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La méthode François (II)

Suite et fin de la traduction d'un chapitre du livre d'Aldo Maria Valli "266" (8/1/2017)

>>> Première partie:
La méthode François (I)

>>> Voir aussi: Les questions respectueuses d'un fils de l'Eglise

Vérité, justice, miséricorde.
Pour une analyse de la "méthode François"

Deuxième partie

Bien qu'habitué aux discussions et aux polémiques sur l'action des papes (je m'en occupe depuis plus de vingt ans), je dois admettre que je n'ai jamais assisté à une confrontation d'une telle âpreté. En Italie, elle est un peu souterraine, mais elle se poursuit, en particulier sur internet. Et au centre de la discussion il y a lui: François. Encensé par certains, critiqué et contesté par d'autres. Quelque chose de semblable est arrivé pendant le pontificat de Jean XXIII, surtout après sa décision de tenir le Concile Vatican II. Roncalli lui aussi, tellement aimé qu'il est passé dans l'histoire comme le «bon pape» a été en effet accusé de modernisme et de libéralisme, à lui aussi, comme cela arrive aujourd'hui à François, on a donné du «communiste» et certains l'ont accusé d'être trop œcuménique et irrespectueux de la tradition. Pour certains milieux, son appel à l'aggiornamento fut une authentique trahison, et le débat autour de son action s'enflamma, mais il n'était peut-être pas aussi dur que l'est aujourd'hui celui sur François, aussi parce qu'à cette époque, les médias n'étaient pas aussi diffusés que maintenant, et qu'il n'y avait pas de réseaux sociaux, catalyseurs des extrémismes.

Dans tous les cas, Bergoglio est désormais entre deux feux: si la plupart des critiques continuent à lui arriver de «droite», les milieux les plus progressistes sont aussi en fibrillation et, après avoir tellement espéré en lui, ils commencent maintenant à l'accuser de n'aboutir à rien.

Il y a donc a un «cas François». Dans lequel il faut entrer avec quelques questions gênantes mais inévitables: pourquoi, à côté des hosannas de beaucoup, les prises de position de plus en plus dures contre lui vont-elles en augmentant? Qu'est-ce qui ne va pas, et qui ne convainc pas? Que craignent ses adversaires?

* * *

Beaucoup affirment que François prend parti contre ceux qui ont peur de l'avenir et de perdre leurs privilèges. La thèse est connue, et probablement y a-t-il une part de vérité. Mais dans ce qui se passe, il y a aussi autre chose.

Juan Carlos Scannone, le théologien argentin ami de Bergoglio et jésuite comme lui (théoricien, avec Lucio Gera, de cette Teologia del pueblo qui n'a pas peu influencé le pape François), explique qu'avec François, l'Eglise a adopté le paradigme de Vatican II. Du paradigme précédent, qui était a-historique, parce qu'il partait du «devoir être» sans tenir compte de la réalité du temps, nous avons atterri au paradigme historique voulu par Jean XXIII, avec la requête de tenir davantage compte du personnel et du subjectif. Un changement, explique le père Scannone, évident dans Gaudium et Spes, racine et inspiration d'Evangelii gaudium, où l'on met en pratique la méthode «voir, juger, agir» qui fut au centre de la Conférence des évêques latino-américains à Medellin (1968) et que l'Église en Amérique du Sud a appliquée jusqu'à la conférence d'Aparecida (2007), dont le document final, élaboré justement sous la direction de Bergoglio, est l'autre source d'inspiration de François. Voilà pourquoi, explique Scannone, le pape est aujourd'hui engagé dans l'accompagnement des pauvres, voilà pourquoi il dénonce la culture du déchet et demande aux pasteurs attention et sollicitude pour chaque personne. La réalité est plus importante que l'idée: Bergoglio le disait déjà en 1974, quand il était provincial des jésuites.

Enquêter sur les racines de la pensée du pape nous fait comprendre combien François est lié à un certain climat - culturel, social et théologique - qui continue à l'influencer. Mais une question est légitime: cette saison, aussi enthousiasmante qu'elle soit, n'est-elle pas dépassée? Ou, au moins, ne l'est-elle pas dans certains de ses aspects?

