Une histoire de grenouille... chilienne. Un intellectuel chilien, José Luis Widow Lira, revisite la métaphore assez géniale de la cuisson de la grenouille, dûe à Olivier Clerc (1) . Traduction de Carlota (27/7/2010)

Carlota:

Je vous adresse ci-dessous la traduction d’un article écrit récemment pas le Chilien José Luis Widow Lira, docteur en philosophie, diplômé de l’Université Pontificale Saint Thomas d’Aquin, professeur d’Université, qui s’interroge sur le chemin que prennent nos sociétés (en dehors même des orientations politiques de droite ou de gauche des élus), à un moment où à l’échelle mondiale tout est fait pour empêcher l’Église Catholique de s’exprimer en public pour parler notamment de vérité, de responsabilité et d’amour gratuit. Les réflexions de l’auteur de l’article ont un caractère qui dépasse largement le Chili.

Original du texte ici http://infocatolica.com/.

Notre chemin vers le totalitarisme
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Si je me rappelle bien, quand l’Union Soviétique tomba, les photos qui commencèrent à arriver et qui apparaissaient dans les journaux étaient celles de gens qui renversaient des statues qui représentaient le régime qui venait tout juste de se terminer. Ce qui était curieux c’est que ce n’étaient ni les statues de Marx, ni celles de Lénine et de Staline. Elles vinrent plus tard. Les premières photos étaient celles de personnes renversant la statue d’un enfant dont je ne me rappelle pas le nom. L’affaire qu'il m’importe de mettre en avant ici, c’est que la statue de cette enfant avait été érigée dans chaque ville et village soviétiques comme exemple de fidélité au parti : l’enfant avait dénoncé, dans une école où il était élève, son père qui, à la maison, avait émis quelques critiques envers le système soviétique.

Évidemment cet enfant n’était pas responsable de ce qu’il avait fait. Mais le fait est qu’il en était arrivé à représenter la chose la plus odieuse pour les citoyens du socialisme soviétique : la possibilité de ne plus faire confiance à personne, y compris ses plus proches parents, même dans son propre foyer. Pour le Parti Communiste c’était important, cela signifiait la rupture du dernier lien de la personne avec ce qu’ils considéraient comme une structure aliénante, de sorte qu’après la seule chose qui restait à faire c’était de s’abandonner dans les bras de l’État, à qui on confiait sa vie, sa pensée et on feignait même de lui remettre son cœur. Se configurait ainsi la société la plus totalitaire dans l’histoire de l’humanité (Ndt En s’appuyant sur le capitalisme, même si cela ne dura que 12 ans, le régime national-socialiste a agi de la même façon).

Le problème, c’est que la société peut perdre ses liens et ses confiances naturelles, et pas seulement par la voie de la terreur, comme le montrait l’enfant dont il était question.

Le totalitarisme ne s’identifie pas nécessairement avec l’usage de la force physique par un gouvernement pour s’imposer à ses sujets. Ce n’est pas non plus simplement un gouvernement injuste, soit oligarchique, tyrannique ou quoi que ce soit, mais un gouvernement qui va plus loin : il envahit les moindres domaines et sociétés dans lesquels les gens vivent, sans permettre que leur vie soit différente de celle définie par l’État. L’État est impresario, éducateur, sportif, etc. Dans les cas les pires, l’État en arrive même à être église et religion. Mais pour cela, il n’est pas toujours nécessaire d’user de la force physique. Il suffit que s’affaiblissent ou disparaissent les liens naturels entre les sociétés les plus petites qui se soumettent à la société politique. Il suffit que les gens par n’importe quelle voie finissent pas penser que l’état est un demi-dieu qui leur procure bien et progrès.

Il semblerait qu’aujourd’hui la possibilité des totalitarismes de type violent comme les communistes se soit éloignée, sauf peut-être, à l’exception du Venezuela et des bastions constitués par Cuba et la Chine (Ndt et pays de leur sphère d’influence, en particulier pour la Chine !). Mais qu’en est-il d’autres totalitarismes dont le chemin paraît être plus doux et attractif ? J’essaierai de montrer que le totalitarisme, quoique sous une forme plus aimable, continue à être aux aguets, et que peut-être que nous le trouvons bien plus installé que nous ne le croyons.

