La clé musicale du pontificat de Benoît XVI (I)



Très bel exposé du cardinal Koch, le 26 avril, lors la présentation des Actes du Symposium pour le dixième anniversaire de Deus Caritas Est. Traduction complète, première partie (2/5/2016)

>>> Deus caritas est: w2.vatican.va

>>> Voir aussi: "Deus Caritas est", rencontre au CollègeTeutonique



Source de l'image: www.fmrarte.it/opere-uniche/deus-caritas-est/

J’ai profité d’une après-midi d’un dimanche pluvieux pour m’atteler à la traduction de ce long texte, qui nous donne l’opportunité de relire la première encyclique de Benoît XVI, et nous permet de la (re) découvrir peut-être sous un jour inédit.
Commentant avec un recul de deux ans et demi l’exhortation apostolique de François de novembre 2013, Evangelii Gaudium, le Père Scalese observait qu’elle jouait le rôle habituellement dévolu à la première encyclique d’un pape fraîchement élu, c’est-à-dire d’un document programmatique du Pontificat, et qu’elle préfigurait tout ce qui devait se retrouver plus tard dans Amoris Laetitia (cf. Amoris laetitia: tout était dans Evangelii gaudium).
Il citait les exemples de Paul VI (Ecclesiam Suam) et Jean-Paul II (Redemptor hominis) , mais curieusement ( ?) il « oubliait » Benoît XVI et Deus Caritas est, signée le jour de Noël 2005 (certes un texte éminemment « spirituel », surtout si l’on compare avec la vraie première encyclique de François, « Laudato sii », véritable manuel politique à l’enseigne du mondialisme et du politiquement correct).
C’est un grand mérite (entre autres) du cardinal Koch, de souligner dans cet exposé le caractère lui aussi programmatique de la première encyclique de Benoît XVI : pour le Pape aujourd’hui émérite, tout se ramène à l’amour de Dieu, l’amour qui EST Dieu, comme le récite le titre, emprunté au chapitre 4 de la première épître de Saint Jean, dont toute l’encyclique constitue « une longue exégèse ». Et dans son pontificat, cet amour de Dieu, et ses conséquences concrètes en termes de charité, pour le chrétien et pour l’Eglise, sont inséparables de la liturgie, de l’Eucharistie, et même de l’œcuménisme, comme cela apparaît de façon peut-être surprenante à la fin du texte.

Une petite remarque : dans un texte de 82 paragraphes et presque 6700 mots, le nom de François est cité trois fois, dans seulement deux paragraphes, vers la fin, soulignant la continuité entre les deux pontificats, en s’appuyant notamment sur l’entretien récemment publié (sinon récent !) du Pape émérite avec le jésuite Jacques Servais (cf. L'interview de Benoît XVI par le P. Servais). Les rares médias (italiens) qui en ont parlé ont titré sur cela. On peut en éprouver de l’agacement. Mais, en prenant un peu de recul, on peut se dire aussi que souligner cette "continuité" revient à dire que l'Eglise n'a pas attendu François pour pratiquer la charité et la miséricorde, qui sont tout simplement inscrites dans son ADN et qui sont aussi (quoique de façon moins "voyante") le fil conducteur du Pontificat de son prédécesseur. Sans compter que le président du Conseil Pontifical pour le dialogue œcuménique ne pouvait gère faire autrement, traitant dans l’enceinte du Vatican d’un texte où il est justement question de charité, que de citer le Pape régnant.
Du reste, Benoît XVI lui-même n’a pas dit autre chose à son interlocuteur jésuite.

Deus Caritas Est
Clé musicale de la pensée théologique
et du Pontificat de Benoît XVI
(I)


Cardinal Kurt Koch
26 avril 2016.
www.fondazioneratzinger.va
Ma traduction

1. "Deus Caritas Est"
comme programme de base théologico-pastoral


«Si la foi chrétienne en Dieu est en premier lieu option pour la primauté du logos, foi dans la réalité du sens créateur, qui précède et soutient le monde, en tant que foi dans l'"être personne" de ce sens, elle est en même temps croyance que la pensée originelle, dont le monde est le "pensé", ne constitue pas une conscience anonyme et neutre, mais est liberté, amour créateur, Personne» (J. Ratzinger, Introduction au Christianisme).

Cette profession fondamentale de foi en Dieu comme logos, autrement dit comme origine créatrice et cause première de toutes choses, et en même temps comme Celui qui aime avec toute la passion d'un véritable amour, se trouve dans l'ouvrage de Joseph Ratzinger, publié il y a déjà plusieurs années «Introduction au christianisme» dans le chapitre «Profession de foi en Dieu, aujourd'hui». Ici, on peut discerner quelle est la clé musicale de la pensée théologique de Joseph Ratzinger, reprise plus tard durant le pontificat du pape Benoît XVI, dans la première encyclique intitulée «Deus Caritas Est» (DCE).

