Le Pape devrait être plus prudent


dans ses interventions improvisées. Propos d'un vaticaniste insoupçonnable (*), Aldo Maria Valli, interrogé par Giuseppe Rusconi sur <Rosso Porpora>. Il met aussi en garde contre la papolâtrie... et parle de Benoît XVI (5/7/2016)

 

(*) Comme en témoigne ce livre (Le sorprese di Dio) écrit peu après l'élection.

Ses propos d'aujourd'hui ne démentent pas le titre, mais les surprises ne sont peut-être pas celles que lui (et d'autres...) attendaient. Sauf qu'à la différence de beaucoup, il est un journaliste honnête.


 

Plutôt que de traduire la très longue (et très dense) interview sur <Rosso Porpora>, je me suis concentrée sur un passage qui résume bien le ton général de l'article, et sur un autre, celui où le journaliste évoque ses souvenirs personnels de Benoît XVI, me contentant pour le reste de la synthèse que donne Lorenzo Bertocchi sur La Bussola.

Une petite remarque préliminaire.
A un certain moment, Valli souligne très justement:

On ne doit pas oublier que la réponse 'a braccio' est souvent extrêmement insidieuse: tambour battant, on est sollicité par le journaliste de service, généralement tout sauf miséricordieux - de formuler des avis sur des questions profondes, amples, souvent avec des implications théologiques, politiques et historiques très complexes.


Il se trouve que la chronique vaticane d'aujourd'hui fournit un exemple emblématique. François vient d'accorder une énième interviewe à un quotidien argentin, La Nacion, qu'il a déjà reçu à plusieurs reprises. Il y est naturellement question de politique argentine, et le Pape s'y emploie à apaiser les polémiques, minimisant le conflit qui l'opposerait au président Macri, (notamment le refus d'une donation pour financer une fondation parainée par lui, dont il a été question ici: Le Pape et le nombre "666").
Sur la même Bussola, Andrea Zambrano termine ainsi l'article qu'il consacre à cette dernière interview:

L'interview a glissé de manière assez indolore presque jusqu'à la fin. C'est ici, à la dernière question de l'intervieweur Joaqín Morales Solá, que François a esquissé une mention polémique. Sur un sujet qui n'a rien à voir avec la politique argentine, mais avec le gouvernement de l'Eglise.
La question de l'intervieweur était de celles à brûle-pourpoint: «Quelle est votre relation avec les ultra-conservateurs de l'Église?». Question à laquelle on pouvait répondre de nombreuses façons, même diplomatiquement parlant. Sa réponse est apparue 'tranchante' (tranchant: en français dans le texte) . Voici la traduction qu'en a donné dans l'après-midi l'Osservatore Romano : «Ils font leur travail et je fais le mien. Je veux une église ouverte, compréhensive, qui accompagne les familles blessées. Eux, ils disent non à tout. Je continue mon chemin sans regarder de côté. Je ne coupe pas de têtes. J'ai jamais aimé le faire. Je le répète: je refuse le conflit. Les clous, on les élimine en tirant vers le haut. Ou on les met au repos, de côté, quand arrive l'âge de la retraite ».

Mais inutile de chercher à savoir à qui il faisait allusion. Et en référence à quoi «ils disent non à tout». Mais le message est clair.


LA BUSSOLA


Le vaticaniste met en garde contre la papolâtrie


Lorenzo Bertocchi
5 juillet 2016
www.lanuovabq.it
Ma traduction

* * *

Le vaticaniste d'expérience Giuseppe Rusconi est allé trouver «dans son bureau-bibliothèque» un autre vaticaniste, Aldo Maria Valli, qui depuis 1996 s'occupe de l'Eglise pour Tg3, puis pour Tg1 (les JT de la RAI, càd des chaînes publiques italiennes). Il en est sorti un entretien dense et savoureux, publié sur le site www.rossoporpora.org

Nous sommes allés y glaner entre les lignes, parce qu'il en émerge un thème sur lequel on n'a pas encore assez réfléchi.

Aldo Maria Valli, contrairement aux attentes, s'est exprimé, disons, avec une grande parrhésie sur la récente exhortation post-synodale Amoris laetitia. Dans un post sur son blog personnel, le vaticaniste a écrit noir sur blanc que dans Amoris laetitia «la logique du "mais aussi" se trouve un peu partout». Autrement dit on voit apparaître une "éthique de situation" très risquée, qui apporte de l'eau au moulin du subjectivisme en vigueur, et qui se traduit en pure liquidité culturelle.