J’écoutais il y a peu, mais je ne sais plus de qui (1), dire la chose suivante: si tu veux faire cuire une grenouille, tu as deux possibilités : l’une est de l’attraper et de la jeter dans une marmite d’eau bouillante. Mais dans ce cas, la grenouille probablement fera un grand saut et quelque peu échaudée, elle pourra s’échapper et sauver son existence. L’autre possibilité est que tu mettes la grenouille dans la marmite, mais d’eau froide et que tu la fasses chauffer très progressivement. Dans ce cas la grenouille moura cuite, sans même se rendre compte que le peu d’eau dans laquelle elle batifolait, la conduisait vers la mort.
L’Union Soviétique tenta la société totalitaire de la première façon. Ainsi après 70 longues années, bien échaudés, ses citoyens purent sauter en dehors de la marmite. Ma crainte est qu’aujourd’hui nous soyons immergés dans un processus qui ressemble plus à la seconde forme, c'est-à-dire, qu’on est en train de nous cuire de façon à ce qu’on nous amène à vivre sous un totalitarisme qui ne faire rien sinon nous conduire à la mort, une mort qui si elle n’est pas physique, est tout au moins culturelle et morale.

Aujourd’hui, il nous semblerait que nous sommes tranquilles avec nos vies et avec notre société, parce que de temps en temps nous choisissons notre président, nos parlementaires et nos maires. « Nous somme une société libre », pensons-nous fièrement. Mais en réalité, si l’état, indépendamment de son orientation de droite ou de gauche, occupe peu à peu les espaces qui sont naturellement ceux des particuliers, celui des familles, des corporations, des universités, etc, - donc même si nos élections sont multiples, nous nous transformons en un pays soumis à un régime totalitaire.

Que reste-t-il de la famille comme espace naturel d’éducation dans le domaine affectif et des habitudes morales et intellectuelles de base ? Nous savons tous qu’au Chili la famille est réduite en poussière. Il suffit de prendre en compte le chiffre terrifiant des enfants qui naissent hors mariage est qui tourne autour de 60%. Ce chiffre augmenterait probablement si la référence était à la chaleur de l’amour conjugal des parents qui ont juré de s’aimer jusqu’à la mort et au delà des difficultés, maintiennent leur parole. Qu’arrive-t-il avec ces enfants ? Probablement dans beaucoup de cas ce sera l’état qui finira par veiller sur eux.

Ce n’est pas mon cas ni celui de mes enfants, penserez-vous. C’est sûr mais penchons-nous sur le peu de préoccupation que nous avons, nous les parents, sur ce qu’apprennent nos enfants à l’école, que cela soit en histoire, en philosophie, biologie, ou simplement dans la cour de récréation. Notre manque de préoccupation équivaut à laisser des espaces vides que quelqu’un va remplir. L’État ? Probablement. De fait aujourd’hui c’est l’état qui détermine tout, oui, tout ce que nos enfants apprennent dans certaines matières, par exemple, l’histoire. C’est l’état qui détermine beaucoup, sinon toutes, dans certains cas, lectures que nous enfants devront faire. Mais mes enfants sont dans un lycée privé, pensera-t-on. Je suis désolée, mais il ne fera pas exception. Ce que je viens de signaler vaut pour tous. Dans les cours sur les droits humains, l’éducation sexuelle, une histoire controversée et une philosophie qui si elle n’est pas simplement oubliée, est bien plus de l’idéologie, nos enfants sont éduqués par un état qui ne prend rien en compte de la volonté des parents.

Pour cela, ce même état ose nous imposer l’aberrante situation dans laquelle une enfant de 14 ans peut recevoir une assistance contraceptive ou anti-vie sans l’obligation même d’en parler aux parents. Et c’est arrivé et nous n’avons rien fait.

Pour cela, ce même état ose imposer aux pharmacies la distribution d’un médicament que les fabricants eux-mêmes déclarent abortif. C’est arrivé et nous n’avons rien fait.

Et l’état nous assure que notre relation matrimoniale n’est plus pour toujours, quoique nous voulions et que notre famille fondée sur le mariage entre un homme et une femme est un type de mariage parmi d’autres…Et nous ne faisons rien.

