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Le Pape François va-t-il briser l'Eglise? (IV)

Fin de l'analyse de Ross Douthat dans "The Atlantic"

¤ Première partie (et présentation) ici: Le Pape François va-t-il briser l'Église? (I)
¤ Le Pape François va-t-il briser l'Église? (II)
¤ Le Pape François va-t-il briser l'Église? (III)

VI. LE PROBLÈME KASPER

Mais il y a des moments où François lui-même semble désirer quelque chose de plus qu'un simple changement d'orientation. Même s'il a officiellement réaffirmé les enseignements de l'Église sur la sexualité et le mariage, il a montré une impatience persistante, - populiste, jésuite, ou les deux - face aux obstacles que ces enseignements présentent pour ramener quelques catholiques non pratiquants à l'Eglise. Sa frustration a émergé le plus clairement sur la question du divorce et du remariage: il a montré à maintes reprises ce qui semble être un soutien tacite à l'idée, depuis longtemps soutenue par Walter Kasper et d'autres cardinaux libéraux, de permettre aux catholiques engagés dans un second mariage de recevoir la communion, même si leur premier mariage est toujours considéré comme valide, c'est-à-dire même s'ils vivent dans ce que l'Eglise considère comme une relation adultère.

L'argument, de Kasper et d'autres, est que ce serait un changement strictement pastoral, un geste de bienvenue et de pardon plutôt qu'une approbation de la deuxième union, et donc n'altérerait pas l'enseignement formel de l'Église sur l'indissolubilité du mariage. L'implication pourrait être que le panorama post-révolution sexuelle est aujourd'hui aussi culturellement étranger à l'Église que la Chine l'était à l'époque de Matteo Ricci, et qu'un accomodement culturel est nécessaire avant que le travail missionnaire puisse prospérer.

Le problème pour François est que l'argument de Kasper n'est pas particulièrement convaincant. Décrire la communion pour les remarié comme un simple changement pastoral ignore ses inévitables implications doctrinales. Si les gens qui vivent comme adultères peuvent recevoir la communion, si l'Eglise peut reconnaître leur état de vie comme non idéal mais malgré tout tolérable, alors ou bien la théologie sacramentelle de l'Eglise, ou bien sa définition du péché doit être effectivement réécrite. Et les conséquences d'un tel changement sont potentiellement très larges. Si l'adultère est pardonnable, alors pourquoi pas les autres formes d'amour, d'engagement sexuel à long terme? Non seulement les couples de même sexe, mais les couples hétéros vivant en union libre, et même les familles polygames (une préoccupation particulière chez les cardinaux africains) pourraient mériter la même exception pastorale, rendant très vite anachronique l'idée même de péché sexuel objectif.

C'est le point où la recherche par François d'un équilibre pourrait, de sa propre initiative, finalement tomber en miettes, ramenant sur le devant de la scène la guerre culturelle dont il avait tant réduit l'importance.
Et c'est le point où son pontificat pourrait devenir véritablement révolutionnaire. Ses autres actes sont en train de changer l'Église, mais de façon progressive et réversible, laissant les lignes de conflit floues et les tensions surmontables. Mais altérer un enseignement sur le sexe et le mariage, sur lequel l'Église a insisté pendant des siècles pour dire qu'il ne peut tout simplement pas être modifié - un enseignement sur une question traitée directement (alors que par exemple, l'homosexualité ne l'est pas) par Jésus lui-même est une chose très différente. Cela suggèrerait au monde, et à de nombreux catholiques, que le catholicisme capitule officiellement devant la révolution sexuelle. Cela donnerait aux progressistes de l'Église des motifs raisonnables pour demander la place pour d'autres expériences. Et il serait impossible pour beaucoup de conservateurs, laïques et religieux, d'éviter quelque forme d'opposition publique au pape.

