D'un Pape à l'autre


Entre miséricorde et vérité. La très belle réflexion d'Andrea Gagliarducci après la publication de l'interview de Benoît XVI par le Père Servais (23/3/2016)



On peut évidemment, comme moi, ne pas partager l'"optimisme" (ou la bienveillance) d'Andrea Gagliarducci sur les intentions réelles de François, derrière lequel, selon lui, des mauvais conseillers s'agiteraient plus ou moins à son corps défendant pour "pousser" leur propre agenda: les faits ne contredisent malheureusement pas le soupçon que cet agenda est aussi celui de François. Sans doute Gagliarducci ne peut-il pas dire autre chose (ou estime-t-il cela juste pour un journaliste catholique, ou les deux).
Mais ce qui émerge clairement de son article, c'est l'absence de charpente intellectuelle et théologique de ce pontificat, et le contraste avec celui de Benoît XVI. Selon Gagliarducci, ce serait le rôle du Pape émérite: lui donner cette charpente. Et en corriger certaines dérives, et erreurs.
Juste une digression, mais pas vraiment, en fait: on a parlé ces jours-ci d'une interview de Mgr Gänswein à une station de radio allemande, le 19 mars dernier (cf. www.onepeterfive.com). Le secrétaire de Benoît XVI a dit qu'il était confiant que l'exhortation apostolique sur la famille ne contiendrait rien qui contredise le Magistère (ce qui du reste n'est pas une vraie surprise).
Voici ses propos concernant l'accès à l'Eucharistie pour les divorcés remariés:
Je suis convaincu qu'il [François] poursuivra sur le chemin de ses prédécesseurs - c'est-à-dire, aussi en accord avec le Magistère de l'Eglise - et que par conséquent, on trouvera aussi des déclarations en ce sens dans son propre magistère écrit.

On pourrait penser que Geeorg Gänswein pèche par naïveté, ou aveuglement, voire qu'il use de la langue de bois imposée par sa fonction auprès du Pape régnant. Mais on peut aussi supposer - simple hypothèse de ma part, évidemment - que le confident de Benoît SAIT des choses que nous ignorons, et que si le pire ne se produit pas, le mois prochain, quand le document sortira enfin, c'est grâce à la prière, certes, mais aussi à l'intervention directe de ce dernier. C'est un autre aspect du rôle du pape émérite.

François et Benoît: entre miséricorde et vérité


Andrea Gagliarducci
www.mondayvatican.com
21 mars 2016
Ma traduction


Une interview récemment publiée, accordée en vue de la rédaction d'un livre de théologie, représente le retour de Benoît XVI dans l'arène théologique. Ce faisant, il a rendu au pontificat de François une voix qui lui manquait peut-être, montrant ainsi au monde ce que peut être vraiment le rôle du pape émérite aujourd'hui. En fin de compte, Benoît XVI est capable de donner une opinion super partes, du point de vue le plus élevé, celui de son autorité théologique, et aussi de l'autorité qu'il a gagnée en étant Pape. Il connaît des problèmes théologiques en profondeur, mais il est également conscient des enjeux de gouvernance. Bien qu'il ne parle pas souvent, maintenant ainsi sa promesse de rester silencieux, Benoît XVI représente toujours un point de vue important. Ses paroles aident à examiner les questions sous un angle différent.
Peut-être est-ce la raison principale pour laquelle François fait confiance à Benoît XVI. A deux reprises, ces derniers temps, François a témoigné son respect pour son prédécesseur et a fait l'éloge de son pontificat, déconstruisant ainsi la "narration" de son propre pontificat. Cette narration a été construite sur l'idée que François a rompu avec le pontificat précédent. L'initiative de François était habile. Faire l'éloge de Benoît XVI lui sert de bouclier contre certains de ses détracteurs, en particulier dans certains milieux traditionalistes qui ont l'habitude de comparer Benoît XVI au pape actuel.

Qu'a dit Benoît XVI dans l'interview?
Trois thèmes sont très importants pour lire les temps actuels: la vérité, la justification et le salut pour ceux qui ne croient pas au Christ.

1. LA VÉRITÉ
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Tout d'abord, Benoît XVI parle de la question de la vérité. Comme il le dit, la miséricorde est sans aucun doute importante et indispensable dans le monde contemporain. Mais - insiste-t-il - il est également «important pour l'humanité que la vérité vive au milieu d'elle, et que la vérité soit crue et pratiquée».

La notion de vérité a toujours joué un rôle central pour le pape Benoît. Il y a quatre ans, parlant à ses anciens élèves du Schülerkreis, le pape émérite a souligné que personne ne posséde la vérité, mais au contraire que c'est la vérité qui va au-devant des individus. La vérité n'est pas, selon Benoît XVI, le fruit de concessions réciproques. Ce n'est pas un objet de négociation.

