Un mystérieux "commun accord"

... sur la possibilité d'un "itinéraire pénitentiel" pour les "divorcés remariés", dans l'Instrumentum Laboris pour le prochain Synode. Retour sur le commentaire d'un dominicain français, le Père Michelet, via Sandro Magister dans un billet de la semaine dernière

 

Un ami prêtre, le père J. attire mon attention sur un récent billet de Sandro Magister (1) au titre énigmatique: «SYNODE. DANS LE DOCUMENT PRÉPARATOIRE IL Y A UN PHÉNIX D’ARABIE» (chiesa.espresso.repubblica.it).
En fait, il s'agit d'une allusion à l'opéra de Mozart Così fan tutte - «Tout le monde dit qu’il existe, mais personne ne sait ce que c’est» - en référence au paragraphe 123 de l'Instrumentum Laboris du synode sur la famille d'octobre prochain.
Ce paragraphe affirme en effet qu'«un commun accord existe sur l’hypothèse d’un itinéraire de réconciliation ou voie pénitentielle, sous l’autorité de l’évêque, pour les fidèles divorcés et remariés civilement, qui se trouvent dans une situation de concubinage irréversible.»
Mais de quel «commun accord» s'agit-il?
Sandro Magister reproduit à ce sujet une réflexion d'un théologien dominicain français, Thomas Michelet, qui cite les deux paragraphes, 122 et 123, objets de sa perplexité.

Extrait du texte du père Michelet

Je m’en tiendrai ici à un seul point, celui de la "voie pénitentielle" (IIIe partie de l'Instrumentum Laboris, chapitre 3, numéros 122-123).
L'article 122 reprend le numéro 52 de la Relatio synodi, qui était l’un des trois à n’avoir pas été formellement approuvés par le synode des évêques d’octobre 2014, faute d’avoir obtenu la majorité requise des deux-tiers. C’était même l’article qui avait été le plus rejeté, n’ayant recueilli que 104 placet contre 74 non placet (alors qu’on avait 125 placet et 54 non placet pour le n° 41 ; 112 placet et 64 non placet pour le n° 53).
Or désormais, d’après l'Instrumentum Laboris, un commun accord existe sur l’hypothèse d’un itinéraire de réconciliation ou voie pénitentielle (n° 123).


122 (n° 52 de la "Relatio Synodi"). Il a été réfléchi à la possibilité pour les divorcés remariés d’accéder aux sacrements de la Pénitence et de l’Eucharistie. Un certain nombre de pères synodaux se sont maintenus en faveur de la discipline actuelle en vertu de la relation constitutive existant entre la participation à l’Eucharistie et la communion avec l’Église, et son enseignement sur l’indissolubilité du mariage. D’autres se sont exprimés en faveur d’un accueil non généralisé à la table eucharistique, dans certaines situations particulières et à des conditions bien précises, surtout quand il s’agit de cas irréversibles et liés à des obligations morales envers les enfants qui viendraient à en souffrir de manière injuste. L’éventuel accès aux sacrements devrait être précédé d’un chemin pénitentiel sous la responsabilité de l’évêque diocésain. La question doit encore être approfondie, en tenant bien compte de la distinction entre la situation objective de péché et les circonstances atténuantes, étant donné que "l’imputabilité et la responsabilité d’une action peuvent être diminuées voire supprimées" par divers "facteurs psychiques ou sociaux" (Catéchisme de l’Église catholique, n. 1735).

123. Pour affronter ce thème, un commun accord existe sur l’hypothèse d’un itinéraire de réconciliation ou voie pénitentielle, sous l’autorité de l’évêque, pour les fidèles divorcés et remariés civilement, qui se trouvent dans une situation de concubinage irréversible. En référence à "Familiaris consortio" 84, un parcours de prise de conscience de l’échec et des blessures qu’il a produites est suggéré, avec le repentir et la vérification de l’éventuelle nullité du mariage, l’engagement à la communion spirituelle et la décision de vivre dans la continence.
D’autres, par voie pénitentielle entendent un processus de clarification et de nouvelle orientation, après l’échec vécu, accompagné d’un prêtre député à cela. Ce processus devrait conduire l’intéressé à un jugement honnête sur sa propre condition, où ce même prêtre puisse faire mûrir son évaluation pour pouvoir faire usage du pouvoir de lier et de dissoudre en fonction de la situation.
Pour ce qui est de l’approfondissement de la situation objective de péché et de l’imputabilité morale, certains suggèrent de prendre en considération la "Lettre aux évêques de l’Église catholique sur l’accès à la communion eucharistique de la part des fidèles divorcés remariés" de la congrégation pour la doctrine de la foi (14 septembre 1994) et la "Déclaration sur l’admissibilité des divorcés remariés à la communion eucharistique" du conseil pontifical pour les textes législatifs (24 juin 2000).

