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Il y a 25 ans, la chute du mur

Pour réfléchir à la portée de l'évènement, deux textes, dont un du cardinal Ratzinger, nous disent que la leçon de la "chute" du mur a été ignorée, et que le monde n'a toujours pas pris congé du communisme (9/11/2014)

On célèbre aujourd'hui le vingt-cinquième anniversaire de la "chute" du mur de Berlin.
Les médias, au nom du "devoir de mémoire", ont donné une ample couverture à l'évènement, mais comme d'habitude, ils ont cédé à la superficialité, réduisant l'évènement à l'anecdote et rendant ainsi impossible d'en saisir la portée, et de comprendre les leçons qu'on peut en tirer pour aujourd'hui. Ils l'ont vidé de sa substance au point qu'il n'en reste plus guère que des images couleur sépia, un parfum de nostalgie, comme si leur source n'était pas les faits, mais le scénario du film "Goodbye Lenin".

La Bussola reproduisait ce matin une analyse intéressante (même si je ne la partage pas en ce qui concerne le rôle de la Russie de Poutine) signée de l'essayiste italien catholique Luigi Geninazzi.
Celui-ci est en particulier l'auteur d'un livre paru en août 2013, "L'Atlantide Rossa, la fine del communismo in Europa", préfacé par Lech Walesa, où il raconte son expérience vécue de reporter, envoyé spécial de l'autre côté du "rideau de fer" pour différents titres catholiques, dont L'Avvenire.
Dans cet article, il rappelle que le mur n'est pas à proprement parler "tombé", comme on nous le serine, mais qu'il a été abattu, et certes pas en une nuit, mais au terme d'un long processus qui avait commencé dix ans plus tôt, en Pologne.
Aujourd'hui, en Europe, il n'y a plus de mur en barbelé et béton comme image matérielle du mal, mais quelque chose de plus subtil, quoique tout aussi maléfique, que le pape Benoît appelait "dictature du relativisme". Ce quelque chose finira-t-il aussi par s'écrouler, sans violence, comme le fameux mur, sous les coups de boutoir répétés d'une minorité agissante.

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Justement à ce propos, je propose à mes lecteurs de relire un texte lumineux du cardinal Ratzinger (qui nous renvoie d'une certaine façon à la Conférence du cardinal Brandmüller prononcée le 25 octobre à Nurcie, cf. Une révolution catholique pour l'Europe), datant de février 2004. Il était paru dans l'Avvenire, sous le titre "Les goulags oubliés" ("goulags occultés" aurait été plus adéquat); je l'ai re-publié récemment, mais il est aujourd'hui à nouveau en pleine actualité, et de toute façon, les écrits de Joseph Ratzinger peuvent être relus inlassablement, car on y découvre toujours quelque chose de nouveau.

Le cardinal y expliquait que malgré la fin du communisme, quinze ans après (à l'époque) le bilan n'en avait toujours pas été fait: même après ce qu'il nomme le traumatisme de 1989, le monde n'a pas encore pris congé du marxisme.
Cela reste dramatiquement vrai aujourd'hui.

     

LE MUR DE BERLIN, UNE LEÇON NON SUIVIE

Luigi Geninazzi
www.lanuovabq.it/it/articoli-muro-di-berlino-una-lezione-disattesa
Ma traduction
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[A l'occasion du 25e anniversaire de la chute du mur de Berlin, une analyse de Luigi Geninazzi publié dans le numéro de Novembre de "Il Timone" (www.iltimone.org)].

La chute du mur de Berlin a été avant tout une victoire de la dignité de l'homme et de la vérité. Une leçon qui a ensuite été rejetée et trahie, mais qu'il est urgent de redécouvrir aujourd'hui où de nouveaux murs sont construits en Europe et dans le reste du monde.

C'est un événement qui a changé l'histoire, mais il s'est déjà transformé en mythe. La chute du mur de Berlin est désormais devenue une icône glorieuse, l'image symbolique d'un changement destiné à faire date, que bien peu alors considéraient possible: la défaite du communisme en Europe, la fin de la division entre l'Est et l'Ouest, le début d'une nouveau monde. Et tout cela est arrivé en l'espace d'une nuit, le 9 Novembre 1989, quand l'odieuse barrière de fil de fer barbelé et de béton qui divisait le vieux continent sembla s'affaisser brusquement comme si elle était en papier mâché.

