Papauté émérite

Une interview par La Bussola de Roberto Regoli, auteur en 2016 de "Oltre la Crisi della Chiesa": pour lui, il est urgent que l'Eglise réglemente cette nouveauté introduite par Benoît XVI, qui, dit-il, a des précédents, mais pas d'équivalents dans son histoire (11/3/2019)

>>> Voir à ce sujet sur mon site:
¤ Le discours "historique" de Mgr Gänswein lors de la présentation de "Oltre la crisi della chiesa":
¤ Dossier complet sur la "papauté bicéphale" et les réactions au livre de Roberto Regoli et au discours ci-dessus
¤ Je signale en particuler l'article du P. Scalese (11/6/2016) "Il n'y a qu'un seul Pape", qui renvoie à un autre article du même auteur, "Pape émérite?", écrit à chaud, au moment où le choix de Benoît XVI avait été annoncé. (11/3/2013)

>>> Et aussi: Les mystères du Pape émérite (éditorial de Riccardo Cascioli du 28 février dernier)

 

PRÉAMBULE
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On se souvient que Benoît XVI avait été agacé par le contenu d'une interview - critique à l'égard des conditions de son renoncement - accordée par le cardinal Brandmüller au Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ), au point qu'il lui avait écrit, le 9 novembre 2017 une lettre très ferme de mise au point (ici: Les deux lettres de Benoît XVI), d'un ton inhabituel chez lui. Il s'y expliquait notamment sur son choix de se faire appeler "Pape émérite" (à noter: la lettre n'était pas destinée à la publication, c'est une indiscrétion qui l'a rendue publique...). Je crois qu'il est important d'avoir cette lettre à l'esprit:

Dans votre récent entretien avec le FAZ, vous dites que j'ai créé, avec la construction du pape émérite, une figure qui n'existe pas dans toute l'histoire de l'Église. Bien sûr, vous savez très bien que les papes se sont retirés, quoique très rarement. Qu'étaient-ils après? Pape émérite ? Ou quoi d'autre?
Comme vous le savez, Pie XII a laissé des instructions au cas où il aurait été capturé par les nazis : qu'à partir du moment de sa capture il ne serait plus pape mais cardinal. Si ce simple retour au cardinalat avait été possible, nous ne le savons pas. Dans mon cas, cela n'aurait certainement pas eu de sens de simplement réclamer un retour au cardinalat. J'aurais alors été constamment exposé au public comme l'est un cardinal - et même encore plus, parce que dans ce cardinal on aurait vu l'ex-pape. Cela aurait pu entraîner, intentionnellement ou non, des conséquences difficiles, en particulier dans le contexte de la situation actuelle. Avec le Pape émérite, j'ai essayé de créer une situation dans laquelle je suis absolument inaccessible aux médias et dans laquelle il est très clair qu'il n'y a qu'un seul Pape. Si vous connaissez un meilleur moyen et donc si vous pensez pouvoir condamner ce que j'ai choisi, je vous prie de m'en parler.


Le cardinal Brandmüller l'a sans doute rassuré par écrit, et Benoît XVI lui a écrit une seconde lettre, plus policée, datée du 17 novembre, qui commençait par ces mots:

De votre aimable lettre du 15 novembre, je suppose que je peux conclure qu'à l'avenir, vous ne ferez plus de commentaires publics sur la question de ma démission, et je vous en remercie (la suite ici: Les deux lettres de Benoît XVI).


On peut donc supposer que le Saint-Père ne va pas apprécier cette interview par la Bussola de don Roberto Regoli, auteur d'un ouvrage aussi important que "Oltre la crisi della Chiesa" paru en 2016 (non traduit en français à ce jour, me semble-t-il), dont nous avons largement traité dans ces pages. Mais lui dont la curiosité intellectuelle est insatiable ne peut pas se formaliser si, tout en respectant sa décision, les gens qui l'apprécient s'interrogent sur la signification de son renoncement.

Regoli: "Pape émérite? Un rôle qui doit être clarifié"


Nico Spuntoni
www.lanuovabq.it
11 mars 2019
Ma traduction

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À six années de distance, la manière dont Benoît XVI a renoncé à l'exercice de son pontificat en établissant la figure du Pape émérite - rôle qui n'a jamais été défini - fait encore discuter: «Ni Benoît XVI avant sa démission, ni François après, n'ont réglementé cet acte. C'est une lacune non négligeable», dit dans cette interview à La Nuova BQ Don Roberto Regoli, historien et auteur d'une étude sur le pontificat de Ratzinger. «Actuellement Benoît XVI et François ont toujours envoyé des signaux de cordialité mutuelle», mais à l'avenir, avec d'autres protagonistes «des problèmes de conflits possibles de sommets ou même de schismes pourraient survenir».