L'Instrumentum Laboris n° 122 ne fait donc que reprendre à l’identique la Relatio synodi n° 52, qui n’avait pas été retenu par les Pères synodaux à la majorité requise et qui donc ne devrait pas théoriquement faire partie de ce texte. Simplement, on l’a fait suivre d’un nouveau numéro (n° 123), qui à la fois affirme l’accord établi depuis sur cette hypothèse et ajoute plusieurs références à des textes du magistère qui faisaient en effet défaut dans la Relatio synodi, ainsi qu’une proposition pastorale qui reste très générale.

(...) cette affirmation d’un "commun accord" est un peu surprenante : désigne-t-elle les Pères du synode qui par hypothèse ne se sont pas réunis depuis, ou plus largement les conférences épiscopales, ou même l’ensemble du peuple de Dieu ? Le texte ne le précise pas.

D’autre part, il n’est pas dit que ce "commun accord" porte sur la proposition de la Relatio synodi elle-même, mais seulement sur "l’hypothèse d’un itinéraire de réconciliation ou voie pénitentielle", ce qui est plus large et peut être compris de bien des manières.

On peut imaginer que ceux qui déjà soutenaient le n° 52 de la Relatio synodi le soutiennent toujours. Mais qu’en est-il des autres qui l’écartaient ? Ont-ils simplement changé d’avis après réflexion ? Ou bien ont-ils été rassurés par l’ajout de ces quelques références à des textes du magistère qui viennent encadrer cette proposition en la corrigeant dans un sens plus traditionnel ? Ou bien à l’inverse sont-ils satisfaits de ce que l’idée d’un "cheminement pénitentiel sous la responsabilité de l’évêque diocésain" soit un peu plus développée et que l’on envisage de soumettre ce processus au discernement d’un prêtre député à cet office, ce qui autoriserait bien des "adaptations" ? Les raisons d’un tel accord, s’il est possible et même probable, sont aussi sans doute multiples et variées.

Mais surtout, il serait à craindre que cette nouvelle unanimité soit plutôt l’effet d’une rédaction large et flottante dans laquelle tout le monde trouverait son compte en apparence, les "novateurs" comme les "conservateurs", mais pas pour les mêmes raisons et pas selon la même interprétation.

En somme, que l’accord reste de façade plutôt que sur le fond, et que le flou de la proposition masque un réel désaccord profond qui risquerait de se maintenir longtemps y compris dans les propositions finales du prochain synode si l’on n’entre pas dans plus de précision. Il y aurait le risque d’une déclaration de principe au plan doctrinal que personne ne remettrait en cause, mais qui ouvrirait ensuite sur des pratiques pastorales extrêmement variées engageant en fait des doctrines très différentes. Au bout de quelques années, on serait mis devant le fait accompli de ces pratiques, et du changement doctrinal qu’elles impliquent et qu’elles auraient inscrit dans les mœurs.
C’est donc dès à présent qu’il faut clarifier ce dossier, ses présupposés et ses enjeux, ses tenants et aboutissants, pour que tout cela se fasse en vérité.

* * *

Le Père J. me fait part de son inquiétude, et commente:

Au vu de ce qu'il pointe, nous allons réellement vers un schisme. L'incise du document est extrêmement claire. C'est le scénario que je pressentais depuis plusieurs mois : Dans le document final du synode, il y aura réaffirmation de la bonne doctrine et juste un incise pour ouvrir un chemin pénitentiel qui sera remis à chaque évêque... et la pastorale deviendra très rapidement le doctrinal.

Note

(1) Je constate avec un plaisir non exempt de malice que, bien qu'on lui ait retiré sa carte d'accréditation auprès de la salle de presse du Saint-Siège, Sandro Magister continue à être une voix très écoutée et le réceptacle naturel de pièces apportées aux différents débats en cours dans l'Eglise.
Ses ennemis s'étaient réjouis un peu trop vite, par envie et/ou ignorance (cf. benoit-et-moi.fr/2015-I/actualite/eviction-de-sandro-magister-ii)