"Dialogue" avec les musulmans

Une interview de Mgr Nicola Bux par AM Valli à propos du document sur la "Fraternité humaine" signé à Abu Dabi. Selon le théologien ce document est d'inspiration maçonnique (13/2/2019)

Mon commentaire à l'article d'Andrea Gagliarducci, traduit hier (Abu Dahbi, et Ratisbonne 13 ans après), a déplu à certains lecteurs qui pensent que discuter avec les musulmans est une faute grave, voire une hérésie.
L'un d'eux m'a même écrit, entre autres "amabilités" (et sur un ton assez virulent, si tant est que j'ai compris ce qu'il disait): «(...) il suffit qu'un thuriféraire de l'impie chante les louanges de Benoît 16 afin de le lier à la trahison funeste de Bergoglio pour que vous y trouviez votre compte. Quelle naïveté...quel égarement... Quand la souillure et la trahison atteignent un tel niveau d'infamie vous y trouvez encore quelque chose de bon. En somme, l'antéchrist detruit les murs de la cité, il brise les portes d'airain, rejette la pierre angulaire mais dites-vous il y a du bon car c'est avec les canons de Benoît 16 qu'il travaille... Le spectacle de la chute de Babylone vire au tragi-comique.»

Passons...

Il me semble que ces lecteurs confondent le plan spirituel et celui profane; qu'ils oublient que le mot "islam" désigne certes une religion qui n'a rien en commun avec la nôtre, mais que c'est aussi un univers, une civilisation, une "culture", comme l'on dit aujourd'hui, et surtout une réalité politique qui existe, qui concerne le quart de la population mondiale, et avec laquelle nous sommes bien obligés de composer. Qu'on le veuille ou non, nous ne vivons pas dans une île perdue, mais dans le monde. Il m'étonnerait que les chrétiens qui, pour vivre parmi les musulmans, sont en première ligne (et qui sont souvent persécutés) pensent autrement. Sinon, ils partent.

Le "dialogue avec les musulmans", expression qui donne apparemment des boutons aux "chrétiens intransigeants", n'est pas religieux, mais politique. Main tendue ne signifie pas syncrétisme. Mais comme le dit Mgr Bux «La sagesse humaine est une chose, le mystère de la foi et du salut en est une autre». Il serait criminel de la part de l'Eglise de repousser le dialogue. Et il est juste de rendre hommage à Benoît XVI qui a été la cible de violentes attaques croisées de la communauté musulmane et de l'intelligensia occidentale pour son discours de Ratisbonne, et qui, en plus d'avoir identifié avant tout le monde le vrai problème des musulmans c'est-à-dire leur refus de se confronter à la raison, a compris, aussi avant tout le monde, la nécessité du dialogue, DANS LE RESPECT DE L'IDENTITÉ DE CHACUN.

Pour nuancer Gagliarducci, voici donc une interview de Mgr Nicola Bux, très critique mais équilibrée et surtout sans agressivité, par AM Valli.

Mais si nous enlevons la Croix du Christ, il ne nous reste que le déisme (maçonnique).


Aldo Maria Valli
11 février 2018
www.aldomariavalli.it
Ma traduction

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Dans la grande presse, l'applaudissement a été unanime pour le document sur la "Fraternité humaine pour la paix mondiale et la vie commune" signé à Abu Dhabi, aux Emirats Arabes Unis, par le Pape François et le Grand Imam d'Al-Azhar.

Il est évident que les tentatives d'établir des relations d'amitié avec le monde musulman sont les bienvenues, mais il faut voir comment elles se construisent.

Quand, dans le texte de la déclaration, nous lisons à un certain point que "le pluralisme et les différences de religion" naîtraient d'une "sage volonté divine", nous, chrétiens, restons perplexes: affirmer que les différences de religion sont voulues par Dieu ne signifie-t-il pas entrer en contradiction avec la requête de Jésus de parcourir le monde et d'annoncer l'Evangile à chaque créature? Si les différences de religion sont le résultat de la "sage volonté divine", cela signifie que les différences sont bonnes, parce que Dieu ne peut vouloir quelque chose de mal. Mais alors, si les différences sont bonnes, pourquoi Jésus a-t-il exhorté à évangéliser tous les peuples?