Et c'est ainsi que le journaliste, qui fut le biographe autorisé du défunt cardinal Martini, a été accusé par certains "amis" d'une dangereuse esquive dans le camp "ennemi", de ceux qui sont "contre le pape", et même de "trahison".
«Je m'y attendais - répond Valli à Rusconi. Mais j'ai été surpris que beaucoup de gens pensent qu'avancer des remarques critiques au pape (sur des questions discutables et non dogmatiques) tombe dans l'interdit».

Le jeu des médias est bien connu: si vous n'applaudissez pas bruyamment à tout geste / mot du Pape, si vous osez dire respectueusement qu'il est difficile à comprendre, qu'il y a des [initiatives] pastorales qui semblent poser plus de problèmes qu'apporter de solutions, vous vous retrouvez dans le chaudron de ceux qui sont incapables de "conversion pastorale".

A ce jeu Valli répond en disant «avec une grande clarté qu'un croyant, toujours avec le plus grand respect, a non seulement le droit mais le devoir de s'interroger sur tout ce qui n'est pas matière dogmatique, s'il le juge nécessaire. Ici, on oublie souvent que la liberté de critique touche à la liberté du laïc croyant. On ne peut pas être chrétien sinon dans la liberté et il faut faire attention à la papolâtrie». Les critiques reçues des "amis" du vaticaniste de la Rai, ou de ses lecteurs, lui ont donné «l'impression que, dans le monde catholique, il y a de vastes secteurs où la capacité de débat est plutôt limitée».

Il est intéressant de noter que Valli, dans l'interview de <Rossoporpora> constate qu'en son temps, en tant que vaticaniste, il a eu l'occasion «se chamailler» même avec Jean-Paul II (un pape qui «a profondément influencé mes choix de vie»), et de critiquer «dans certains cas» également Benoît XVI («Je l'ai apprécié pour sa clarté cristalline et sa capacité à saisir les questions de fond»). Un témoignage que Valli essaie de suivre les conseils du cardinal Martini, et de «rester parmi ceux qui pensent».

Comme le souligne Giuseppe Rusconi tout au long de l'interview, il est vrai que par rapport aux gestes et aux paroles de François, nous assistons à une certaine oeuvre d'instrumentalisation de la part d'une grande partie des médias de masse, mais il est vrai aussi que le même pontife semble y prêter le flanc. Il suffit de penser aux conférences de presse sur le vol de retour des voyages apostoliques, ou à certaines de ses réponses "a braccio".

«Tu me mets dans un grand embarras - répond Valli - Pour paraphraser François, je pourrais me demander: "Qui suis-je pour donner des conseils au pape?". Toutefois, il est indéniable que certaines de ses déclarations sèment la confusion. Je me réfère à la réponse donnée le 15 Novembre dans l'église luthérienne de Rome à la dame protestante qui demandait si elle pouvait partager la communion avec son mari catholique.
Il s'en est suivi un raisonnement extrêmement confus et contradictoire, peut-être parce que François ne maîtrise pas très bien la langue italienne. On ne doit pas oublier que la réponse 'a braccio' est souvent extrêmement insidieuse: tambour battant, on est sollicité par le journaliste de service, généralement tout sauf miséricordieux - de formuler des avis sur des questions profondes, amples, souvent avec des implications théologiques, politiques et historiques très complexes. Je note que la surexposition médiatique de la figure du pape est sans précédent et qu'elle porte avec elle des conséquences sur lesquelles il faudrait s'interroger».

«L'amour pour le pape n'est pas en cause, au contraire - dit Valli - c'est justement parce que je prends le pape très au sérieux, que je m'interroge sur ce qu'il enseigne, évidement sur tout ce qui est une question d'opinion: de fait aujourd'hui presque tout ce qu'il dit».

Glanant dans cette interview surprenante, il semble donc que la question sur laquelle nous devrions réfléchir soit la conception que les fidèles doivent avoir de la papauté et de la surexposition médiatique du pape. Un théologien a qualifié Valli de «fossile du XIXe siècle», qui ne comprend pas la nouvelle façon de se proposer de l'Église de François». «Ce recours à l'expression "Église de François" est très curieuse, parce que l'Église est ni à François ni à aucun pape, mais au Christ!» dit Valli.

