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Les premiers voeux de Vaclav Havel à son peuple

C'était le 1er janvier 1990. (26/12/2011)


A l'occasion de la disparition de Vaclav Havel, ce discours a été repris par de nombreux sites, parmi lesquels beaucoup dont je ne partage pas vraiment les convictions.
Raison de plus pour le reproduire ici - car Vaclav Havel est, comme c'est souvent le cas à la mort d'une personnalité polyédrique (cf. Soljenytsine), récupéré de manière caricaturale par la gauche moralisatrice. Or, du texte ci-dessous, on peut faire une lecture qui devrait déranger beaucoup de ceux qui le citent (car ceux-là contribuent activement à ce totalitarisme, certes mou, dont Vaclav Havel dénonce ici la version dure) .

Certes, nous ne vivons pas, aujourd'hui, en France, dans un pays "totalitaire", comme la Tchécoslovaquie communiste.
Il n'est pas vrai non plus que le régime "a rabaissé l'homme au niveau d'une force de production" (il l'a plutôt réduit au rôle de simple "consommateur" sur pattes!). Et un homme politique qui, au cours d'un de ses innombrables voyages en avion, survolant la France, prendrait le temps de regarder par le hublot, n'y trouverait sans doute pas (pas encore) la confirmation de "la situation (catastrophique!) dans laquelle nous nous trouvons".

Aujourd'hui, donc, pour nous, les choses sont différentes, moins évidentes, et en apparence plus confortables. Le totalitarisme qui s'installe le fait de manière insidieuse, et, ce qui est le plus important, avec l'assentiment du peuple, obnubilé par son "pouvoir d'achat" - société de consommation oblige - et "la crise économique et financière" (alors que, comme l'a rappelé le Pape lors des voeux à la Curie, c'est une crise éthique) au point que, telle la grenouille plongée dans l'eau froide (cf. benoit-et-moi.fr/ete2010) amenée progressivement à l'ébullition qui sera fatale à la pauvre bestiole, il ne réalise pas qu'on le prive progressivement des prérogatives qu'est censée lui assurer la démocratie (la nomination par les "marchés" de l'actuel gouvernement italien dirigé par Mario Monti est à cet égard une sonnette d'alarme, voir ici: L'Europe technocratique ), et même de la plupart de ses libertés, y compris la liberté d'expression à travers de multiples réglementations notamment sur Internet, mais aussi et surtout, l'auto-censure - que je pratique moi-même.

Mais le caractère intemporel du message de Vaclav Havel, il est ici:

"Le pire est que nous vivons dans un milieu moral pourri. Nous sommes malades moralement parce que nous sommes habitués à dire blanc et à penser noir, à ne pas prêter attention l'un à l'autre, à ne nous occuper que de nous-mêmes...."

Et surtout:

"(...) nous tous – bien qu'à des degrés différents – nous sommes responsables de la dérive de la machine 'totalitaire' (ndlr: pour nous, il faudrait dire "subrepticement totalitaire."). Nous ne sommes pas seulement ses victimes, mais nous sommes tous en même temps ses cocréateurs...
(...) le meilleur gouvernement, le meilleur Parlement et le meilleur président ne peuvent pas à eux seuls faire grand chose. Et ce serait très injuste d'attendre la solution d'eux seulement.
La liberté et la démocratie, cela signifie la participation et la responsabilité de tous."

« Chers concitoyens,

Depuis quarante ans, vous avez toujours entendu le premier jour de l'année, de la bouche de mes prédécesseurs, le même discours avec seulement quelques variantes: comment notre pays fleurissait, combien nous avions fabriqué de nouveaux millions de tonnes d'acier, combien nous sommes tous heureux, combien nous avons confiance en notre gouvernement et quelles belles perspectives s'ouvrent à nous !

Je suppose que vous ne m'avez pas proposé à ce poste pour que je vous mente à mon tour. Notre pays ne fleurit pas. Le grand potentiel créateur et spirituel de nos nations n'est pas utilisé comme il se doit. Des branches entières de l'industrie produisent des choses qui n'intéressent personne, tandis que ce dont nous avons besoin nous manque toujours. L'Etat, qui s'appelle “Etat des ouvriers”, humilie et exploite les ouvriers. Notre économie arriérée gaspille une énergie rare. Le pays qui pouvait être fier autrefois de l'érudition de son peuple dépense tellement peu pour l'enseignement qu'il se trouve aujourd'hui à la soixante-douzième place mondiale dans ce domaine. Nous avons pollué la terre, les rivières et les forêts que nous avaient laissées nos ancêtres, au point que nous avons aujourd'hui le plus mauvais environnement de toute l'Europe. Les adultes chez nous meurent plus tôt que dans la majorité des pays européens.