Les exemples pourraient se multiplier à l’infini. Mais au-delà de ces exemples, il me semble qu’aujourd’hui, si les tendances totalitaires de l’état n’ont pas comme avant-garde les chars avec le drapeau rouge, cela ne signifie pas qu’elles ont disparu. Le fait est que ce totalitarisme, si identique, pour le reste, de la conception moderne de la politique, trouve des facilités particulières, parce que les citoyens eux-mêmes ont renoncé directement à se préoccuper du bien commun. Nous nous préoccupons de notre petit monde de bien être, et avec lui nous abandonnons nos tâches et non celles de l’État, lui permettant de se transformer en grand imposteur de nous-mêmes. Je ne peux m’empêcher de me rappeler une phrase que le Père Osvaldo Lira (*) répétait dans les décennies pleines de convulsion de la révolution communiste : il y a beaucoup de gens à droite qui, si les communistes les assuraient qu’ils pourraient garder de l’argent dans leur poche, voteraient communiste. Aujourd’hui cette même préoccupation pour notre pur intérêt privé n’est-il pas là, ne nous conduit-il pas à une société totalitaire dans laquelle nous terminerons cuits comme la grenouille ? Probablement, mais avec une différence : notre inaction et indifférence pour les choses communes, pour la res publica, équivaut à ce que c’est nous qui nous jetons nous-mêmes dans la marmite qui sera notre tombe (**).

Notes de Carlota

(*) Le Père Osvaldo Lira (Santiago du Chili – 1904-1996), de la congrégation des Pères et religieuses des Sacrés-Cœurs de Picpus, philosophe et théologien. Présent en Belgique au moment de l’invasion allemande, il gagna l’Espagne où il passa une dizaine d’années. Par la suite et de retour dans son pays, il dénonça Vatican II, ne lui reconnaissant que les déclarations dogmatiques qui s’appuyaient sur les conciles antérieurs. Il jugea qu’il y avait eu des intrigues et des manipulations. Il fut l’un des premiers à dénoncer la théologie de la libération et à fonder une association pour le maintien de la liturgie traditionnelle, tandis les décrets pontificaux de 1984 et 1988, et bien sûr le motu proprio Summorum Pontificum de Benoît XVI, lui donneront raison.
Parmi ses nombreux ouvrages et essais, l’on peut notamment citer : « Le respect de la personne humaine: mythe et réalité depuis la Révolution française » paru en 1989.

(**) Et encore le Chili est loin d’être l’État-Providence français qui décide avec l’argent gagné à la sueur de leur front par les contribuables (de moins en moins nombreux et de plus en plus paupérisés), qui doit naître (la fameuse « santé reproductive » et l’eugénisme déguisé des lois dites bioéthiques, remboursement de l’avortement, etc.), qui doit mourir (propositions de loi sur la « mort active » régulièrement présentées par des parlementaires) et qui peut bénéficier des aides sociales sans avoir jamais contribuer à l’effort commun présent et passé et sans réciprocité (politiques immigrationnistes de peuplement par exemple). Or tout cela se passe dans l’indifférence générale, l’école ayant bien appris aux jeunes et désormais moins jeunes générations à ne pas se poser les bonnes questions et à consommer dans tous les domaines de vie sans le moindre esprit critique indépendant. La dramatique « Love Parade » allemande qui surtout permettait aux organisateurs de se faire du fric sur le dos de bien des « damnés de la terre », en est encore un terrible exemple.

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(1) La métaphore de la cuisson de la grenouille

Elle a fait un grand bruit sur internet, est à porter au crédit d’Olivier Clerc (un blog à découvrir!) , et elle date de 2005.
Elle mérite d’être diffusée :

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Imaginez une marmite remplie d’eau froide, dans laquelle nage tranquillement une grenouille. Le feu est allumé sous la marmite. L’eau se chauffe doucement. Elle est bientôt tiède. La grenouille trouve cela plutôt agréable et continue de nager. La température commence à grimper. L’eau est chaude. C’est un peu plus que n’apprécie la grenouille ; ça la fatigue un peu, mais elle ne s’affole pas pour autant. L’eau est maintenant vraiment chaude. La grenouille commence à trouver cela désagréable, mais elle est aussi affaiblie, alors elle supporte et ne fait rien. La température de l’eau va ainsi monter jusqu’au moment où la grenouille va tout simplement finir par cuire et mourir, sans jamais s’être extraite de la marmite.

Plongée dans une marmite à 50°, la grenouille donnerait immédiatement un coup de pattes salutaire et se retrouverait dehors.