Du reste, c'est le pape Bergoglio lui-même, dans une interview au Corriere, qui a en garde contre une certaine papolâtrie. Il a dit que «peindre le pape comme une sorte de surhomme, une espèce de star, me semble offensant».

ROSSO PORPORA


Exagérations et instrumentalisation des médias,
mais pour certains mots de François... peut-être qu'un peu de prudence ne ferait pas de mal


www.rossoporpora.org
Ma traduction (extraits)

* * *

- Rusconi: Avant, tu as mis en évidence le réductionnisme et l'instrumentalisation que la plupart des médias de masse font des mots de François ... remarque juste mais il est également vrai que le Pape y met souvent du sien, généralement un tir de gros calibre, si bien que pour presque tous les journalistes le moment le plus important d'un voyage apostolique est presque toujours la conférence de presse de clôture: on attend François au tournant sur tel ou tel thème "glissant" ... tout comme on l'attend quand il répond a braccio aux questions lors de rencontres publiques par exemple la récente Convention ecclésiale de Rome (cf. Nouvelles et inquiétantes perles bergogliennes ), où il a appelé Jésus avec un terme franchement inapproprié (au moins pour la langue italienne), miséricordieusement traduit par le Secrétariat d' Etat en «Jésus joue un peu l’innocent» (ndt: traduction officielle en français, cf. w2.vatican.va) ... Il y en a qui justifient François, rétrogradant au niveau de "bagatelles" certaines de ses déclarations et invitant à chercher plutôt la substance du pontificat. Toutefois, il est indéniable que ces "bagatelles" sont transposées dans les titres et créent l'opinion ... et même la confusion ... Objectivement, c'est un gros problème: "Qui suis-je pour juger?"», François l'a dit, et pour la plupart des médias peu importe qu'il ait ajouté des mots importants pour placer la déclaration sous le juste éclairage ... il l'a dit, c'était dans les titres et les gens en ont pris bonne note ... Là, certains se demandent (beaucoup, beaucoup , même dans les salles secrètes ...) s'il ne serait pas possible d'endiguer ce phénomène sans précédent de «parole en liberté» ...

Valli: « Ecoute, tu me mets dans un grand embarras. Pour paraphraser François, je pourrais me demander: "Qui suis-je pour donner des conseils au pape?". Mais il est indéniable que certaines de ses déclarations sèment la confusion. Je pense par exemple à la réponse donnée le 15 Novembre dans l'église luthérienne de Rome à la dame protestante qui lui demandait si elle pouvait partager la communion avec son mari catholique. Il s'en est suivi un raisonnement extrêmement confus et contradictoire, peut-être parce que François ne maîtrise pas très bien la langue italienne. On ne doit pas oublier que la réponse 'a braccio' est souvent extrêmement insidieuse: tambour battant, on est sollicité par le journaliste de service, généralement tout sauf miséricordieux - de formuler des avis sur des questions profondes, amples, souvent avec des implications théologiques, politiques et historiques très complexes. Je note que la surexposition médiatique de la figure du pape est sans précédent et qu'elle porte avec elle des conséquences sur lesquelles il faudrait s'interroger»

- Et alors? ...

« Avec tout le respect de ce monde pour le Pape et ses collaborateurs, je me permettrais de suggérer une plus grande prudence. Nous devons aussi considérer que François n'est pas un penseur systématique, désormais nous l'avons tous compris. A la différence d'un pape Ratzinger, qui - comme un bon professeur bavarois - était d'une cohérence extrêmement lucide, François est un homme de gestes, pas de concepts abstraits. François est d'une efficacité unique quand il se penche et embrasse le malade, embrasse le vieillard, accueille le pauvre, fait monter les enfants sur sa voiture sur la place Saint-Pierre: le geste atteint vraiment tout le monde et parle au cœur. Quand en revanche il est interrogé à l'improviste sur des questions complexes, l'absence de sytématicité émerge, et peut-être même quelques lacunes. Je pense, par exemple aux mots dits dans l'interview avec La Croix (cf. Interview de François à La Croix), quand il a comparé le "Allez annoncer à tous les peuples" aux guerres de conquête de Mahomet. Je pense à son idée que Luther serait un "médicament" pour l'Eglise catholique. Dire que moi, qui ai grandi à l'ombre d'un sanctuaire marial construit par saint Charles Borromée, j'étais convaincu que le médicament, ç'avait été le cas échéant la Contre-Réforme!»