Certains observateurs ont soutenu qu'en réalité, cette contradiction n'existe pas. La déclaration, disent-ils, affirme que chaque religion possède des valeurs particulières grâce auxquelles elles se complètent et s'enrichissent mutuellement, et c'est pourquoi Dieu veut la pluralité. D'autres encore ont dit que Dieu peut tolérer les différences par respect de la liberté humaine. Mais ce sont des explications captieuses et qui ne prennent pas en compte la question de la vraie religion ni du mandat missionnaire que Jésus a confié aux apôtres. Et de toute façon, le résultat de la déclaration a été de renforcer dans l'opinion publique le sentiment commun, selon lequel toutes les religions sont égales, toutes sont acceptables, toutes naissent en fin de compte des convictions personnelles et aucune ne peut prétendre être plus vraie qu'une autre. Rien à voir avec la religion révélée.

L'autre motif d'inquiétude concerne l'accent mis sur la fraternité, une belle valeur, mais qui, du point de vue catholique, doit à son tour être clarifiée.

Nous en parlons avec le théologien et liturgiste Monseigneur Nicola Bux, spécialiste de l'Orient, qui a obtenu son doctorat à l'Institut Pontifical Oriental de Rome, est resté et a enseigné à Jérusalem et a collaboré avec l'islamologue, le Père Samir Khalil Samir. Il a en outre été nommé par Benoît XVI comme expert au Synode sur le Moyen-Orient en 2010.


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Monseigneur Bux, inutile de le cacher: dès le titre, la rencontre d'Abu Dhabi a un arrière-goût de relativisme et de syncrétisme. Et aussi, disons-le clairement, de maçonnerie. Elle est en effet caractérisée par un humanitarisme de style purement maçonnique. On pense au livre "Le maître du monde" de Benson, là où il est prophétisé qu'avec la contribution de la Franc-maçonnerie, l'humanitarisme sera à l'avenir la "religion" universelle et aura son propre rituel et son propre credo. Comme nous l'avons vu ponctuellement à Abu Dhabi.

C'est vrai. On m'a fait remarquer qu'en cliquant dans Google sur "human brotherhood document", après un moment on tombe sur "La lumière maçonnique". La Déclaration d'Abu Dhabi est un document de tonalité géopolitique et en apparence acceptable, mais en réalité elle reprend le programme maçonnique d'un unique gouvernement mondial. On utilise des concepts tels que la famille, qui sont interprétés et vécus différemment par la doctrine catholique et celle musulmane. Surtout, comme dirait l'Apôtre, on recourt à des "arguments persuasifs de sagesse humaine" (1 Co 2, 2s), bien différents, exemple, de ceux des martyrs jésuites japonais, saint Paul Miki et ses compagnons: "Il n'y a pas d'autre chemin du salut que celui suivi par les chrétiens". La sagesse humaine est une chose, le mystère de la foi et du salut en est une autre. Jésus n'a pas signé de déclaration avec le grand prêtre juif Caïphe et le païen Ponce Pilate, mais il est mort sur la croix. La Croix est la sagesse et la puissance de Dieu, scandale pour les Juifs et pour les païens. Quand l'Église ignore la Croix, elle reçoit les applaudissements du monde, mais pas l'approbation de Dieu. La "sage volonté divine" mentionnée dans la Déclaration ne réside pas dans le pluralisme des religions, mais dans la Croix du Christ, qui est venue rassembler les enfants de Dieu dispersés et faire des deux un peuple. C'est la racine de la vraie fraternité humaine.
Il convient également de noter que faire remonter la diversité des religions à la "sage volonté divine" résonne comme une paraphrase de la sourate 5, dans laquelle c'est Allah qui dit: "A chacun de vous, nous avons assigné un chemin et un parcours. Si Allah l'avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté. Mais Il a voulu vous éprouver avec ce qu'Il vous a donné. Concourez aux oeuvres bonnes. Vous retournerez tous à Allah et Il vous informera à propos des choses sur lesquelles vous n'êtes pas d'accord" (Coran 5:48).

Nous parlions de maçonnerie: est-ce qu'elle est présente au Moyen-Orient? Et entre Juifs et Musulmans ?