VII. Un schisme en vue?

Une telle évolution ne produirait probablement pas une crise immédiate ou un schisme. Mais elle placerait l'Eglise sur le genre de trajectoire que la Communion anglicane et d'autres dénominations protestantes ont empruntée sur ces questions, et rendrait beaucoup plus probable une division éventuelle. Tandis que les expériences pastorales prolifèreraient, les différences géographiques et culturelles prendraient de plus en plus d'importance, et l'enseignement catholique officiel varierait de fait d'un pays à un autre, d'un diocèse à un autre, d'une manière plus explicite qu'aujourd'hui. (Déjà, les évêques allemands ont fait connaître leur intention d'aller de l'avant avec une approche kaspérienne - peu importe ce qui se passe à Rome.) Des affrontements ouverts au sein de la hiérarchie deviendraient monnaie courante. Critiquer le pape deviendrait normal parmi les orthodoxes mal à l'aise, et les enjeux deviendraient de plus en plus élevés à chaque élection ou intervention papale ultérieure.

Rien de tout cela ne serait tout à fait nouveau: le christianisme catholique n'a jamais été monolithique, et des divisions similaires se sont ouvertes au long des 2000 dernières années. Mais ces exemples ne sont pas particulièrement encourageants, étant donné que de nombreuses grandes disputes théologiques ont conduit, comme on pouvait s'y attendre, aux grands schismes, depuis les premières scissions avec les Coptes, les Monophysites et les Nestoriens, jusqu'à la séparation de l'Eglise d'Orient, le Grand Schisme du Moyen-âge tardif, et bien sûr la Réforme protestante.

Peut-être les débats de la révolution sexuelle sembleront-ils moins importants, avec le recul, que les controverses sur la nature de la divinité du Christ ou les arguments du temps de la Réforme au sujet de l'autorité papale et des sacrements. Mais depuis le début, l'éthique sexuelle a été plus proche du cœur du christianisme et de la vie chrétienne que de nombreux progressistes théologiques le prétendent aujourd'hui. Ce n'est pas pour rien que Philip Rieff décrit des idéaux comme la monogamie et la chasteté comme faisant partie de "la matrice consensuelle de la culture chrétienne". Et ce n'est pas vraiment surprenant que dans les églises protestantes, ces débats ont souvent menacé de produire, ou produit des schismes.

Ce qui soulève une question importante: Est-ce cela que les catholiques libéraux veulent?

La réponse, selon mon expérience, est non. La plupart des catholiques libéraux rejetteraient tout simplement l'argumentation que je viens de faire. Certains ne voient pas pourquoi l'Église ne pourrait pas adopter un ou deux changements sur l'éthique sexuelle tout en maintenant la ligne sur d'autres fronts; ils pensent que les conservateurs exagèrent la mesure dans laquelle le point de vue de l'Eglise sur la sexualité humaine est, comme la tunique de Jésus, un vêtement sans couture. D'autres pensent sincèrement qu'un changement comme celui que propose le cardinal Kasper n'est vraiment rien de plus qu'un amènagement pastoral (comme la disparition post-Vatican II des vendredis sans viande), et les conservateurs râleront un peu avant d'apprendre rapidement à vivre avec.

Plus largement, il y a le présupposé que la distinction entre la pratique et la doctrine est soutenable, ou tout au moins soutenable sur la durée des décennies ou des siècles nécessaires pour que l'opposition conservatrice retombe. En effet, de nombreux catholiques libéraux diraient que c'est de cette façon que l'Église a toujours changé. Un enseignement ou une idée (l'interdiction de l'usure, par exemple, ou la spéculation théologique que les enfants qui meurent non baptisés vont aux limbes) devient progressivement un vestige: les catholiques l'ignorent et les ecclésiastiques cessent d'en parler, et puis finalement la hiérarchie arrive avec quelque explication officielle (de celles qui commencent par "Comme l'Église l'a toujours enseigné... ") pour expliquer pourquoi il n'est plus vraiment en vigueur. Le reste de l'enseignement catholique se tient très bien pendant cette transition; il n'y a aucun danger d'un effet Jenga (du nom d'un jeu de société, ndt), aucun fil qui, une fois tiré, finit par défaire le tout.

