Les interviews du Pape, de Benoît XVI à François

Comment la parole du souverain pontife est banalisée et dépréciée, en particulier dans les interviews aéroportées. L'inflation finit par avoir un effet contre-productif... et ce n'est pas Benoît XVI qui a initié ce mouvement, contrairement à ce qu'affirme le P. de Souza (15/6/2019).


Deux observateurs attentifs du Vatican, le très progressiste et très bergoglien journaliste américain John Allen, et un prêtre Canadien plutôt conservateur, le Père de Souza, également plusieurs fois rencontré dans ces pages s'accordent pour reconnaître que sous François, la multiplication et la médiocrité des entretiens avec les journalistes banalisent et déprécient la parole du Pape. John Allen le prend comme à son habitude sur le ton de l'ironie détachée, tandis que le P. de Souza impute à tort la paternité de cette dérive à... Benoît XVI!

>>> Un recueil des entretiens de Benoît XVI avec les journalistes a été traduit en français en 2015 (Conversations de voyage : Entretiens avec des journalistes), avec les préfaces d'Angela Ambrogetti et de Georg Gänswein.

Quiconque a suivi d'un peu près les voyages apostoliques de Benoît de 2005 (JMJ de Cologne) à 2012 (Liban) ne peut que s'inscrire en faux contre les affirmations du P. de Souza sur le rôle de Benoît XVI, même indirect dans la banalisation des relations pape/médias.
Il n'y a évidement aucun rapport entre les élucubrations de François dissertant de tout et n'importe quoi, de préférence de sujets auxquels il ne connaît pas grand chose (ce qui place les réponses au niveau de la conversation de bar), en général avec des journalistes athées, et souvent pour dire du mal des catholiques; et Benoît XVI s'entretenant (après avoir, de son propre aveu, longuement réfléchi sur l'opportunité de sa démarche, et longuement prié, pour demander à Dieu de l'inspirer dans ses réponses) avec Vittorio Messori ("Le Rapport Ratzinger/ "Entretiens sur la foi" en 1984) pour défendre la foi de toujours, et faire enfin sortir l'Eglise de la sidération mentale post-conciliaire - ce qui leur a valu à tous deux menaces et insultes - ou avec Peter Seewald (qu'il a du reste converti), avec lequel il a fait deux livres d'entretiens avant son élection (Le sel de la terre, en 1997, et Voici quel est notre Dieu en 2000), dans lesquels il répète les fondamentaux de la foi catholique avec clarté, dans un esprit de vulgarisation au meilleur sens du terme (personnellement, je les ai dévorés dans la semaine suivant son élection, et je n'ai pas honte de dire que j'y ai beaucoup appris).

Il y aurait donc beaucoup à dire sur la façon dont le P. De Souza parle des entretiens que Benoît XVI accordaient dans l'avion aux journalistes qui le suivaient dans ses voyages à l'étranger. Le mieux pour s'en faire une idée est de se rendre sur cette page (w2.vatican.va) et de consulter l'onglet "Voyages". Je prends au hasard le voyage en Terre Sainte, du 8 au 15 mai 2009 (où le moins que l'on puisse dire est que les médias attendaient le Saint-Père au tournant). La principale interview, relativement brève, avec des questions posées par le P. Lombardi à partir des propositions recueillies auprès des journalistes, avait eu lieu sur le vol aller, ce qui constitue évidemment une grosse différence. L'interview finale, dans l'avion de retour, était en fait un très court message lu par le Saint-Père lui-même, qui se contentait de remercier les journalistes et de résumer à grands traits les impressions du voyage.
Rien à voir, évidemment, avec la logorrhée à laquelle François nous a habitués depuis 6 ans...

Les interviews papales sont devenues presque entièrement profanes


Père Raymond de Souza
catholicherald.co.uk
6 juin 2019
Ma traduction

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La récente interview accordée par le pape François à la télévision mexicaine a entraîné des articles à propos de ce qu'il a dit sur Theodore McCarrick et sur les tensions actuelles. Le simple fait que l'interview ait eu lieu n'était cependant pas digne d'intérêt. Les interviews papales sont désormais quantitativement banales. Il y a aussi un autre changement, d'ordre qualitatif. Elles sont marqués par une philosophie de plus en plus mondaine; la voix unique du Pape est maintenant devenue une voix mondaine parmi d'autres.