Si l'on pense qu'entre ce texte de l'«Introduction au christianisme» et l'encyclique sur la charité chrétienne, plus de quarante ans se sont écoulés et que, comme l'indique une lecture synoptique des textes, les expressions sont pratiquement identiques, y compris dans le choix terminologique, il émerge clairement une continuité fondamentale dans la pensée théologique du pape Benoît XVI.

De fait, la centralité, assumée dans l'encyclique «Deus Caritas Est» par le thème de l'amour, dans son unité indissoluble entre amour de Dieu et amour du prochain, est non seulement la clé musicale de l'encyclique toute entière, mais aussi le fil conducteur à la fois de l'œuvre théologique et de l'ensemble du pontificat du pape Benoît XVI. A juste titre, le théologien catholique Thomas Söding, expert en Nouveau Testament, a qualifié le chant des cantiques de l'amour de «centre de gravité secret de l'ensemble de l'encyclique et, par conséquent, du pontificat».

L'importance fondamentale revêtue, dans le pontificat du pape Benoît XVI, par la profession de foi qui reconnaît Dieu comme amour, transparaît déjà dans le fait qu'il a consacré sa première encyclique à cette profession. Dans le sillage d'une tradition qui s'est poursuivie durent la seconde moitié du siècle dernier, selon laquelle le nouveau pape, avec sa première encyclique, présente les lignes directrices des principaux objectifs de son pontificat, le pape Benoît XVI a exposé, avec sa première encyclique, le programme théologico-pastoral de base de son pontificat. Dans «Deus Caritas Est», il a voulu «souligner le caractère central de la foi en Dieu - en ce Dieu qui a pris un visage humain et un cœur humain» (Discours aux participants à la rencontre promue par le Conseil Pontifical Cor Unum, 23 janvier 2006 ). Et il l'a fait dans la conscience que, d'un côté, le mot «amour» est aujourd'hui «tellement galvaudé, usé et abusé», qu'on a «presque peur de le laisser effleurer nos lèvres» et que de l'autre, il est et demeure un «mot primordial», «expression de la réalité primordiale», de sorte que nous ne pouvons pas simplement l'abandonner, mais nous devons «le reprendre, le purifier et le ramener à sa splendeur d'origine» afin qu'il «puisse éclairer notre vie et la conduire sur le droit chemin» (ibid). Ce faisant, le Pape Benoît XVI a expliqué de façon concise ce qu'il avait à cœur, ce qui l'a inspiré dans son œuvre de théologien, d'évêque et de successeur de Pierre.

2. Le pape Benoît comme exégète
du mystère chrétien central


C’est dans l'accent mis sur le rôle central de la foi en Dieu, qui s'est révélé comme amour, dans la vie de l'Eglise en général et dans le ministère pétrinien en particulier, que réside la raison la plus profonde pour laquelle le pape Benoît XVI a choisi l'amour comme thème de sa première encyclique.
Dans ce thème, ce qui émerge, ce n'est pas seulement une continuité fondamentale entre la foi chrétienne et la recherche, menée dans le monde de la religion, de Dieu comme lumière infinie de la raison humaine. Ce qui émerge surtout, c'est cette grande nouveauté que seul Dieu peut nous révéler et qui s'est révélée dans son Fils Jésus de Nazareth, à savoir «la nouveauté d'un amour qui a poussé Dieu à assumer un visage humain, et même à prendre chair et sang, l'’être’ humain tout entier» (ibid).
Dans cet évènement, Dieu lui-même s'est révélé comme amour, comme nous le disent les Écritures de manière incomparable: «Dieu est amour» (1 Jn 4,16).
Ce n'est pas un hasard si cette expression théologique dense et éloquente, tirée de la première Epître de Jean, a donné le titre de l'encyclique du Pape. L'encyclique peut donc être comprise comme une exégèse théologico-spirituelle de cette importante lettre du Nouveau Testament. La réflexion sur le quatrième chapitre de la première Lettre de Jean est donc un bon moyen pour montrer que dans l'amour de Dieu réside la clé musicale de la pensée théologique et du pontificat de Benoît XVI.

a) LE FONDEMENT THÉO-LOGIQUE: DIEU EST AMOUR


La péricope de la première épître de Jean démarre tout de suite, abruptement, avec un appel à l’amour: «Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres».
Mais cet appel à l’amour mutuel est immédiatement motivé et justifié par le fait que l'amour vient de Dieu: «aimons-nous les uns les autres, parce que l'amour vient de Dieu: quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu » (1 Jn 4,7).