Cette expérience (que je ne recommande pas) est riche d’enseignements. Elle montre que lorsqu’un changement négatif s’effectue de manière suffisamment lente, il échappe à la conscience et ne suscite la plupart du temps pas de réaction, pas d’opposition, pas de révolte.

C’est exactement ce qui se produit dans la société où nous vivons. D’année en année, on observe une constante dégradation des valeurs, laquelle s’effectue cependant assez lentement pour que personne - ou presque - ne s’en offusque. Pourtant, comme la grenouille que l’on plonge brusquement dans de l’eau à 50°, il suffirait de prendre le Français moyen du début des années 80 et, par exemple, de lui faire regarder la TV d’aujourd’hui ou lire les journaux actuels pour observer de sa part une réaction certaine de stupéfaction et d’incrédulité. Il peinerait à croire que l’on puisse un jour écrire des articles aussi médiocres dans le fond et irrespectueux dans la forme que ceux que nous trouvons normal de lire aujourd’hui, ou que puissent passer à l’écran le genre d’émissions débiles qu’on nous propose quotidiennement. L’augmentation de la vulgarité et de la grossièreté, l’évanouissement des repères et de la moralité, la relativisation de l’éthique, se sont effectués de telle façon - au ralenti - que bien peu l’ont remarqué ou dénoncé.

De même, si nous pouvions être subitement plongés en l’an 2022 et y observer ce que le monde sera devenu d’ici là, s’il continue de dévaler la pente sur laquelle il se trouve, nous en serions sans doute encore plus interloqués, tant il semble que le phénomène s’accélère (accélération rendue possible par la vitesse à laquelle nous sommes bombardés d’informations nouvelles et en oublions le reste). Notons d’ailleurs que les films futuristes s’accordent pour ainsi dire tous à nous présenter un futur certes " hyper-technologique " mais surtout des plus lugubres.

Chaque fois qu’un changement est trop faible, trop lent, il faut soit une conscience très aiguisée soit une bonne mémoire pour s’en rendre compte. Il semble que l’une et l’autre soient aujourd’hui chose rare.
Sans conscience, nous devenons moins qu’humain.
Sans mémoire, nous pourrions passer chaque jour de la clarté à la nuit (et inversement) sans nous en rendre compte, car les changements d’intensité lumineuse sont trop lents pour être perçus par la pupille humaine. C’est la mémoire qui nous fait prendre conscience a posteriori de l’alternance du jour et de la nuit.
Gavée par trop d’informations inutiles, la mémoire s’émousse.
Abrutie par un excès de stimulations sensorielles, la conscience s’endort.
Et notre civilisation s’enfonce ainsi dans l’obscurité spirituelle, avec le délitement social, la dégradation environnementale, la dérive faustienne de la génétique et des biotechnologies, et l’abrutissement de masse - entre autres symptomes - par lesquels elle se traduit.
Le principe de la grenouille dans la marmite d’eau est un piège dont on ne se méfie jamais trop si l’on a pour idéal la recherche de la qualité, de l’amélioration, du perfectionnement, si l’on refuse la médiocrité, le statu quo, le laisser-faire.
Incidemment, ce principe fonctionne aussi au positif et même en cela il peut nous jouer des tours. Les efforts que l’on fait quotidiennement provoquent eux aussi des changements - positifs, cette fois - mais parfois trop faibles pour être immédiatement perçus ; ces améliorations sont pourtant bien là, et à ne pas les observer, certains se laissent décourager à tort.
Comment, alors, ne pas succomber au piège du principe de la grenouille dans la marmite d’eau, individuellement ou collectivement ?
En ne cessant d’accroître sa conscience, d’une part, et en conservant un souvenir intact de l’idéal et des buts que l’on s’est fixés.
L’entraînement et le développement de la conscience sont l’un des points communs de toutes les pratiques spirituelles : conscience de soi, conscience du corps, conscience du langage, conscience de ses pensées, conscience de ses émotions, conscience d’autrui, etc. Au-delà de tout dogme, de toute doctrine, de toute idéologie, l’élargissement et l’accroissement de la conscience devraient donc être considérés - bien plus que le développement des seules facultés intellectuelles - comme un comportement fondateur de notre statut d’humain et comme un moteur indispensable à notre évolution.

Olivier Clerc

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