Le sujet est crucial aujourd'hui. La vérité est souvent soumise à des négociations, même parmi les gens d'Église. On dit communément que l'Église doit être en dialogue avec les temps modernes, et même qu'elle devrait s'adapter aux temps modernes.

Benoît XVI ne soutient pas ce point de vue. Toute la première partie de l'interview rejette la notion de l'«Église venant d'en-bas» (Church from the bottom). Cette question était très à la mode après le Concile Vatican II. Les mêmes discussions sont encore en cours, et ont même été longuement développées au cours des récents débats lors des deux synodes. L'éloge des évêques locaux, avec l'idée qu'«le peuple de Dieu, uni, ne peut pas se tromper» risque de tout adapter à l'esprit du temps. Est-ce vraiment l'Eglise que veut François?

Benoît XVI renverse cette perspective. Il explique que l'Église est née d'en haut, par une convocation de la part du Christ. Le pape émérite soutient que «l'idée d'une Eglise qui se produit elle-même» doit être abandonnée, tandis qu'il convient de souligner que «l'Eglise devient communauté dans la communion du corps du Christ». Benoît XVI affirme que l'Église produit les fidèles, et non pas que les fidèles produisent leur Eglise. C'est pourquoi les sacrements ne sont pas une forme de socialisation communautaire. «La foi chrétienne n'est pas idée, mais vie», écrit Benoît XVI.

Compte tenu de l'exhortation apostolique post-synodale (que le Pape a signé 19 Mars, elle ne sera pas publiée avant le 10 Avril), cette réflexion est remarquable. Le débat du Synode traite de la possibilité pour les catholiques divorcés remariés d'accéder aux Sacrements, comme moyen de ne pas les exclure de la communauté ecclésiale. Cette rhétorique d'exclusion a été clairement exploitée, par exemple par des évêques allemands qui se sont réunis deux fois à Rome pour des rencontres que la presse a étiquetées "Synodes de l'ombre" (shadow Synod). Finalement, François a clairement indiqué que la communion n'est pas un droit, et que l'intégration doit être favorisée, mais sans accorder à chacun le droit d'accéder à la communion sacramentelle (Cf. Une communication de crise). La discussion s'est cependant limitée à ces termes. Le slogan du Synode est que «la langue de l'Eglise n'est pas la langue de l'exclusion» , comme le Cardinal Reinhard Marx l'a dit durant le Synode de 2014.

Les propos récents de Benoît XVI sont aussi un défi au principe selon lequel les réalités sont plus que les idées, que le pape François a établi comme l'un des quatre piliers de son exhortation apostolique «Evangelii Gaudium». Cette notion est très répandue en Amérique latine, et peut être considérée comme un reliquat de la théologie de la libération. Le Marxisme pratiqué est devenu un Marxisme pragmatique, proche de la pensée commune, et conçu pour favoriser le développement social des peuples .

Si le développement humain intégral est l'un de l'objectif de l'Eglise - et le bien commun est le centre de son effort diplomatique - il est certain que de simples œuvres ne sont pas le principal moyen pour atteindre l'objectif. Les œuvres de l'Eglise ont besoin d'une inspiration qui vienne directement de Dieu.

Benoît XVI montre qu'une Eglise sociologiquement fondée, une Eglise formée par une agrégation provenant de la base, est impossible. L'évangélisation vient par l'attraction, et Benoît XVI ne l'a jamais nié. Mais l'attraction vient de la vérité qui façonne la vie, et pas d'initiatives sociologiques abstraites, ni de réponses pragmatiques aux questions sociales. «Une terre, une maison et du travail» sont importants pour tous, mais ce slogan n'est pas le cœur du message de l'Eglise. Même les appels à une économie plus juste ne sont pas non plus le cœur du message de l'Eglise: ils sont une conséquence de la doctrine de l'Eglise. Cependant, ce genre de message social est toujours davantage souligné par les médias qui veulent mettre l'accent sur ce que François fait et dit, comme si c'était le cœur de son message. Mais si cela était, il s'agirait en fait d'un cœur laïc.
Au contraire, le cœur du message de l'Église est le regard commun vers le Christ et la vie qui tire son origine de la foi en Lui. A de multiples reprises, Benoît XVI, en tant que pape, a insisté sur ce point. En se rendant à la réunion de la Conférence des évêques d'Amérique latine à Aparecida, en 2007, il a clairement souhaité que le Christ soit le thème central de la rencontre. Le document d'Aparecida, qui a résulté de cette réunion est l'un des points de référence du Pape François. Benoît XVI a encore réaffirmé la centralité du Christ à Erfurt, en 2011, parlant dans le monastère où Martin Luther avait été un moine augustin. Là, il a souligné que le dialogue œcuménique ne pouvait pas compter sur un «don œcuménique» (quelqu'un prévoyait même que le pape allait lever l'excommunication de Martin Luther), ni sur la concession réciproque. Ce qu'il a proposé, à la place, c'était le regard commun vers Dieu .