Bien avant le pontificat de saint Jean XXIII, le principal organe de communication du Vatican, l'Osservatore Romano, signalait que l'une ou l'autre déclaration officielle avait été «recueillie sur les lèvres augustes du souverain pontife». La communication papale a commencé à se relâcher sous saint Paul VI, avec un nombre croissant d'audiences, d'homélies et de discours qui comprenaient parfois des remarques improvisées.

Comme pour le phénomène des voyages pontificaux, saint Jean-Paul II suivit la direction de Paul VI et l'étendit considérablement. Il s'est entretenu ouvertement avec les journalistes, répondant à leurs questions lors d'une conférence de presse impromptue dans les premiers jours suivant son élection. Il a commencé à se mêler aux journalistes sur les vols papaux, même si en général il échangeait des salutations et quelques commentaires généraux sur les vols aller. En 1994 est paru Entrez dans l'espérance, un livre d'entretiens avec Vittorio Messori qui est devenu une sensation éditoriale internationale.

Benoît XVI a repoussé les limites encore plus loin. Alors que le livre de Jean-Paul II consistait en des réponses écrites à des questions écrites, en 2010, Lumière du monde [livre d'entretiens avec Peter Seewald] a été une autre première papale - pendant six heures, il y répondait de vive voix à des questions, et l'entretien fut publié. Benoît poursuivit les rencontres aériennes avec les journalistes, mais à présent, il s'agissait de véritables conférences de presse, le Saint-Père répondant aux questions sur toute une série de sujets.

C'est sous Benoît XVI qu'un changement qualitatif s'est opéré. Jean Paul s'est vu essentiellement poser des questions générales et thématiques, souvent sur une base théologique. Avec Benoît - dans la continuité des trois livres d'entretiens qu'il a réalisés alors qu'il était préfet de la doctrine de la foi - des décisions spécifiques ont été examinées et des commentaires ont été transmis sur un large éventail d'applications pratiques. Dans Lumière du monde, par exemple, Benoît XVI est interrogé en détail sur l'affaire Williamson. Dans Dernières Conversations, son livre d'entretiens post-papal, il commente et défend sa papauté, incluant une évaluation de son secrétaire d'État, le cardinal Tarcisio Bertone.

Le pape François a donné des dizaines d'interviews à la presse, et les conférences de presse aéroportées ont eu un impact structurant sur le pontificat. L'équivalent du «N'ayez pas peur» de ce pontificat, le «Qui suis-je pour juger?» - a été prononcé lors du premier voyage du Saint-Père, à l'issue d'une conférence de presse aéroportée qui a duré plus d'une heure.

La fréquence et la longueur des interviews du Pape François - il a fait trois livres-interview en six ans - ont non seulement signifié une diminution quantitative de l'attention qui leur était accordée, mais ont également accéléré le changement qualitatif qui a eu lieu sous Benoît XVI.

L'interview récente de Valentina Alazraki [cf. Une leçon de journalisme], correspondante au Vatican depuis 1974 pour Televisa au Mexique, a été très mondaine. Les questions théologiques et spirituelles étaient secondaires. Ce n'était pas un sage pasteur qui partageait sa sagesse sur l'ensemble de l'Histoire; c'était plutôt un ministre important qui défendait ses dossiers, alors qu'Alazraki passait d'une polémique à une autre, invitant François défendre son bilan.

Voyons les sujets énumérés dans le résumé de l'interview de Televisa de Vatican News: contrôles aux frontières, jeunesse, violence contre les femmes, relations avec les médias, McCarrick, affaire Viganò, migrants et réfugiés, avortement, politique étrangère, mariage irrégulier et homosexualité. L'accent était mis sur les décisions papales et le plaidoyer politique. C'était quelque chose de profondément mondain.

Une bonne partie du crédit ou de la responsabilité de ce changement qualitatif revient à Benoît XVI. Dans cinq livres-interviews durant ses longues années romaines et ses conférences de presse aéroportées, il répondait aux questions sur tous les sujets. Il a même remplacé la coutume de saint Jean Paul II d'écrire des lettres du Jeudi Saint aux prêtres par une session de questions-réponses avec les prêtres de Rome au début du Carême.

Mais Ratzinger/Benoît est tout à fait singulier, à la fois par sa capacité à répondre de façon improvisées dans des pensées complètes et élégantes et à mettre les choses dans leur contexte théologique approprié. Il est beaucoup plus courant que dans de telles situations les évêques et les prêtres radotent et bafouillent, sans parvenir à être articulés et cohérents, et a fortiori érudits.