Au Moyen-Orient, comme en Amérique latine, il existe de puissantes loges maçonniques, mais les juifs et les musulmans qui en font partie - généralement des personnes de haut niveau ou de pouvoir - ne sont pas bien vus par leurs coreligionnaires respectifs et sont souvent considérés comme des traîtres à la religion, car ils veulent servir deux maîtres.

Revenons à la Déclaration d'Abu Dhabi. Du texte semble émerger l'idée que chrétiens et musulmans sont complémentaires. Mais un chrétien peut-il accepter cette idée ?

Chez les catholiques, à l'instar de ce qui s'est passé avec le dialogue œcuménique, qui en a conduit beaucoup à croire que l'Église catholique est complémentaire d'autres Églises chrétiennes, le dialogue interreligieux a souvent porté à considérer la Révélation de Jésus Christ comme complémentaire au contenu des autres religions, puisqu'aucune ne détiendrait à elle seule la vérité. Mais à ce stade, une question surgit: si tel est le cas, peut-on encore parler du christianisme comme de la vraie religion? En 2000, Jean-Paul II a voulu donner une réponse avec la Déclaration Dominus Iesus sur l'unicité et l'universalité salvifique de Jésus-Christ et de l'Église, confiée au Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi de l'époque, le Cardinal Joseph Ratzinger. Il y est affirmé que les visions relativistes, selon lesquelles toutes les religions sont des voies valides de salut, ne peuvent être acceptées. Par conséquent, la prétention chrétienne d'être la vraie religion, dans laquelle la métaphysique et l'histoire se sont liées et la synthèse entre raison, foi et vie a été réalisée, reste valable. C'était aussi la prémisse de la conférence de Benoît XVI à Ratisbonne. Au contraire, dans la Déclaration d'Abu Dhabi, tout en répétant parfois "au nom de Dieu", Jésus Christ n'est jamais mentionné. Mais l'Église catholique sait qu'"il n'y a pas d'autre nom dans lequel il est établi que les hommes ont le salut" (Actes 4:12) ! Si nous excluons cette pierre angulaire, tout effort de la part des constructeurs est vain.

Quand nous nous posons ces problèmes, qui devraient surgir spontanément dans la conscience d'un catholique à la lumière de l'Évangile de Jésus, nous sommes facilement attaqués comme "soi-disant catholiques" et "complistes" ainsi que comme "ultra-traditionalistes". Comment réagissez-vous?

Je réponds que nous sommes catholiques et que nous savons conjuguer tradition et innovation. Nous n'avons pas besoin de préjugés idéologiques, mais de réponses aux arguments qui viennent des Écritures et du Magistère. La Déclaration d'Abu Dhabi est en contraste avec Dominus Iesus (DI), elle met la foi en question et provoque le trouble. Les paroles de Paul VI, lorsqu'il disait que "dans le catholicisme, parfois, une pensée non catholique semble prédominer, et il peut arriver que dans le catholicisme cette pensée non catholique devienne demain la plus forte". Mais elle ne représentera jamais la pensée de l'Église. Il faut que subsiste un petit troupeau, aussi petit soit-il" (Conversation avec Jean Guitton, 8 septembre 1977).

Du reste, au nom du "pluralisme religieux", on a produit une théologie pour le moins singulière....

Certes. L'idée du pluralisme religieux a souvent été traduite chez les catholiques en affirmations théologiques et hypothèses erronées et ambiguës, comme d'attribuer aux textes sacrés d'autres religions la même inspiration que la Bible; faire de Jésus une figure non exclusive mais complémentaire des fondateurs des religions; comprendre l'activité de l'Esprit Saint de manière indépendante du Christ; considérer que dans le dialogue interreligieux, à propos du sens et la valeur de l'événement salvifique du Christ, on peut oublier les termes tels que "caractère unique", "universalité", "absolu" (cf. DI, n.15). La mentalité relativiste, une fois pénétrée dans l'Église, rejette le caractère définitif et universel de la révélation de Jésus Christ (cf. DI, n.5). Au contraire, Il est l'unique vrai révélateur du Père (cf. Jn 1, 18). Ceux qui, par conséquent, sur le chemin du dialogue interreligieux aujourd'hui, omettent l'annonce du Christ Rédempteur ou gardent le silence sur le choix divin de l'Incarnation, font une rétrocession dans l'économie salvifique et favorisent le déisme, spécialement le déisme maçonnique.