- François a grandi dans une culture sud-américaine particulière, celle d'Argentine ... il a respiré pendant des années l'air péroniste ... il est normal qu'il voie le monde à partir d'une perspective différente de celle européenne ...

« Bien sûr, et je dirais que pour nous Européens, il est utile de rencontrer un point de vue différent du nôtre. Cependant, 'est modus in rebus' (il y a des limites à tout). Si vous êtes Pierre, le roc, vous ne pouvez pas mettre en péril le munus docendi , parce que la conséquence pourrait être que vous deviendrez l'une des nombreuses voix dans cette grande confusion de notre époque, dans cette culture de la superficialité, qui se mêlent et se chevauchent sans avoir d'impact. Pour moi et pour beaucoup, ce serait une grande douleur. Il pourrait être opportun de limiter les interventions non préalablement préparées, et quelqu'un pourrait peut-être conseiller le Pape à cet égard. Je sais déjà que certains lecteurs vont observer: "Regardez, celui-là veut enseigner au pape comment faire le pape". Mais les miens sont, littéralement, des mots d'amour pour le successeur de Pierre.

(...)

UNE TARTE AUX MYRTILLES POUR LE PAPE RATZINGER

- Passons à Benoît XVI, dont tu as récemment mis en évidence dans ton blog les grandes qualités (cf. www.aldomariavalli.it/2016/06/26) ...

«Comme il a été maltraité! Dépeint comme le chien de garde de l'orthodoxie, le berger allemand ... des évaluations tellement injustes si l'on pense à l'humilité, la tendresse, la simplicité, la timidité de Joseph Ratzinger. Même moi, je l'ai parfois critiqué (comme tu le vois, je suis un récidiviste) mais je l'ai toujours apprécié pour sa clarté cristalline et sa capacité à saisir les questions de fond. A propos de son caractère, c'est un homme qui aime la compagnie de peu de personnes, plus en difficulté face aux grandes foules, au contraire tellement aimées par son prédécesseur. Et puis un homme d'une grande attention pour son interlocuteur: si Jean-Paul, quand il était jeune et en bonne santé, vous parlait, mais semblait pris par l'urgence de penser déjà à la rencontre suivante, Benoît XVI concentrait toute son attention sur vous, avec une gentillesse et une simplicité typiques de certains grands esprits. J'ai de bons souvenirs de lui, comme quand je l'ai rencontré avec toute ma famille à Castel Gandolfo (ndt: né en 1958, AM Valli est marié depuis 32 ans et père de six enfants). "Que pouvons-nous apporter au Pape?" nous étions-nous demandés; "Faisons un gâteau" ont suggéré les filles. Et nous nous sommes présentés avec une tarte aux myrtilles. Il a dit: "Mais merci! C'est ma préférée!" »

- Sous l'aspect du magistère, qu'est-ce qui t'est resté du pape Ratzinger?

« Je lui suis redevable en premier lieu d'avoir eu le courage de soulever la question de la vérité à l'homme contemporain, et soutenu que si nous nous amputons de la capacité de nous interroger sur les "choses dernières", nous ne sommes plus rationnels, mais moins. Cela a été un grand défi pour la culture contemporaine, accueilli surtout en dehors de l'Italie, comme en témoigne le succès de voyages initialement redoutés, comme ceux en France, aux États-Unis, en Grande-Bretagne».

- D'autres raisons d'être reconnaissant à Benoît XVI?

« Le pape Ratzinger a posé avec clarté le problème des relations entre la religion et la raison, donc aussi entre la religion et la violence. Après la lectio de Ratisbonne, il subi de féroces critiques; mais aujourd'hui, il est impossible de ne pas reconnaître sa clairvoyance. Quand il plaça l'Islam devant la question décisive, celle du rapport de cette religion avec l'utilisation de la violence, il n'a fait que proposer à tous une question avec laquelle le monde islamique, devra tôt ou tard faire ses comptes très sérieusement.