Voilà que nous est révélée la vraie logique du mystère chrétien de l'amour, qui dérive de la forme passive de l'"être" aimé de Dieu. Dans la perspective de la foi chrétienne, l'amour n'est pas en premier lieu un appel à agir, mais une invitation à accueillir l'amour de Dieu. Partant de cela, le pape Benoît répond à la question que lui-même s'est posé dans son encyclique, à savoir si l'amour peut être commandé, en observant que seul est capable de donner de l'amour celui qui en a d'abord reçu et que l’amour ne peut être commandé que parce qu'il a été auparavant donné en cadeau. Dans cette lumière, le commandement chrétien de l'amour n'apparaît plus comme un «commandement extérieur qui exige de nous l'impossible», mais comme «une expérience de l’amour, donnée de l'intérieur, un amour qui, par sa nature même, doit ensuite être partagé avec les autres. L’amour grandit à travers l'amour» (DCE, n.18)

Ce n'est que grâce à cette "antécédence" de l'amour de Dieu que l’amour peut germer et agir aussi en nous les hommes. L'amour du prochain dérive donc de l'amour de Dieu pour nous les hommes et se manifeste en même temps comme le chemin de l'amour de l'homme envers Dieu. Le Pape répond alors à la question ultérieure qui se pose plus bas dans l'encyclique - comment, puisque nous ne pouvons pas voir Dieu, est-il vraiment possible de l'aimer - en soulignant le lien inséparable entre l'amour de Dieu et l'amour du prochain, dans le sens où c'est le service aux autres qui nous fait comprendre combien Dieu nous aime nous les hommes et où l'amour du prochain est un chemin pour rencontrer et aussi aimer Dieu, tandis que «fermer les yeux face à son prochain rend aveugle aussi face à Dieu» (DCE, n.16)

Voilà l'objectif théologique de fond du Pape Benoît XVI, qui consiste à considérer l'amour comme une réalité unique ayant (avente?) différentes dimensions et surtout à souligner «le lien indissoluble entre l' amour de Dieu et l'amour du prochain» (ibid) , comme Joseph Ratzinger l'avait déjà exprimé dans un de ses premiers articles des années cinquante, avec cette affirmation concise «la foi chrétienne ramène tout à l'adoration de Dieu, mais seulement sur le chemin de l'amour pour les hommes».

Sur ce chemin, le pape Benoît XVI entend surtout montrer le côté humain de la foi chrétienne et en même temps sa nouveauté indéniable, qui transparaît à la fois dans l'image de Dieu, et dans l'image de l’homme qu'elle propose. L’amour se révèle être l'authentique cœur du christianisme, c'est-à-dire de l'image chrétienne de Dieu comme un Dieu en relation avec lui-même et avec les hommes, et de l'image de l’homme qui en dérive, comme fait à la ressemblance de Dieu. Le Pape Benoît XVI insiste sur la correspondance intime entre la théologie et l'anthropologie, qu'il résume avec des mots éloquents: «A l'image du Dieu monothéiste correspond le mariage monogamique. Le mariage fondé sur un amour exclusif et définitif devient l'icône de la relation entre Dieu et son peuple, et vice versa: la façon d'aimer Dieu devient la mesure de l’amour humain» (DCE n.11).

C'est dans cette conviction que s'enracine aussi le grand engagement en faveur de la famille, fondée sur le mariage chrétien entre un homme et une femme, que le pape Benoît XVI a montré tout au long de son pontificat.

Ce qui précède montre clairement, une fois de plus, que, selon la pensée du pape Benoît XVI, l'indicatif catégorique de l'amour de Dieu pour nous les hommes précède toujours l'impératif catégorique de l'amour pour le prochain. La raison la plus profonde de ce renversement des priorités humaines réside dans le fait que, sur la base de l'Epître de Jean, l'amour n'est pas pour Benoît un simple attribut qui, avec d'autres, appartient à Dieu, et avec lequel Dieu nous aime, nous les hommes. Benoît XVI identifie plutôt Dieu avec l'amour lui-même, illustrant ainsi comment, dans la foi chrétienne, le Dieu qui se révèle est Logos. En effet, Dieu doit être compris avant tout comme Logos, comme Parole et sens, comme raison et vérité, et cela aussi et surtout à travers la raison de la création qui nous fait connaître Dieu comme Logos. La foi chrétienne conçoit Dieu comme Logos, pas simplement dans le sens d'une raison mathématique, mais surtout comme amour créateur, par lequel Dieu lui-même se révèle et se donne à l'homme. La foi chrétienne voit Dieu comme l'origine et la cause première de toutes choses, et en même temps comme Celui qui aime avec passion, de sorte que son mystère le plus profond peut être exprimé avec le verset biblique: «Dieu est amour». La première épître de Jean nous invite donc à nous plonger encore plus profondément dans ce mystère de Dieu.