LE DÉBUT D'UN RÊVE
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Ce n'était pas seulement la fin d'un cauchemar, c'était le début d'un rêve: l'affrontement long et dramatique entre la démocratie et le totalitarisme avait été remporté par la première, et dans l'ivresse du moment, pour beaucoup, il a semblé que la victoire était acquise pour toujours. L'idée de la «fin de l'histoire», titre d'un célèbre essai du politologue américain Francis Fukuyama, sembla être l'interprétation la plus perspicace et la plus raffinée du grand tournant de 89. A compter de ce moment, le système libéral-démocratique n'aurait plus de rivaux et allait s'affirmer progressivement et inévitablement sur toute la planète. Bien sûr, il y aurait encore des tensions, des crises et des guerres, mais elles n'auraient plus un caractère idéologique et systémique.

Les choses ne se sont pas passées ainsi, comme nous le savons bien. Le monde est parcouru de spasmes et de défis «globaux», qui en 2014, à vingt-cinq ans exactement de la fin du communisme en Europe, ont revêtu une physionomie agressive et dangereuse pour le maintien de la démocratie, au point que le Pape François les a qualifiés de «troisième guerre mondiale conduite par morceaux». Le terrorisme, qui a marqué l'aube du troisième millénaire, a fait un bond en avant mortel en passant d'une structure de groupes clandestins (le réseau Al-Qaïda) à une entité souveraine avec une armée, un territoire et un gouvernement violent et sanglant (l'Etat islamique), qui vise à la mise en place du Califat, non seulement dans les pays à tradition musulmane, mais aussi en Europe.

ABATTU, PAS ÉCROULÉ
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Dans le même temps l'Orient russe revendique à nouveau avec force son identité culturelle et politique, en réaffirmant, y compris militairement, un concept de «sphère d'influence» qui semble faire revivre la vieille logique de Yalta. L'Occident, confus et égaré, vit une crise profonde qui dévaste l'économie, mais, pire encore, est en train de subvertir les fondements éthiques de la société civile.

89, une illusion fugace? Pas du tout.
Nous devons laisser tomber le mythe et regarder ce qu'a effectivement représenté la chute du mur. Le terme est entré dans le lexique courant, mais ne correspond pas à la réalité. Le mur de Berlin ne s'est pas écroulé, il a été abattu. Pas en une nuit, mais au cours de nombreuses années. Il n'est pas tombé, il a été renversé par des gens tenaces et déterminés qui ont défié à mains nues un pouvoir intolérant et répressif. L'Allemagne communiste avait déjà commencé à changer un mois avant qu'à Berlin, le mur ne s'ouvre: le 9 Octobre devant la Nikolaichirche de Leipzig, où chaque semaine, les manifestants se réunissaient pour prier, pour la première fois, la police renonça à intervenir avec les matraques et les lances à eau.

TOUT A COMMENCÉ EN POLOGNE
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Comme l'admettra plus tard un chef de la Stasi, «nous étions prêts à faire face à n'importe quelle action de protestation, mais pas à des choeurs religieux et des bougies allumées».
«Keine Gewalt», pas de violence était leur devise. La longue vague de protestation pacifique au Moloch communiste était partie de Pologne en 1980. La première brèche dans le mur avait été ouverte sur le littoral baltique avec la naissance de Solidarnosc, le premier syndicat indépendant de tout l'empire soviétique. Les travailleurs polonais relevèrent la tête et reprirent courage, s'appropriant l'exhortation désormais célèbre de Saint Jean-Paul II, le pape protecteur de Solidarnosc: «N'ayez pas peur». Naquit alors un mouvement de peuples, dont quête de liberté devait contaminer toutes les autres nations d'Europe centrale et orientale, jusqu'à provoquer la reddition des dictatures communistes qui, par un surprenant effet domino, tombèrent l'une après l'autre à Varsovie, Budapest, Berlin Sofia, Prague, puis à Bucarest. Sauf dans le cas de la Roumanie, le changement advint sans même casser une vitre.

Celle de 1989 a été appelée à juste titre «la révolution pacifique la plus réussie de l'histoire». Des millions de personnes ont su affronter le mal avec un cœur libre de haine, ils ont su défier le pouvoir sans céder à la tentation de la violence. Ainsi a fleuri le printemps des peuples de l'est, enracinés dans la tradition chrétienne, ressource essentielle pour un mouvement anti-totalitaire comme l'avait déjà noté au dix-neuvième siècle, le laïc Tocqueville, selon lequel la religion, avec sa foi en un Absolu supra-terrestre, limitait et relativisait le pouvoir terrestre des politiques.