Aujourd'hui, face à la propagation du subjectivisme et du relativisme, immergés comme nous sommes dans la culture «liquide» du postmodernisme, exposés au risque de voir disparaître tous les instruments capables d'assurer une évaluation morale, le paradigme historique emprunté à Vatican II peut-il encore encore constituer la clé de lecture principale? Ne faudrait-il pas mettre à jour et intégrer le tout avec des réflexions ultérieures? Le problème d'aujourd'hui, n'est-il pas l'opposé de celui d'il y a un demi-siècle? Aujourd'hui, comme Eglise aussi, ne risquons-nous pas, contrairement à cette époque, d'être trop immergés dans l'histoire et incapables de nous doter de points de référence stables, capables de guider une humanité moralement à la dérive?

Le théologien Inos Biffi (Prix Ratzinger 2016, ndt), dans un article où il ne cite jamais le Pape François, mais qui semble 'parler à la belle-mère pour que la belle-soeur entende', met en garde contre certaines tendances de la culture contemporaine qui peuvent être assumées, fait-il comprendre, également par l'Eglise.

Quand la subjectivité l'emporte sur tout, explique Biffi, le sujet reste à la merci des impressions et l'action humaine vient à «manquer d'une raison éclairée et solide», capable de servir de base à ses choix. C'est le grand problème de notre temps. Nous n'avons ni principes ni notions de base pour expliquer ce que nous sommes et ce que nous faisons. Ou plutôt, nous avons des principes et des notions qui se ramènent inévitablement «à l'instinctivité ou à des opinions ne pouvant pas être contrôlées», c'est-à-dire à l'arbitraire «allergique à toute mesure». Nous en sommes ainsi à l'absolutisation du sujet, devenu de façon radicale principe injugeable de bien et de mal, de valide et de non valide. Une question, note Biffi qui peut sembler à première vue uniquement logique et anthropologique, mais qui devient nécessairement théologique.

Refuser la «liquidité» de la réalité et revendiquer à nouveau pour l'homme la faculté de «retrouver l'intelligibilité, l'ordre, la lumière des choses, leur condition de reflet de la Parole, et donc du Père qui les a appelées à la vie»: tel est le défi qui se pose de façon dramatique à chacun de nous, à plus forte raison au croyant, au temps de la société liquide. Mais François ne semble pas avoir envie de s'approprier ce défi. À certaines occasions, il a utilisé des mots durs contre ce qu'il a appelé la «pensée unique», mais en l'interprétant selon une clé sociale et économique, et non pas sous le profil philosophique et ses possibles implications théologiques. De cette façon, sa théologie d'un côté s'avère quelque peu dépassée et de l'autre semble réduite à une théologie des droits, qui exclut ou laisse en arrière-plan, les devoirs.

«L'ingérence spirituelle dans la vie personnelle n'est pas possible», a dit François dans l'interview accordée à "La Civiltà Cattolica" et, parmi toutes ses déclarations, c'est l'une des plus problématiques.

Ici Bergoglio semble faire sien, volontairement ou non, un lieu commun typique de la postmodernité: la décision individuelle, si elle est prise en conscience, est toujours bonne, ou du moins a toujours de la valeur, de sorte que personne ne peut juger de l'extérieur, avec une norme universelle. Mais si le choix individuel, par le simple fait d'avoir été pris en conscience, est en soi bon et non contestable, ne sommes-nous pas en plein relativisme? Et n'est-il pas vrai que, le long de cette route, il est facile d'embrasser l'idée, désormais répandue y compris dans l'action pastorale de l'Eglise, que la sincérité et la spontanéité suppriment la nature du péché?

Est-il vraiment si miséricordieux de respecter le choix de vie de chacun juste parce que c'est un choix fait librement et sincèrement? L'Eglise ne doit-elle pas mettre en lumière la conduite de vie marquée par le péché? Et la plus haute forme de la miséricorde n'est-elle pas justement dans cet exercice? Si l'Eglise ne montre pas le péché, si elle ne permet pas au pécheur de faire la clarté en lui-même, selon la loi de Jésus, ne se condamne-t-elle pas à l'insignifiance? La primauté de la conscience ne peut pas être confondue avec l'incapacité ou l'impossibilité de juger. Ce qui est en danger, c'est l'autorité même du pape, ainsi que le destin éternel des âmes.
Quand François doutient que «chacun a sa propre idée du bien et du mal et doit choisir de suivre le bien et combattre le mal comme il les conçoit» que devons-nous penser? Ici émerge une conception subjectiviste et relativiste de la conscience morale qui n'est certainement pas en accord avec ce que l'Église a toujours enseigné. Pour le catholique, n'existe-t-il pas un bien véritable, objectif?