b) L'APROFONDISEMENT CHRISTOLOGIQUE: L'AMOUR DE DIEU EST CONCRET


«En cela l'amour de Dieu pour nous s'est manifesté: Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde afin que par lui nous ayons la vie» (1 Jn 4,9).
Avec ces mots, Jean exprime la conviction de la foi chrétienne selon laquelle l'amour de Dieu pour nous les hommes s'est révélé de façons entièrement concrète dans son propre Fils. Pour la foi chrétienne, en effet, le Dieu qui s'est révélé n'est pas un Dieu loin du monde ou une hypothèse philosophique sur l'origine du cosmos, mais un Dieu qui nous a montré son visage, qui s'est adressé à nous et qui s'est fait homme en Jésus-Christ. La vraie nouveauté du Nouveau Testament ne consiste pas seulement dans de nouvelles idées, mais dans la figure de Jésus-Christ. Il en résulte que la pensée théologique du pape Benoît XVI met l'accent, non seulement dans sa première encyclique, mais dans tout son magistère, dans cette conviction de fond qu'il a placée comme une clé musicale, au début de l'encyclique: «A l'origine de l'"être" chrétien, il n'y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et ainsi la direction décisive» (DCE n.1).
C'est également dans cette conviction christologique qu'on doit reconnaître la raison profonde pour laquelle le pape Benoît XVI a su trouver le temps et l' énergie, les soustrayant au travail épuisant de son ministère pétrinien, pour écrire son ouvrage en trois volumes sur Jésus de Nazareth, qui peut être considéré et apprécié comme la profession de la foi dans le Christ du successeur de Pierre dans la Césarée de Philippe d'aujourd'hui.

L'amour de Dieu pour nous les hommes s'est concrétisé en Jésus - Christ, en particulier sur la croix, où l'amour de Dieu vient à nous «dans sa forme la plus radicale»: «Dans sa mort sur la croix s’accomplit le retournement de Dieu contre lui-même, dans lequel il se donne pour relever l’homme et le sauver» (DCE n.12).
La croix du Christ est la manifestation du plus grand amour de Dieu pour nous les hommes, parce qu'elle nous montre que Dieu ne se contente pas de déclarations d'amour faites en paroles, mais qu'il a payé lui-même un lourd tribut pour son amour, dans le sang versé pour nous les hommes par Jésus sur la croix. La croix de Jésus montre que l'amour ne peut pas être sans sacrifice, sans un investissement de sa propre vie pour les autres. Mais la croix de Jésus n'est pas un sacrifice dans le sens qu'il aurait été nécessaire de convertir à l'amour un Dieu vindicatif; elle est au contraire la conséquence la plus radicale de l'amour de Dieu pour nous les hommes. En effet, l'unique «vengeance» que connaisse Dieu, comme l'exprime le Pape Benoît XVI avec des mots très profonds, est la croix, autrement dit le «Non à la violence, l'amour jusqu'au bout» (Messe sur l'esplanade de la "Neue Messe" à Munich, 10 septembre 2006). Sur la croix, Dieu a opposé ses souffrances à la violence des hommes, et élevé sa miséricorde comme barrière contre la puissance du malin. Puisque, dans son noyau le plus intime, l'amour est un "partager" avec l'"être" de l'aimé, la croix de Jésus contient pour le croyant la «certitude d'un amour universel», qui est à la fois «un amour absolument concret pour lui et pour tous les hommes» et plus exactement la« certitude d'un amour de Dieu qui résiste jusqu'à la mise à mort».

Dans la croix réside essentiellement le don de la rédemption de Dieu; la croix montre en effet qu'être racheté n'est possible qu'en étant aimé, comme l'observe le Pape Benoît XVI en approfondissement la dimension sotériologique du mystère du Christ: «Nous ne pouvons être rachetés que si celui dont nous nous sommes séparés vient à nous à nouveau et nous tend la main. Seul le fait d'être aimés et d'être rachetés et seul l'amour de Dieu, peu(ven)t purifier l'amour déformé de l'homme, récupérer, à partir de son fondement, la capacité relationnelle aliénée». C'est seulement s'il y a cet amour inconditionnel avec sa certitude inconditionnelle, comme il a été révélé dans la foi chrétienne et comme la foi chrétienne en Jésus-Christ le professe, que l'homme peut être racheté. Voilà ce que l'on entend, selon le pape Benoît XVI, «quand nous disons: Jésus-Christ nous a "rachetés" » (Spe Salvi n.26).


A suivre...