89 est pas un mythe, c'est une méthode pour changer le cours de l'histoire quand tout semble souffler dans la direction opposée. C'est la méthode mise en œuvre par Lech Walesa, le leader de Solidarnosc, inflexible dans la défense des droits des ouvriers, mais en même temps ouvert au dialogue avec le gouvernement. C'est la méthode proposée par Vaclav Havel, l'homme-symbole de la révolution de velours en Tchécoslovaquie, l'intellectuel timide qui, dans son livre, 'Le pouvoir des démunis', montre la voie de sortie de la résignation et de la soumission au mensonge du totalitarisme: une existence authentique, une vie dans la vérité, parce que le changement structurel doit commencer par un renouvellement du "moi".

LA LOGIQUE DE YALTA
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C'est cela, la leçon de 89. Une leçon qui a malheureusement été rejetée et ignorée. A commencer par le monde islamique où la religion est souvent utilisé comme une massue pour frapper et détruire ceux qui sont considérés comme l'ennemi. L'espoir d'un changement non-violent qui a caractérisé le printemps arabe a été balayé par l'hiver du fondamentalisme qui a atteint son paroxysme dans le fanatisme idéologique et sanguinaire du califat. Les choses ne vont pas mieux en Europe, où le communisme n'xiste plus, mais où demeure la conviction des puissants de pouvoir conduire l'histoire au mépris de la liberté et de la dignité des citoyens. La crise ukrainienne, qui a déjà coûté des milliers de vies, a fait renaître les prétentions, les angoisses et les peurs typiques de la guerre froide avec les mêmes vieux acteurs couverts avec de nouveaux vêtements, la Russie nationaliste et autoritaire de Poutine et l'Occident indécis à tout. Il y a de nouveau l'affrontement entre les «blocs» sur lequel on gaspille des analyse partisane, en oubliant de regarder le «facteur humain», ce désir inné de liberté qui a donné lieu à la manifestation de Majdan comme cela advint il y a trente ans avec Solidarnosc. Propagande, mensonges, arrogance, la haine et la violence, tout semble fonctionner comme aux vieux jours dans les couloirs du Kremlin. Mais à l'Ouest aussi, il y a une tendance à de défaire de la subjectivité humaine au nom de nouvelles idéologies où il n'y a plus le concept discriminant de vérité et de mensonge. Pourtant, le changement ne peut venir que d'en bas, de la redécouverte de leur propre dignité, la seule force capable de générer la solidarité et la liberté. Alors seulement nous pourrons faire tomber les nouveaux murs qui sont érigés en Europe et dans le monde.

     

LES GOULAGS OUBLIÉS

Cardinal Joseph Ratzinger,
L'Avvenire, 4 février 2004
Ma traduction
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A bien y regarder, deux années semblent avoir marqué les dernières décennies du siècle qui vient de se terminer : 1968 et 1989.

1968 est lié à l'émergence d'une nouvelle génération, qui non seulement jugea l'oeuvre de reconstruction de l'après-guerre inadéquate, remplie d'injustice, d'égoïsme et d'un désir ardent de possession, mais qui considéra le déroulement entier de l'histoire, à partir de l'époque du triomphe du christianisme, comme une erreur et un échec. Désireux d'améliorer l'histoire, de créer un monde de liberté, d'égalité et de justice, ces jeunes se convainquirent d'avoir trouvé la route la meilleure dans le grand courant de la pensée marxiste.

L'année 1989 marqua le surprenant écroulement des régimes socialistes en Europe, laissant derrière eux les tristes séquelles de terres détruites, et d'âmes détruites. Et pourtant, ceux qui pensaient que l'heure du message chrétien allait à nouveau sonner se sont leurrés : bien que le nombre des chrétiens dans le monde ne soit pas négligeable, en cet instant de l'histoire, le christianisme n'a pas réussi à s'imposer comme une alternative d'époque. En somme, la « doctrine du salut » marxiste était née, dans ses multiples versions, instrumentalisées de différentes façons comme unique vision du monde technologique (scientifica,) accompagnée de motivation éthique et adaptée à accompagner l'humanité dans le futur. D'où la difficulté d'en prendre congé, même après le traumatisme de 1989.