A part les manipulations et omissions des media (qui sont toujours à prendre en compte), il faut revenir au noeud principal, qui inclut tous les autres: dans un contexte culturel et spirituel comme le nôtre, profondément marqué par le subjectivisme (la réalité se ramène à l'expérience particulière du sujet, unique juge de lui-même) et l'émotionalisme (le critère de l'action morale n'est jamais dans la raison bien formée, mais dans l'émotion ressentie en vivant une expérience donnée), le nouveau paradigme de François ne finit-il pas en une formidable contribution, pour ne pas dire une reddition à l'esprit de l'époque, déjà profondément caractérisé par le triomphe du contingent sur l'absolu, du transitoire sur le stable, du possible sur le nécessaire?

Bref, François émerge-t-il du relativisme? Question qui en apporte une autre avec elle: sur la base d'Amoris laetitia, la «méthode François», est-elle au juste conçue pour conduire au salut de l'âme ou simplement pour le bien-être de la personne? D'une spiritualité fondée sur les droits de Dieu et les devoirs de l'homme, sommes-nous arrivés à une spiritualité centrée sur les devoirs de Dieu et les droits de l'homme?

«Si par fondamentaliste, on entend quelqu'un qui insiste sur les choses fondamentales, je suis un fondamentaliste. En tant que prêtre, je ne m'enseigne pas moi-même et je n'agis pas pour moi-même. J'appartiens au Christ». Ainsi parla le cardinal Raymond Burke, canoniste. Une façon de dire qu'il n'est pas d'accord avec la ligne Bergoglio.

Mais aussi le préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, le cardinal Gerhard Ludwig Müller, est plutôt explicite: «Nous avons la doctrine de l'Eglise, qui est également exprimée dans le Catéchisme, dans le concile de Trente, dans le Concile Vatican II, dans d'autres déclarations de notre Congrégation. La pastorale ne peut pas avoir un autre concept que la doctrine, la doctrine et la pastorale sont la même chose. Jésus-Christ comme pasteur et Jésus-Christ comme Maître avec sa Parole ne sont pas des personnes différentes. La miséricorde de Dieu n'est pas contre la justice de Dieu».

Et que dire du cardinal Robert Sarah, qui, dans son best-seller "Dieu ou rien" dit que l'Eglise va au devant de l'autodissolution si elle omet d'indiquer une route doctrinale et morale certaine? «Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. Voilà ce qui est stable. Voilà ce dont je cherche à rendre témoignage» , dit Sarah en Avril 2016 à "L'Occidentale". Après que Benoît XVI ait mis en garde contre le danger de la dictature du relativisme, selon Sarah nous nous trouvons effectivement dans un monde où tout est possible: «Nous n'avons plus de racines. Rien de stable. Pourtant, nous, nous avons une doctrine stable, nous avons une Révélation. Faire en sorte que les gens reviennent aux racines des choses, de la Révélation, est un devoir pour nous évêques. Nous ne pouvons pas laisser les gens sans une route sûre. Sans un roc sur lequel s'appuyer. Dans la paroisse, le roc sur lequel s'appuyer est le curé, dans le diocèse, c'est l'évêque, dans l'Eglise universelle, c'est le Pape. Et nous essayons d'aider le Saint-Père à assurer aux gens qu'une stabilité existe. Qu'il y a une route. Et la route est Jésus-Christ». Et quand ensuite on lui demande si lui, comme le cardinal Burke, est un fondamentaliste, il sourit et répond; «Oui, certainement».

Un pasteur comme Sarah est trop fidèle au pape pour entrer en polémique directe, mais quand il dit, par exemple, que la plus grande injustice est de ne donner aux nécessiteux seulement de la nourriture, en oubliant qu'ils ont besoin de Dieu, le contraste avec la ligne Bergoglio n'est alors pas si caché.