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CONCLUSION
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Ce point de vue est très répandu sans être toujours tout à fait explicite. Toutefois, il arrive qu'il soit exposé complètement: dans son nouveau livre, 'The Future of the Catholic Church With Pope Francis' (L'avenir de l'Eglise catholique avec le pape François) (dans lequel le pontife lui-même apparaît principalement à travers des citations extrêmement sélectives), un détracteur de longue date du pape, Garry Wills, offre une vision du futur du catholicisme dans lequel la compréhension qu'a l'Eglise de la loi naturelle, son opposition à l'avortement, et même le sacrement de la confession sont tous destinés au même sort que la messe en latin.

Sa vision de l'histoire catholique est impitoyablement cohérente. Le "développement du dogme" signifie juste que les doctrines vont et viennent selon les caprices de l'histoire, et qu'aucune idée ou institution - sauf probabmement quelque croyance en la divinité de Jésus - n'est forcément indispensable. A la place, il y a juste une damnée chose après l'autre, et si l'Église enseigne une chose à une époque, l'inverser à la suivante n'est pas une grosse affaire. Ici son livre renverse hardiment l'idées de GK Chesterton, qui soulignait de quelle manière impressionnante l'Eglise s'est rendue libre en secouant de son dos l'empire romain décadent, le monde médiéval mourant, et finalement l'ancien régime. Pour Chesterton, c'était la preuve de la résilience de la foi et, finalement, de son capital-V, Vérité. Pour Wills, cela prouve que l'Eglise peut juste changer la foi comme elle l'entend pour répondre à un monde en mutation.

Wills est un cas parmi les catholiques libéraux, dont la plupart ont tendance à être plus modestes et graduels, et moins enclins à porter les prémisses à leur extrême. Mais la plupart des progressistes partagent sa conviction de base que la résistance conservatrice sur à peu près toute question doctrinale peut éventuellement être surmontée, et que le catholicisme restera toujours d'une certaine façon le catholicisme, peu importe combien de choses, en apparence essentielles à une époque, sont altérés ou abandonnées.

Sous François, cette conviction progressiste semble reposer sur deux suppositions.
La première est que les changements modérés sont en fait nécessaires pour l'oeuvre missionnaire à l'ère post-révolution-sexuelle, et qu'une fois accomplis, le renouvellement ultérieur justifiera les moyens. La deuxième est que, les catholiques conservateurs étant tellement soumis à l'autorité papale, une révolution d'en haut peut tout entraîner devant elle: la théologie même des conservateurs, leur rend impossible de résister efficacement à un pape libéralisant, et de toute façon ils n'ont pas d'autre endroit où aller .

Mais la première supposition a désormais un certain nombre de preuves contre elle, étant donné la façon dont la plupart des églises protestantes qui se sont déjà libéralisées sur les questions sexuelles - souvent en se divisant dans le processus - vieillissent actuellement vers une extinction confortable. (Comme bien sûr, l'Eglise catholique en Allemagne, ground zero pour la vision de la réforme selon Kasper).
Le catholicisme progressiste contemporain a été marqué par l'expérience du Concile Vatican II, quand ce qui était alors un catholicisme américain vivace pouvait être invoqué comme preuve que l'Eglise devait faire la paix avec le libéralisme tel qu'il était entendu en 1960. Mais le libéralisme en 2015 signifie quelque chose d'assez différent, et les tentatives pour accomoder le Christianisme à ses principes ont rarement produit la croissance florissante attendue. Au contraire, les récentes victoires du Christianisme libéral ont très souvent été associées à la baisse ou à la dissolution de ses expressions institutionnelles.

Ce qui laisse la deuxième supposition, que les libéraux se replient sur une sorte d'ultramontanisme progressiste, impliquant que le pouvoir papal peut refaire l'Eglise sans la diviser, et que lorsque Rome parle, même les conservateurs déçus finissent par admettre que l'affaire est close.

C'est une théorie courageuse. Nous saurons bientôt si "Papa Francesco" a l'intention de la mettre à l'épreuve.

Fin...

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