampant - l'idée que Jésus n'était pas de la même substance que Dieu. Ce serait conforme à son caractère si Benoît investissait tout son zèle dans l'effort de refonte du concept de l'incarnation divine dans un nouveau langage, qui le rendrait à nouveau compréhensible pour les théologiens modernes, les enseignants et les intellectuels (n'est-ce pas ce que Benoît XVI devait faire plus tard avec sa trilogie sur Jésus?).

Venant de la bouche d'un homme convaincu qu'il n'existe aucune contradiction entre la foi et la raison, ce précepte résonnerait comme s'il n'avait jamais été mis en doute.

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