Il suffit de penser à quel point la discussion sur les horreurs du goulag communiste a été contenue, à quel point la voix de Soljenitsyne est restée inécoutée : de tout cela on ne parle pas. Il y a une sorte de pudeur qui impose le silence. On ne fait allusion qu'occasionnellement, comme en passant, au sanguinaire régime de Pol Pot. Mais ce qui est resté, c'est le désanchantement, et aussi une profonde confusion.
Aujourd'hui, plus personne ne croit aux grandes promesses morales.
Et c'est justement en ces termes qu'avait été compris le marxisme: un courant qui souhaitait la justice pour tous, l’avènement de la paix, l'abolition des rapports injustifiés de domination de l'homme sur l'homme et ainsi de suite. Pour ces nobles buts, on crut devoir renoncer aux principes éthiques et pouvoir utiliser la terreur comme moyen du bien. Dès lors que, même fugitivement, les ruines de l'humanité produites par cette idéologie ont affleuré en surface - visibles à tous - les gens ont préféré se réfugier dans le pragmatisme ou professer publiquement le mépris pour l'éthique.

Un exemple tragique est celui de la Colombie, où dans le passé, à l'enseigne du marxisme, une lutte pour la libération des petits agriculteurs étouffés par les grands capitalistes a été entreprise. À sa place, aujourd'hui, il reste une république de rebelles soustraits au pouvoir d'état, qui vit ouvertement du trafic illicite de drogue et qui ne cherche aucune justification morale pour cela, essentiellement parce que, en satisfaisant la demande des pays riches, elle réussit à nourrir le peuple qui autrement aurait du mal à trouver sa place dans l'ordre économique mondial.
Dans des situations confuses comme celle-là, n'est-ce pas le devoir du christianisme de tenter sérieusement de retrouver sa voix, afin d' « introduire » son message dans le nouveau millénaire, de le proposer comme voie compréhensible et universelle vers l'avenir?

Où était-elle, durant toutes ces années, la voix de la foi chrétienne ?
1967, année de naissance de ce mouvement, bouillonnait encore des ferments de la première période postconciliaire.
Le concile Vatican II s'était proposé de renouveler le rôle du christianisme comme moteur de l'histoire. Au XIXème siècle, en effet, l'opinion s'était répandue que la religion appartenait à la sphère subjective et privée, et que son influence devait se limiter à ces domaines. Justement parce que reléguée à la sphère subjective, la religion ne pouvait pas se poser comme force déterminante pour le grand cours de l'histoire et pour les décisions à y assumer. Une fois les travaux du Concile terminés, il devait donc être à nouveau clair que la foi des chrétiens embrasse l'existence toute entière, est un point "cardinal" de l'histoire et du temps et n'est pas destinée à limiter sa sphère d'influence à la seule subjectivité.

Le christianisme - tout au moins dans l'optique de l'Église catholique - tenta de sortir du ghetto dans lequel il se trouvait enfermé depuis le XIXème siècle et de s'impliquer à nouveau pleinement dans le monde.

Parler ici des dissensions et des oppositions internes à l'Église, dérivant de l'interprétation et de l'adoption du Concile serait superflu. Dans la détermination du rôle du christianisme dans l'histoire, il a influé surtout sur l'idée d'un nouveau rapport entre l'Eglise et le monde.

Si dans les années trente, Romano Guardini avaient forgé - à juste titre - l'expression « distinction de ce qui est chrétien » (Unterscheidung des Christlichen), aujourd'hui, une telle distinction semblerait avoir perdu son importance, plutôt en faveur du dépassement des distinctions, du rapprochement au monde, de l'implication dans le monde.
Avec quelle rapidité ces idées ont pu sortir du cercle des discours ecclésiastiques académiques pour acquérir un aspect plus pratique, cela commença à être évident déjà en 1968, à l'époque des barricades parisiennes, lorsqu'on célébrait une eucharistie de la révolution et expérimentait avec elle une nouvelle alliance entre l'Eglise et le monde à l'enseigne de la révolution, dans l'attente de jours meilleurs. La participation en première ligne de communautés estudiantines catholiques et évangéliques aux mouvements révolutionnaires dans les universités européennes et extra européennes ne fit que confirmer cette tendance.
Il semblait, à cette époque, que l'unique voie possible était le marxisme. Il semblait que Marx avait assumé le rôle exercé au XIIIème siècle par la pensée aristotélicienne, une philosophie préchrétienne (c'est-à-dire « païenne »), à baptiser pour rapprocher l'une de l'autre foi et raison et pour les placer dans un rapport correct.
Ceux qui s'attendaient à ce que le christianisme se transforme en un mouvement de masse ont compris qu'ils s'étaient trompés: ce ne sont pas les mouvements de masse qui renferment en eux des promesses d'avenir. L'avenir naît lorsque des personnes se rencontrent sur des convictions communes, capables de donner forme à l'existence. Et l'avenir croît de façon positive si ces convictions jaillissent de la Vérité et mènent à la Vérité.