L'exemple de Benoît XVI n'est pas un modèle à suivre pour les autres. Et quand il s'agit d'interviews papales, il est maintenant clair que moins - beaucoup moins - serait certainement un vrai plus.


Venons-en à John Allen.
L'article de notre vieille connaissance (avec son titre énigmatique dont je laisse mes lecteurs deviner à quoi il se réfère..), a été cité partiellement par Sandro Magister (www.diakonos.be/settimo-cielo).
Ce qui a intéressé ce dernier, ce n'est pas la comparaison avec Benoît XVI, comme dans le cas qui nous occupe ici, mais le contrôle des propos du Pape par la com' du Vatican, et surtout le refus délibéré d'aborder l'affaire Mc Carrick lors du vol retour de Roumanie, avec ses implications imprévues, y compris économiques...

On relira à ce sujet un article très intéressant du même John Allen, traduit par moi, écrit en 2007 à l'occasion du voyage de Benoît XVI au Brésil: En avion avec le Pape. Il y parlait déjà du coût élevé du voyage. Et confirmait l'impossibilité pour les journalistes de s'entretenir directement avec lui:

Dernier point, qui est généralement la première question que les gens posent: les reporters ont-ils l'occasion de "discuter" avec le Pape?
La réponse est non.
Dans les premiers moments du pontificat de Jean Paul II, il venait au fond de l'avion, et passait un bon moment à discuter avec les journalistes des différents groupes linguistiques - italien, français, anglais, espagnol, etc.. Au moment où j'ai commencé à travailler avec lui, cependant, cela se réduisait à des générailtés sur les conditions du vol, et peut-être s'asseoir avec chaque journaliste pour une rapide photo.
Sous Benoît XVI, le nouveau système est que Lombardi recueille les questions des reporters à l'avance, puis les condense en 3 questions qu'il pose au Pape, qui y répond à travers un système audio installé dans l'avion. Le Pape, ensuite, se retire dans sa section, tandis que nous restons au fond.
Jusqu'à présent, nous n'avons pas été appelés à l'avant, lors du vol retour, afin d'être pris en photo avec le Pape.

La dernière conférence de presse du Pape, une étude de cas sur "le chien qui n'a pas aboyé"


John Allen
cruxnow.com
4 juin 2019
Ma traduction

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A la rubrique "secrets commerciaux", voici quelque chose que tous ceux qui s'occupent de vaticanologie savent mais ne disent en général pas à haute voix: la raison principale pour laquelle les organismes de presse sont prêts à payer les coûts exorbitants du voyage à bord de l'avion du pape François n'a rien à voir avec le voyage lui-même: c'est la conférence de presse à la fin.
Depuis ce premier voyage magique en juillet 2013, quand, sur le chemin du retour de Rio de Janeiro pour les Journées Mondiales de la Jeunesse, François nous a donné l'immortel «Qui suis-je pour juger?» à propos du clergé gay, les journalistes et les directeurs de journaux ont vu la possibilité d'un autre coup de tonnerre comme une raison valable d'être dans l'avion, même si le voyage lui-même n'est pas nécessairement très sexy.
Dans l'ensemble, François a obtenu un bon retour sur cet investissement.
Qu'il s'agisse de railler les catholiques qui ne sont pas obligés de «se reproduire comme des lapins» lors d'un vol de retour des Philippines en 2015, ou de suggérer - plus ou moins - que le candidat Donald Trump n'était «pas chrétien» à cause de sa promesse de construire un mur frontalier avec le Mexique en 2016, le pontife argentin a régulièrement fait la une de la presse.
Mais ces dernières années, ces conférences de presse en vol ont été beaucoup moins épicées, n'offrant souvent que des répétitions de ce que François a déjà dit, ou des excuses pour permettre au pape de dire des choses dont lui-même ou ses conseillers veulent qu'on parle, pour une raison ou une autre.
La brève rencontre avec la presse de dimanche, au retour d'un séjour de trois jours en Roumanie en est un bon exemple.
Tout d'abord, en partie à cause de briéveté du vol, celle-ci a été courte - à peu près une demi-heure top chrono. De plus, les premières minutes ont été consommées par le porte-parole du pape, le laïc italien Alessandro Gisotti, demandant inexplicablement au pape d'offrir une réflexion sur la Journée mondiale des communications sociales.
Mais peut-être n'est-ce pas du tout inexplicable, étant donné que chaque minute où le pape parle d'autre chose est une minute où il ne répond pas aux questions sérieuses.
Vienrent ensuite deux questions de la presse locale roumaine, ce qui est une tradition dans ces contextes. Il ne restait donc de la place que pour quatre questions de la presse mondiale, consacrées aux sujets suivants :

