Le dilemme de François


Choisir entre la vérité miséricordieuse et la casuistique destinée aux "durs de coeur". Entre la religion et la sociologie. Très bonne analyse d'Andrea Gagliarducci, qui, partant d'une interview d'un professeur de théologie morale ami deJP II, élargit sa réflexion à l'exposé "explosif" de Georg Gänswein (30/5/2016).

 

Le dilemme de François est le dilemme de l'Eglise d'aujourd'hui


Andrea Gagliarducci
30 mai 2016
www.mondayvatican.com
Ma traduction

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Quel est le dilemme de François? Celui de choisir entre le Christ et Moïse. Autrement dit, entre la vérité miséricordieuse et la casuistique pour les cœurs endurcis. Ou entre la religion et la sociologie.
En fin de compte, l'erreur de Moïse est aussi l'erreur de Karl Marx,
comme l'a expliqué Stanislaw Grygiel dans un article profond et dense qu'il a écrit pour le journal italien Il Foglio.


Grygiel n'est pas n'importe qui. Philosophe, ami de Saint-Jean-Paul II, Grygiel enseigne à l'Institut pontifical Jean-Paul II pour les études sur la famille et le mariage. Son article du 26 mai est une description intense (et douloureuse) du dilemme de l'Église d'aujourd'hui. Ce dilemme n'affecte pas seulement l'Eglise du Pape François. Il fait partie de la dialectique toujours présente entre l'"esprit du monde" et la "vérité raisonnable de la foi". Cependant, placée dans l'image du pontificat de François, cette dialectique risque de conduire à ce que Grygiel définit comme "un chaos théologique".

Partant de l'Exhortation apostolique Amoris Laetitia, le philosophe polonais propose un point de vue inédit et plus large. Selon Grygiel, Amoris Letitia «nous oblige à une réflexion profonde sur la foi, l'espérance et l'amour, c'est-à-dire sur le don de la liberté que nous avons reçu de Dieu», puisque l'exhortation elle-même «ne porte pas un message clair sur le don de Dieu» représenté par «la vérité, le bien, la liberté et la miséricorde».

Grygiel se penche sur les racines de la pensée de François. Il note que le Pape a été instruit selon le principe ignatien de «discernement des esprits dans les situations concrètes» et donc, la règle que «nous devrions entrer dans la maison de l'autre homme à travers sa porte et sortir par notre propres porte».

C'est la logique sous-jacente à la pratique pastorale que François propose à ceux qui ont le cœur endurci (Mt 19,8), et qui refusent les Dix Commandements sur la base de leur 'cogito' qui leur fait douter qu'il soit vrai que le Christ «n'avait pas besoin qu'un homme lui rendît témoignage sur un autre homme; car il savait lui-même ce qui était dans chaque homme» (Jean 2.25).

Ce 'cogito' provoque l'infiltration «dans l'Eglise du doute arien», autrement dit, «si le Christ est Dieu ou non, et si les sacrements sont ce que la foi de l'Église proclame, ou s'ils ne sont pas plus que des signes vides, résultats de la pression émotionnelle des situations concrètes».

C'est l'une des questions cruciales qui ont provoqué une sorte de Protestantisation de l'Église: cette pensée protestante proclamée par Luther, dont la notion de libre examen de conscience a pénétré les francs-maçons, et a ensuite touché les élites du monde. Cette pensée protestante est aujourd'hui le véritable ennemi de l'Église.

C'est le genre de sécularisation, dans laquelle l'oligarchie détient le pouvoir (un résultat de cette sécularisation), que le pape François pointe à juste titre du doigt, étant nourri de la notion de 'pueblo' opposé aux élites.

L'analyse de Grygiel va encore plus loin. Il rappelle comment Moïse reçut de Dieu le Décalogue et détruisit ensuite les tables de la loi quand, descendant de la montagne, il vit son peuple agenouillé devant le veau d'or. Quand le Seigneur donna à nouveau à Moïse les Dix Commandements, Moïse loua le «Dieu miséricordieux et compatissant, lent à la colère, riche en bonté et en fidélité... qui pardonne l'iniquité, la rébellion et le péché, mais ... ne les laisse pas impunis» (Ex 34, 6-7).

Toutefois, note Grygiel, même Moïse «se rendit aux pressions de ceux qui souffrent de dureté de cœur» en leur permettant «de répudier leurs femmes lorsque celles-ci n'étaient plus considérés comme dignes à leurs yeux»

Les choix de Moïse rappellent à Grygiel «la thèse marxiste selon laquelle la quantité se transforme en qualité quand elle atteint sa masse critique, c'est-à-dire quand le mal commis souvent cesse d'être un mal et devient un bien»
L'anthropologie de Moïse est basée sur cette idée de masse critique et «Marx devait connaître cette logique de situations de Moïse, puisqu'il en tira ces conclusions qui font en sorte que de nos jours, la sociologie et les statistiques remplacent le Décalogue»

D'où le dilemme de l'Église: les prêtres «devraient nous aider à vivre la présence du Dieu vivant, historiquement incarné et pour toujours présent parmi nous avec l'Eucharistie». Cependant, ces prêtres sont coincés entre d'un côté les pressions exercées par les hommes «durs de cœur», et de l'autre l'homme selon le point de vue du Christ lequel, «puisqu'en Lui, Dieu crée l'homme... sait ce qu'il y a dans le coeur de chaque homme».