Cela signifie que la foi ne fait pas partie d'un accord politique, bien que certains bénéfices puissent résulter d'un accord. François veut aller aux limites extrêmes, à tout prix, ce qui le conduit à sous-estimer les conséquences des accords: [selon lui] ils ne font pas partie de la foi, et une concession pourrait conduire à plus d'avantages en termes de foi. Ce raisonnement peut donner lieu à des résultats inattendus. Le pape a pris la décision de rencontrer le patriarche Kirill de l'Eglise orthodoxe russe, et il a décidé de ne pas faire du sommet une rencontre œcuménique. Le pape et le patriarche ont signé une déclaration commune, et cette déclaration a semblé mettre de côté la situation difficile de l'Ukraine. Quand le pape a pris conscience de cette conséquence, il l'a corrigée avec une lettre donnée à l'Église gréco-catholique ukrainienne par Mgr Paul Richard Gallagher, le "ministre des affaires étrangères" du Vatican. Après cette démarche du pape, Moscou a exprimé sa déception. En fin de compte, quand on entre dans le tourbillon des accords, la foi est mise de côté, et devient une partie de la solution politique.

C'est l'un des résultats de la soi-disant primauté de la conscience, qui est probablement le véritable ennemi caché et subtil de toute la pensée religieuse de nos jours. La notion a été développée par Martin Luther et a ensuite été amplifiée par la franc-maçonnerie (voir les livres de l'historienne italienne Angela Pellicciari "Martin Luther" et "Une histoire de l'Église"). Au nom de l'"humanisme" et d'une présumée liberté, la liberté de conscience, en réalité, laisse l'homme seul avec lui-même, face à sa conscience, sans savoir ce qui est bon et ce qui ne l'est pas, et sans aucune possibilité d'une relation salvifique avec Dieu. La discussion est large, mais le point est à noter: le Synode des Évêques a également traité le sujet.

LA JUSTIFICATION

(càd la transformation du pécheur en serviteur juste de Dieu)
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Parlant de la justification par la foi, Benoît XVI fait remarquer que l'homme contemporain ne pense pas qu'il doit être justifié par Dieu pour ses péchés. Au contraire, l'homme contemporain croit que c'est Dieu qui doit être justifié parce qu'il permet le mal. En fin de compte, la modernité a donné lieu à un anthropocentrisme anti-Dieu. Cette notion est également tirée de Martin Luther, qui fut le premier à la développer.

Benoît XVI va plus loin. Il dit que la discussion sur la justification n'est plus importante. Ce qui est important c'est plutôt de considérer que l'homme contemporain est sensible à la grâce et au pardon. Benoît XVI écrit: «C'est la miséricorde qui nous pousse vers Dieu, tandis que la justice nous rend craintifs devant lui». C'est pour cela que l'homme contemporain vit son besoin de justice comme un besoin d'amour et de pardon gratuit. Le pape émérite conclut donc que «dans le thème de la miséricorde divine s'exprime d'une manière nouvelle ce que signifie la justification par la foi.» Benoît XVI propose alors de «réinterpréter depuis le début» la doctrine de la justification. Il est conscient que la distinction entre la justice et la miséricorde ne peut pas être appliquée à Dieu, puique Dieu est simple, n'a pas de composition, et est en même temps absolument miséricordieux et absolument juste. Selon Benoît XVI, aucune miséricorde injuste ne peut exister, pas même au niveau humain. La miséricorde doit être défendue, conclut-il.

De toute évidence, la défense de la miséricorde ne peut pas être interprétée sans les lentilles de la vérité. Mais ce n'est pas ce qui se passe. Quelques exemples. Récemment, le cardinal Sarah, Préfet de la Congrégation pour le Culte Divin et la Discipline des Sacrements, a souligné que les prêtres ne sont pas obligés de laver les pieds des femmes lors de la célébration du Jeudi Saint. Par un récent décret, François a officiellement consenti aux femmes de participer au rite du lavement des pieds. Le document avait été largement débattu, et il a été publié récemment. Toutefois, le document ne constitue pas une obligation. Il ouvre simplement une possibilité. Mais lorsque le cardinal Sarah a souligné ce fait, ceux qui poursuivent un agenda derrière le dos de François ont commencé une sorte de campagne médiatique, accusant le cardinal de "créer de la confusion".

La même chose est arrivée avec le cardinal Gerhard Ludwig Müller, Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Il est assez direct pour expliquer et défendre la vérité de la foi, et il répète souvent que la vraie miséricorde est exprimée dans la vérité. Chaque fois qu'il s'exprime, le cardinal Müller est accusé de s'écarter du nouvel agenda pour la miséricorde. Cependant, les vrais hommes d'Eglise - la plupart d'entre eux composant le «Vatican caché» - (un concept récurrent chez Gagliarducci, ndt ) revendiquent leur droit d'exercer la miséricorde de vérité.