¤ Les relations catholiques/orthodoxes, y compris les difficultés de la prière commune.
¤ Une victoire électorale récente de Matteo Salvini, vice-premier ministre italien anti-immigrés, et si le pape va rencontrer Salvini.
¤ La relation de François avec le Pape émérite Benoît XVI.
¤ L'avenir de l'Europe.

Pour les Européens, le gros titre était l'appel de François à l'unité, qui arrive bien sûr à un moment où l'UE semble, d'une certaine manière, se désintégrer sous une vague de ressentiment populiste. Pour tous les autres, c'était François disant que Benoît lui donne «de la force» et représente la «sève de nos racines», ce qui va à l'encontre du récit populaire selon lequel Benoît et François sont en quelque sorte en contradiction (est-ce si sûr que cela? Et peut-on croire François?).
Quel est le problème? La conférence de presse fut un exemple classique du chien qui n'a pas aboyé (???).
Dans la semaine qui a précédé le voyage, parmi les histoires vaticanes, il y en avait une qui l'emportait haut la main: une combinaison croisée de François disant qu'il ne savait "rien, rien" des accusations d'inconduite et d'abus sexuels contre l'ex-cardinal Theodore McCarrick, combinée à des révélations de la correspondance d'un ex-assistant de McCarrick confirmant que des restrictions du Vatican avaient été imposées en 2008 et progressivement ignorées.
La question évidente était quelque chose comme cela: «En octobre dernier, vous avez promis une "étude approfondie" de l'affaire McCarrick. Spécialement à la lumière des nouvelles de cette semaine, quand pouvons-nous nous attendre à des résultats et, sur la base de ces résultats, quelqu'un sera-t-il tenu responsable de son inaction?»
Les journalistes anglophones à bord de l'avion avaient l'intention de poser des questions dans ce sens, mais la prise [du micro] a été débranchée avant que ce soit leur tour. En toute justice, les anglophones ont eu leur tour lors du dernier voyage en Bulgarie et en Macédoine, mais cela ne l'explique pas vraiment.
Voilà le problème: une telle question était la chose la plus prévisible au monde, tout comme le fait qu'une conférence de presse serait considérée comme une déception - voire, par certains, une imposture - si elle n'était pas posée et si elle n'obtenait pas de réponse. En arrêtant [la conférence de presse] avant qu'elle soit posée, la seule conclusion possible que beaucoup d'observateurs peuvent tirer est que le pape lui-même, ou son équipe du Vatican, ou les deux, ne voulaient pas en parler.
Pour être clair, ces vols sont le seul moment où François rencontre la presse de cette façon. Ce n'est pas comme si l'affaire McCarrick pouvait être traitée lors de sa conférence de presse mensuelle à Rome, car une telle chose n'existe pas.
Dès le début, une grande partie du charisme que dégage François a été sa spontanéité et de son ouverture d'esprit. C'est un pape qui encourage le débat [John Allen dit ici vraiment n'importe quoi... à moins que ce ne soit de l'humour???], prêt à s'attaquer en public à des questions difficiles. Que l'on aime ses réponses ou non, le simple fait que François les partage était tout à son honneur [même remarque!!].
De plus en plus, cependant, on a l'impression que le pontife et ses conseillers se restreignent davantage, essayant parfois d'éviter de mettre François dans une position où cette spontanéité pourrait une fois de plus être exploitée.
Si c'est le cas, et si cela continue, cela pourrait avoir un coût - et pas seulement parce que les organes de presse pourraient avoir des doutes quant à la prise en charge des frais de voyage du Pape.
Le vrai problème, c'est que cela peut créer l'impression d'une administration qui a quelque chose à cacher, même si l'administration en question n'est pas seulement celle de François, mais celle de saint Jean Paul II et de Benoît XVI [les mensonges de François n'ont rien à voir avec Benoît XVI!!], sous lesquels la carrière de McCarrick s'est réellement construite. Quoi qu'il en soit, la réforme promise par François repose en partie sur la transparence - et le refus d'aborder même une question évidente risque de sembler un peu moins transparent à bien des gens.

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