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Roberto Regoli

Plus de six ans se sont écoulés depuis l'annonce qui a changé l'histoire de l'Église. Le renoncement de Benoît XVI continuera pendant longtemps encore à à être matière à discussion pour les historiens, les canonistes et les théologiens. A cela s'ajoute le fait que que la renuntiatio bénédictine est allé de pair avec un autre événement de portée historique: l'institution du Pape émérite, une figure sans précédent destinée à peser notablement dans l'histoire future de l'Église. Ces événements sont encore trop proches de nous, contemporains, pour que nous puissions porter un jugement historique serein et consolidé.

L'un des premiers experts à traiter du thème de la "Tiara deposta" - pour ne citer que le titre d'une rencontre qui s'est tenue il y a quelques jours à Rome - est don Roberto Regoli, auteur d'un ouvrage fort et approfondi (“Oltre la crisi della Chiesa”) qui est devenu un texte de référence pour ceux qui étudient le Pontificat du Pape Benoît XVI. Dans cet entretien accordé à La Nuova BQ, le prêtre, professeur à l'Université Grégorienne et directeur du Département d'Histoire de l'Eglise et d'Archivum Historiae Pontificiae, tente de fournir quelques indications pour la compréhension de la délicate question de l'acte de renoncement et de l'institution du Pape émérite.

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- Professeur, quels sont les éléments qui font du renoncement de Benoît XVI une nouveauté absolue par rapport aux précédents existants dans l'histoire de l'Église?

«Le renoncement de Benoît XVI n'est pas nouveau par rapport aux intentions de quelques-uns de ses prédécesseurs récents, ni par rapport aux choix effectués durant deux millénaires. En revanche, elle est indubitablement originale en ce qui concerne certains termes employés dans le texte de la déclaration, les circonstances temporelles et les modalités. C'est surtout une nouveauté absolue en ce qui concerne le temps qui a suivi le renoncement. Si tous les papes qui ont renoncé dans le passé sont restés seulement évêques, ou redevenus cardinaux (avec un nouveau nom), ce n'est pas le cas pour Benoît XVI. Lui, en effet, selon ses propres mots, renonce à l'«exercice actif du ministère», devenant Pape Émérite, légitimé à être appelé «Sa Sainteté» et à signer avec le nom de 'Benoît' et non de 'Joseph'. C'est là que résident la nouveauté absolue et le caractère unique dans l'histoire. Il s'agit d'un acte original, c'est-à-dire capable aussi de donner naissance à un nouvel exercice de la papauté. Un acte de renouveau qui touche la tête du catholicisme.

- Dans un article sur le sujet, le Cardinal Walter Brandmüller a mentionné «la question d'une implication du Collège des Cardinaux dans le renoncement papal, citant le précédent de Célestin V. comment s'est déroulé l'acte de renonciation dans ce cas?

«Il s'est agi d'un tout autre type de renoncement. L'élection de Célestin V a été occasionnée par de nombreux facteurs contingents qui ont amené sur le trône de Pierre un homme bon, mais peu familier du gouvernement de l'Église. Bref, un homme capable, et même saint, mais inadéquat pour le gouvernement, également en raison de sa dépendance excessive vis-à-vis du roi de Naples. Selon les théories canoniques de l'époque, il y avait deux fronts sur les modalités du renoncement papal. D'un côté, il y avait ceux qui voulaient l'implication des cardinaux ou d'un Concile, de l'autre ceux qui considéraient que l'unique référent était Dieu, c'est-à-dire qu'ils refusaient toute implication d'une autre autorité humaine. En tout cas, en décembre 1294, le Pape partagea son intention de renoncer avec les cardinaux, en Consistoire, lesquels cependant s'y opposèrent. Peu de temps après, il mit donc par écrit les raisons de son renoncement. Par la suite, il fit rédiger une constitution pour réglementer la renonciation papale et, le 13 décembre, devant les cardinaux réunis, il lut sa déclaration de renoncement. Les cardinaux donnèrent alors leur consentement, parce que du point de vue canonique, il n'y avait rien à objecter. Malgré sa requête, il fut interdit au Pape, après le renoncement, d'utiliser les insignes pontificaux pendant la célébration de la messe (à cause de l'opposition d'un cardinal). Célestin V (Pape pendant 5 mois et 9 jours) est redevenu Pietro del Morrone. Dans cette histoire médiévale, les cardinaux furent impliqués à plusieurs étapes, plus pour l'inéquation et le manque d'assurance juridique du Pape, qu'à cause d'exigences procédurales strictes.