Dans la Déclaration d'Abu Dhabi, il n'est fait aucune référence au péché, à la conversion et au salut, c'est-à-dire à tout ce qui rend possible l'unité et la paix proclamées par Jésus, à la base de la vraie fraternité. Cet aspect me semble également important.

C'était inévitable, vu la nature du document. Mais les catholiques doivent savoir que ni l'ONU des nations, ni aucune Fraternité des religions ne pourront jamais réaliser une unité plus vraie que celle que l'Église manifeste avec la mission ad gentes, et non par son propre mérite, mais par le mystère du Christ qui se reflète en elle. Il est malheureux qu'en ce moment même quelque missionnaire de longue date l'aient oublié.

Mais la Déclaration d'Abu Dhabi sera-t-elle acceptée par l'Islam orthodoxe?

Bonne question. Elle contraste certainement avec la Déclaration universelle des droits de l'homme en Islam (Le Caire, 1990), que les pays islamiques ont adoptée parce qu'ils ne partageaient pas celle de l'ONU. En fait, le Coran et la Sunna (Tradition) visent à protéger la communauté islamique et non l'individu; l'Islam ne considère donc pas comme frères, ni comme êtres humains avec la même dignité, ceux qui appartiennent aux religions juive et chrétienne; encore moins ceux d'autres religions, et les athées. Le christianisme, quant à lui, reconnaît l'égale dignité de l'homme et de la femme en raison de la création divine et de la rédemption apportée par Jésus-Christ: c'est pourquoi nous ne pouvons L'ignorer lorsque nous parlons de fraternité universelle. Souvenons-nous de saint Paul : "Parmi vous, je n’ai rien voulu connaître d’autre que Jésus Christ, le Messie crucifié." (1 Co 2,2). L'Église catholique peut-elle recourir à une autre méthode que la méthode apostolique? Non. Nous pouvons certes utiliser l'expression "fraternité universelle" et aussi "nouvel ordre mondial", mais pas dans le sens où l'a utilisé la Révolution française, ou George Bush lors de la guerre du Golfe, mais dans le sens où l'a utilisé Jésus: "Un seul est le maître, vous êtes tous frères... Et ne vous faites pas appeler "maîtres" car un seul est le Maître, le Christ" (Mt 23:8).

En somme, il y a un risque de mystification....

Certes. Jésus-Christ a révélé que ce n'est qu'en reconnaissant Dieu le Père et en devenant fils en Lui, le Fils, que nous sommes frères. Si on adopte deux orphelins, ils ne sauront qu'ils sont frères que lorsqu'ils reconnaîtront leur père. S'ils savaient comment se reconnaître frères par eux-mêmes, pourquoi les faire adopter par un père? La fraternité des Israélites était de nature ethnique et religieuse, donc naturelle; mais avec le Nouveau Testament, par la renaissance dans le Christ, elle devient surnaturelle et c'est seulement ainsi qu'elle embrasse vraiment tous les hommes. La renaissance advient par le baptême. C'est pourquoi Jésus a demandé de baptiser toutes les créatures, afin d'étendre la filiation et de favoriser la fraternité surnaturelle. Le fondement de tout cela est la mort rédemptrice du Christ. La préférence fraternelle va aux frères de la foi (cf. Ga 6, 60 ; 2 P 1, 7), mais elle doit rester ouverte à notre prochain (cf. Lc 10, 30-37). Cependant, nous devons nous méfier des faux frères parmi les nôtres, car la fraternité surnaturelle ne naît pas du lien avec les hommes, mais avec Dieu (cf. 1 Th 1, 4). La Déclaration du Concile Vatican II sur les religions non chrétiennes (Nostra Aetate), qui affirme que la vraie religion est la religion chrétienne (n.1), peut affirmer la nécessité du comportement fraternel qui élimine tout obstacle à la discrimination et aux actes contre la dignité humaine (n.5). Je me demande: les auteurs de la Déclaration d'Abou Dhabi ont-ils clarifié tout cela avant de la rédiger, ou bien a-t-on laissé chacun la recevoir à sa façon?

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