Grygiel accuse avec force: «Certains de nos bergers ou "archibergers", essayant de ne pas faire ouvertement la même erreur que Moïse, et en même temps de ne pas s'exposer à la critique d'être "durs de cœur", assurent à tout le monde que l'indissolubilité du mariage est hors de discussion». D'un autre côté, ils affirment que «l'attitude pratique sur les mariages qui ont échoué s'appuie sur un tout petit mot, "mais", ce qui leur permettra de construire une casuistique à travers laquelle ils pourront justifier l'adultère».

Grygiel parle clairement d'un "oui, mais" casuistique, qui «prend en considération non pas tant la conscience de l'homme que son inclination au mal». C'est la raison pour laquelle, explique Grygiel, «si les choses continuent à aller de cette façon, il est à prévoir que dans peu de temps suivra le chaos [où les personnes enclines au mal iront de paroisse en paroisse, ou même de diocèse en diocèse à la recherche des casuistes les plus rusés]».

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Le dilemne au conclave 2013
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Ce n'est pas un dilemme nouveau pour l'Eglise catholique. Ce dilemme s'est également vu à l'occasion du Conclave 2005, qui a abouti à l'élection du pape Benoît XVI. La présence du dilemme a été racontée par Mgr Georg Gänswein, secrétaire particulier de Benoît XVI, lors d'une présentation de livre le 20 mai .

Lors de son discours, Mgr Gänswein a souligné que «lors du conclave d'Avril 2005, Joseph Ratzinger, après l'une des plus courtes élections dans l'histoire de l'Eglise, sortit élu après seulement quatre tours de scrutin, à la suite d'une lutte dramatique entre le "Parti du sel de la terre", autour des cardinaux Lopez Trujillo, Ruini, Herranz, Rouco Varela ou Medina et le soi-disant "Groupe de Saint-Gall" autour des cardinaux Danneels, Martini, Silvestrini ou Murphy-O'Connor; groupe que récemment, le cardinal de Bruxelles, Danneels en personne, a défini sur le ton de la plaisanterie comme "une espèce de mafia-club".»

Les paroles de Mgr Gänswein certifient l'existence d'une lutte interne. Peut-être cette lutte interne est-elle la clé des nombreuses attaques menées contre le pontificat de Benoît XVI. Le résultat de cette lutte est l'"offensive de charme" autour du pontificat de François. En fin de compte, François avait été perçu comme étant l'homme en mesure de faire avancer l'"agenda de la miséricorde" que le cardinal Angelo Sodano, doyen du Collège des cardinaux, avait souligné lors de son homélie de la 'Missa Pro eligendo Romani Pontifice' (*) à l'ouverture du Conclave de 2013.

La présence du Fondateur de Sant'Egidio
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Que la lutte soit toujours en cours, quelques détails de l'exposé d'Andrea Riccardi à la présentation du livre l'atteste.
Fondateur de la Communauté de Sant'Egidio, Riccardi a tenu à souligner qu'en fin de compte, le Groupe Saint-Gall n'avait pas tant d'importance et de poids, étant donné que certains de ses membres ne pouvaient pas prendre part au Conclave (ceux de plus de 80 ans). Dans son discours, Riccardi a même parlé d'un conclave composé de cardinaux qui ne savaient pas comment élire un pape.

Pourquoi Riccardi a-t-il fait ces remarques, bien que son discours fût rempli d'éloges pour Benoît XVI?
Peut-être la raison en est-elle que Sant'Egidio, avec ses initiatives sociales, son inlassable travail avec les réfugiés, son initiative de créer des couloirs humanitaires que le pape François apprécie (au point que lui-même a fait du Saint-Siège un couloir humanitaire sur son chemin de retour de Lesbos), est aujourd'hui un acteur-clé sur l'échiquier du Vatican, alors qu'il ne l'était pas sous le pape Benoît XVI. Sous François, Sant'Egidio est libre de jouer à être une sorte d'avant-poste diplomatique: cela a toujours été le but secret du mouvement, même s'ils n'étaient pas aussi libres d'agir de cette manière durant les pontificats précédents.

Ce n'est pas un hasard si Sant'Egidio est qualifié de "Nations Unies du Trastevere" (en référence au quartier de Rome où ils ont leur siège), comme le montrent le fait qu'ils aient facilité la réouverture du dialogue avec l'islam sunnite de la mosquée Al-Azhar - avec un succès tel que le grand Imam al Tayed était à Paris avec Sant'Egidio le lendemain de sa rencontre avec le pape -, et leur présence active en Syrie, où ils ont lancé la campagne pour sauver la ville d'Alep .