- La démission de Benoît XVI a été le fruit d'une décision longuement réfléchie prise plusieurs mois avant l'annonce du 11 février 2013. Pourquoi, selon vous, n'a-t-il pas été prévu de normes canoniques spécifiques pour réglementer l'institution du Pape émérite?

«La question touche aujourd'hui encore un nerf à vif. Ni Benoît XVI avant son renoncement, ni François après, n'ont réglementé cet acte. Il s'agit là d'une lacune non négligeable, surtout quand on est passé de la théorie de la doctrine canonique à un cas concret. Je n'arrive pas à trouver les raisons d'une telle omission, qu'il faudrait combler.

- Quand Ratzinger, lors de sa dernière audience générale, a dit qu'il resterait «dans l'enclos de Saint Pierre», se référait-il simplement à sa résidence au Vatican ou bien par cette expression, entendait-il - comme le soutient par exemple Messori - un "lieu théologique" ?

«Le renoncement bénédictin, tel qu'il a été posé et reçu, pose beaucoup de questions théologiques, avant que d'être juridiques, parce qu'il est le fruit d'un renouveau théologique de l'Église (dont les racines se trouvent dans les Conciles Vatican I et II), qui touche la dimension sacramentelle et finalement aussi la structure juridique correspondante. Je crois qu'un acte comme celui-là, tel qu'il a été posé dans les intentions publiques de Benoît XVI, prendra encore beaucoup de temps pour être bien systématisé théologiquement et juridiquement. Il faut l'étudier. En s'affranchissant des schémas préconçus, c'est-à-dire d'un traditionalisme de droite et de gauche (permettez-moi ce langage).

- L'hypothèse d'un retour au cardinalat était crainte par Pie XII en cas d'arrestation par les nazis, tandis que Benoît XVI l'a exclue pour éviter une exposition excessive au public. Se serait-il agi d'une voie admissible, ou bien d'une voie sans les bases historico-canonico-doctrinales nécessaires ?
«Lors du précédent et dernier renoncement avant Benoît XVI, le pape de l'époque, Grégoire XII, renonça (1415), restant seulement évêque, avant d'être de nouveau nommé cardinal par son successeur. Il ne pouvait en être autrement, parce qu'à cette époque trois papes coexistaient (tous apparemment légitimes ou du moins sans raisons substantielles ébranlant leur légitimité) et que l'exigence d'unité de l'Église ne pouvait résister à d'autres formes créatrices. Pie XII pensa d'une certaine façon à un renoncement qui le laisserait dans le Sacré Collège et pas seulement dans le collège épiscopal. Benoît XVI a choisi une troisième voie. Comme nous le voyons, nous sommes dans une évolution historique, soumise aux contingences, et aussi à l'évolution de l'ecclésiologie.

- Justement lors de la présentation de votre livre "Oltre la crisi della Chiesa", Mgr Georg Gänswein prononça le fameux discours dans lequel, tout en précisant qu'«il n'y a donc pas deux papes», il évoquait l'image d'«un ministère étendu» avec «un membre actif et un membre contemplatif». Quelle est l'interprétation correcte de l'analyse faite par le Préfet de la Maison Pontificale?

«En réaffirmant le caractère unique du gouvernement papal, l'archevêque Gänswein, a tenté d'initier une réflexion théologique sur le renoncement. Cependant, certains commentateurs de l'époque ont déformé le sens de ses mots, ne considérant ni le passage que vous avez cité («il n'y a pas deux papes»), ni un autre complètement omis, à l'exception de la Fondation Ratzinger-Benoît XVI, dans lequel émergeait le sens analogique du langage sur le «ministère pétrinien élargi» (...) [passage peu clair]. Tout le monde n'a pas prêté attention à l'intégralité du discours. Il faut de la patience avec les distraits.

- L'entrée de la figure de l'Éméritat dans la papauté - et même la perspective d'une pluralité de la Papauté, redoutée par François lui-même - peut-elle comporter des risques pour l'unité de l'Église?

«Tout dépend de l'intelligence et des vertus des protagonistes, du moins jusqu'à ce qu'il y ait une loi claire en la matière. Les premiers cas font école, ils deviennent des précédents de comparaison et, dans le meilleur des cas, des précédents dont on peut s'inspirer. Durant ces années, Benoît XVI et François ont envoyé des signaux de cordialité mutuelle. Les craintes des commentateurs concernent le rôle qu'un Pape émérite pourrait assumer. Benoît XVI, doux et obéissant, ne crée pas de problèmes de conflits possibles au sommet ni même de schismes. Pour ne pas courir le risque d'en avoir un à l'avenir (pure spéculation d'école), la loi canon et la théologie devront fournir - je le répète - des catégories et des concepts pour structurer, définir, contenir et diriger la Papauté émérite, nouvelle réalité du XXIe siècle.

 
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