De nombreux autres exemples peuvent être fournis. En fait, il semble que les médias, le monde séculier, et même une partie de l'Église tentent de réduire ce pontificat à l'application d'un minuscule agenda, composé de miséricorde, de bons mots, d'une certaine autorité sur le monde laïc et d'une énorme popularité. La popularité du pape est grande à cause de l'effort qu'il fait pour aller vers les périphéries, et pour entrer en contact avec des gens souvent assez éloignés du christianisme.

CEUX QUI NE CONNAISSENT PAS LE CHRIST
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Revenons à la dernière interview de Benoît XVI. Le pape émérite aborde également la question des personnes qui ne connaissent pas le Christ. Benoît XVI explique que le Concile Vatican II s'est définitivement débarrassé de l'idée selon laquelle quelqu'un qui n'est pas baptisé ne peut être sauvé. Il ajoute que cette nouvelle logique a mis en danger la mission ad gente. Après l'abandon de cette croyance, ceux qui sont baptisés ont relativisé leur vie chrétienne: si vivre en chrétien n'est pas fondamental pour le salut des non-baptisés - raisonnaient-ils - pourquoi le serait-ce pour les baptisés?

Ces dérives doivent être évitées, selon Benoît XVI. Le pape émérite rejette la notion de «chrétiens anonymes», dûe à Karl Rahner. Selon ce dernier, les actes nécessaires pour atteindre le salut sont d'être ouvert à ce qui est complètement différent de nous, vers l'unité avec Dieu. En fin de compte - explique Benoît XVI - «le chrétien coïncide donc avec l'humain et dans ce sens, est chrétien tout homme qui s'accepte lui-même, même s'il ne sait pas».

Benoît XVI étiquette cela comme une théorie fascinante, mais qui à la fin réduit le christianisme à «une simple présentation consciente de ce que l'être humain est en soi et donc néglige le drame du changement et du renouvellement, qui est central dans le christianisme».

Le pape émérite a aussi dit que l'idée que «toutes les religions, chacune à sa manière, sont des moyens de salut, et que leurs effets peuvent être considérés comme équivalents» ne peut pas être acceptée.

La vraie vie, selon Benoît XVI, c'est être catholique.
Et il convient de noter que dans les paroles de Benoît XVI, on peut entrevoir un grand nombre des motivations de certaines des décisions de son pontificat. Le pontificat de Benoît XVI a été parfaitement linéaire, même pour ce qui concerne les décisions de son gouvernement: de la libéralisation du Missel de Pie V à la réforme de la transparence financière; de la mise en place d'un dicastère pour la promotion de la Nouvelle Evangélisation à sa décision de réformer l'accès aux séminaires; le travail infatigable pour purifier l'Eglise des scandales, en particulier dans le domaine des abus sexuels par le clergé; de l'effort pour le dialogue œcuménique à la diplomatie de la vérité; des nouveaux statuts de Caritas Internationalis à la réforme du Code pénal de l'État de la Cité du Vatican, que Benoît a commencée et que le pape François a signée.

Ce fut une réforme silencieuse, caractérisée par une pensée précise que seuls quelques-uns ont compris. L'objectif était de créer l'unité de l'Église à partir de la collégialité basée sur une collaboration mutuelle, avec la conscience que seule la vérité et la vraie foi font des exemples d'hommes d'Église capables d'attirer d'autres au catholicisme. Les hommes d'Eglise doivent être des exemples de joie, parce qu'en fin de compte, Benoît XVI a toujours prêché l'Evangile de la Joie. Et la joie de la foi est la clé pour vivre dans la charité et la vérité .

De nos jours, l'Église a vraiment besoin de cet idéal. François l'a probablement compris. Et sans doute le rôle du pape émérite aujourd'hui est-il de donner ce plus "théologique" qui nous aide à entrer dans les questions profondes et à raisonner sur les questions de l'Eglise. Cette perspective est rejetée par les gens autour de François, beaucoup d'entre eux ayant leur propre agenda.

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Ce n'est pas un hasard si l'interview de Benoît XVI a été déformée en soulignant la continuité entre Benoît XVI et François sur la question de la miséricorde. Certes, François a repris quelques-uns des thèmes de Benoît XVI. Comme François, Benoît XVI a lui aussi voulu une Eglise pauvre . Mais beaucoup des paroles de Benoît XVI sont restées inécoutées.
En fait, Benoît XVI a encore beaucoup à donner à l'Eglise. Et le fait qu'il arrive que ses paroles soient mises en évidence est vraiment une très bonne chose pour l'Eglise.