Il y a beaucoup de bons fruits parmi les résultats de l'activité Sant'Egidio. D'un autre côté, ce qu'ils font, en particulier sur le plan diplomatique, a soulevé des critiques. Certains ont noté que Sant'Egidio choisit toujours soigneusement ses implications géopolitiques: oui au Burundi, au Soudan et à l'Algérie, non au Timor oriental et à Chiapas (Mexique), où - comme Sandro Magister l'a observé dans un article de 1998 - «il n'y a pas beaucoup d'espace pour être remarqué».

Cette géopolitique pragmatique va bien avec la notion de "masse critique" de Moïse et de Marx. Par exemple, Sant'Egidio a eu des entretiens avec les terroristes en Algérie. L'histoire a été racontée par Franco de Courten, ambassadeur d'Italie à Alger de 1996 à 1998 (ndt: sous le gouvernement de gauche de Romano Prodi). De Courten a publié un livre contenant son journal de ces années. Il a raconté que le ministère italien des Affaires étrangères était très sensible au lobbying opéré par Sant'Egidio pour obtenir son soutien. La Communauté a également fait du lobbying auprès des responsables des compagnies pétrolières italiennes. L'ambassadeur a ensuite été rappelé à Rome, et il pense que c'était à cause de ce lobbying, car il était l'un des plus grands opposants de la Communauté.
L'ambassadeur n'a pas été le seul critique. Sant'Egidio a été accusé d'avoir des relations étroites avec les terroristes. Même l'archevêque d'Oran Pierre Claverie, plus tard assassiné par des terroristes, avait critiqué l'approche de Sant'Egidio. .
C'est l'un des risques encourus en appliquant le concept de masse critique au lieu de faire avancer une diplomatie fondée sur la vérité.
C'est aussi le dilemme de l'Église aujourd'hui. L'Eglise est apparemment suspendue entre le concept de vérité et une casuistique dont François dit sans cesse qu'il ne veut pas.

Un conseiller caché
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À l'heure actuelle, ce qui est perçu, c'est que les défenseurs de la praxis pastorale sont plus visibles que les défenseurs de la doctrine, que la diplomatie fluide sur la base de la poursuite d'objectifs concrets est plus présente que la diplomatie de la vérité, que le geste devient le message,
comme François l'a dit lors de sa rencontre avec le grand Imam d'al-Azhar .

Est-ce suffisant pour résoudre le dilemme de l'Eglise, qui est aussi le dilemme de l'actuel pontificat? Probablement pas.

Et donc il nous faut revenir à la présentation de Mgr Gänswein pour comprendre les signes des temps.
Le Secrétaire personnel de Benoît XVI décrit le choix de Benoît de renoncer au ministère pétrinien comme une grande innovation dans la papauté . Cette innovation fait de la papauté une institution collégiale, bien que le Pape soit toujours un et unique.

Mgr Gänswein a dit: «Depuis l'élection de son successeur François le 13 Mars 2013, il n'y a donc pas deux Papes, mais de facto un ministère élargi - avec un membre actif et un membre contemplatif. C'est pour cela que Benoît XVI n'a renoncé ni à son nom, ni à la soutane blanche. C'est pour cela que l'appellation correcte pour s'adresser à lui est encore aujourd'hui "Sainteté". Et c'est pour cela qu'il ne s'est pas retiré dans un monastère isolé, mais à l'intérieur du Vatican - comme s'il avait fait seulement un "pas de côté" pour faire place à son successeur et à une nouvelle étape dans l'histoire de la papauté».

Quel impact a ce ministère pétrinien "élargi", intégré avec une "dimension collégiale et synodale" grâce au Pape émérite, voilà qui est sous le regard de chacun.
Face aux défis de l'époque, le Pape a besoin de la force de ne pas céder aux «durs de cœur», comme Moïse l'a fait. Le pape Benoît XVI a été un grand prophète en percevant cela. Même sa devise - a observé Mgr Gänswein - est "coopérateurS de la vérité" , au pluriel et non au singulier (c'est un passage de la troisième épître de saint Jean).

En fin de compte, le dilemme ecclésial du pape François réside entièrement dans cette primauté de la conscience qui aide les professionnels de la casuistique plus que les gens de foi. Une casuistique froide comme une analyse sociologique - et en effet, les écrits des soi-disant théologiens "progressistes" mentionnent à peine la joie de la foi.
Comment François va résoudre le dilemme, cela reste encore à voir.
Certes, le fait qu'il puisse compter sur un conseiller caché comme Benoît, qui vit dans la contemplation et près de lui, ne porte pas atteinte à l'autorité de son pontificat. Il la soutient plutôt.

NDT


On n'avait peut-être pas prêté une attention suffisante à ce discours, qui donnait pourtant une clé pour comprendre les enjeux de l'élection, et ce que les cardinaux électeurs attendaient du futur Pape.
Le cardinal-doyen définissait en trois points "la mission confiée par le Christ à Pierre et à ses successeurs.".
Dans le premier d'entre eux, "le message d'amour", le mot "miséricorde" (devenu depuis lors le slogan du pontife élu) revenait pas moins de quatre fois en quelques lignes (cf. www.vatican.va)