Selon les critiques comme Sarah, en outre, derrière le projet Bergoglio il y aurait une idée fausse. Nous parlons de la pauvreté de l'Église, mais en réalité, nous voulons sa désacralisation. Nous disons que l'Eglise doit accompagner, mais nous nions la perception de la grandeur et de la majesté de Dieu. A sa place, nous mettons notre action. Le Christ a dit que la vérité va nous libérer, mais aujourd'hui la question de la vérité n'est pas prise en compte. Nous nous occupons seulement de la liberté, et ainsi nous développons une réflexion tronquée, parce qu'il n'y a pas de véritable liberté sans vérité. Et si l'Eglise n'est pas là pour rappeler, sur la base de la doctrine correcte, la ligne entre la liberté authentique et l'esclavage, qui peutindiquer la route? Sarah dit: «La vraie liberté est celle qui engage à chercher le Vrai, le Beau, la Justice [...] Être libre n'est possible que dans le Christ. Lui seul nous libère. Cela n'a rien à voir avec ce qui me plaît. Et l'Eglise doit maintenir cette route».

Il n'est pas étonnant, surtout après Amoris laetitia, que de nombreux observateurs aient annoncé la naissance d'une nouvelle Église, «l' Eglise du pape François», une Eglise qui ne juge plus, mais qui dialogue dans le sens où la culture dominante entend le dialogue: c'est-à-dire, une Eglise neutre, privée de la capacité et de la volonté de distinguer, d'évaluer, de porter un jugement. Mais une question est inévitable: si l'Eglise ne juge pas, ne distingue pas et ne permet pas d'évaluer quelle est sa fonction? François, avec son paradigme pastoral de la miséricorde, semble répondre que le but de l'Église est de consoler et d'accompagner; mais peut-il y avoir consolation sans évaluation? Peut-il y avoir accompagnement sans jugement?

Le pape aurait-il décrété que la façon subjective de vivre une expérience est le seul critère capable d'évaluer la qualité morale de l'expérience elle-même?

Si un Paul VI souffrant, en 1972, arriva à la conclusion que «par quelque fissure la fumée de Satan est entrée dans l'Eglise», nous pouvons nous demander aujourd'hui: le relativisme est-il aussi entré à travers ces fissures?

Arrivé à ce point de notre enquête, on pourrait soutenir qu'au fond, il n'y a pas un seul relativisme, mais qu'il y a au moins deux: un «mauvais» et un «bon». Le «mauvais» serait le relativisme qui nous conduit tout droit au nihilisme, et, à travers lui, au désespoir, à l'impossibilité de nourrir un quelconque espoir dans quelque chose de stable et d'absolu. Le «bon» relativisme serait au contraire celui qui, tout en reconnaissant l'extrême variabilité des situations humaines, continue de croire en un absolu.

Selon certains observateurs, avec son paradigme du Samaritain, le pape Bergoglio s'insère dans le second filon: il annonce l'espérance chrétienne, mais il est relativiste en reconnaissant que tout dans la vie est contingent.

Ici, cependant, s'ouvre la grande question: de quelle manière annonce-t-on l'espérance chrétienne? Dans ses catéchèses sur la miséricorde, François répète: «Nous sommes tous appelés à parcourir le même chemin que le Bon Samaritain, qui est la figure du Christ: Jésus s'est penché sur nous, s'est fait notre serviteur, et ainsi nous a sauvés, pour que nous aussi nous puissions nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés, de la même manière». Mais que signifie exactement «se pencher»?

On peut répondre: cela signifie soutenir, encourager, montrer sa propre compassion, aider concrètement. D'accord, mais seulement cela? Si nous parlons d'espérance chrétienne, cela ne signifie-t-il pas aussi «transmettre» Jésus? Et cette «transmission» de Jésus se réalise-t-elle complètement en portant secours ou implique-t-elle aussi la transmission des normes morales essentielles, sans lesquelles nous avons seulement une preuve de solidarité humaine, mais pas le témoignage de la Vérité?

Extrait de: Aldo Maria Valli, 266. Jorge Mario Bergoglio Franciscus PP , Liberilibri 2016