Permettez-moi d'exprimer une petite impression personnelle : récemment, alors que je me rendais à Bratislava en avion, j'ai trouvé un peu de temps, entre diverses discussions, pour jeter un coup d'œil par le hublot. J'ai vu le complexe de l'entreprise Slovnaft et, tout à côté, la grande agglomération de Petrzalka. Ce coup d'œil m'a suffi pour comprendre que pendant des dizaines d'années, nos hommes d'Etat et nos personnalités politiques n'ont pas regardé ou n'ont pas voulu regarder par les hublots de leurs avions. Aucune statistique dont nous disposons n'aurait permis de comprendre plus vite et plus facilement la situation dans laquelle nous nous trouvons.

Mais tout cela n'est pas encore l'essentiel. Le pire est que nous vivons dans un milieu moral pourri. Nous sommes malades moralement parce que nous sommes habitués à dire blanc et à penser noir, à ne pas prêter attention l'un à l'autre, à ne nous occuper que de nous-mêmes. Des expressions comme l'amour, l'amitié, la pitié, l'humilité ou le pardon ont perdu leur profondeur et leur dimension et ne signifient pour nombre d'entre nous qu'une sorte de particularité psychologique aussi désuète que des salutations oubliées du temps passé, un peu risibles à l'heure des ordinateurs et des fusées cosmiques.

Peu d'entre nous ont été capables d'exprimer à haute voix que les puissants ne devraient pas être omnipuissants et que les fermes spéciales qui leur fournissent des produits écologiquement purs et de qualité devraient plutôt envoyer ces produits dans les écoles, les maisons d'enfants et les hôpitaux, dans la mesure où notre agriculture n'est pas capable de les offrir à tous.

Le régime au pouvoir jusqu'ici – armé de son idéologie fière et intolérante – a rabaissé l'homme au niveau d'une force de production et la nature à celui de moyen de production. Il a sapé ainsi leur principe et leur rapport mutuel. Il a transformé des personnes douées et jouissant de leurs droits, travaillant intelligemment dans leur pays, en boulons d'une machine monstrueusement grande, grondante et puante, dont personne ne sait quel est le sens véritable. Elle ne sait rien faire d'autre que s'user elle-même, et avec elle tous ses boulons, lentement mais irrésistiblement.

Si je parle de climat pourri, je ne parle pas seulement de messieurs qui mangent des légumes écologiquement purs et qui ne regardent pas par les hublots de leurs avions. Je parle de nous. Nous qui nous sommes tous habitués au système totalitaire, nous qui l'avons accepté comme un fait immuable, donc entretenu par nos soins. Autrement dit : nous tous – bien qu'à des degrés différents – nous sommes responsables de la dérive de la machine totalitaire. Nous ne sommes pas seulement ses victimes, mais nous sommes tous en même temps ses cocréateurs.

Pourquoi parler ainsi ? Parce qu'il ne serait pas raisonnable de considérer le triste héritage des dernières quarante années comme quelque chose d'étranger, légué par un parent lointain. Nous devons au contraire accepter cet héritage comme quelque chose que nous avons nous-mêmes commis contre nous. Si nous le prenons ainsi, nous comprendrons qu'il dépend de nous tous d'en faire quelque chose. Nous ne pouvons pas faire porter la responsabilité de tout cela sur les gouvernants précédents, non seulement parce que cela ne répondrait pas à la vérité, mais encore parce que cela affaiblirait le devoir qui se pose aujourd'hui à chacun de nous, le devoir d'agir indépendamment, librement, raisonnablement et vite.

Détrompons-nous, le meilleur gouvernement, le meilleur Parlement et le meilleur président ne peuvent pas à eux seuls faire grand chose. Et ce serait très injuste d'attendre la solution d'eux seulement. La liberté et la démocratie, cela signifie la participation et la responsabilité de tous.

Si nous nous en rendons compte, toutes les horreurs dont hérite la nouvelle démocratie tchécoslovaque ne nous sembleront pas aussi épouvantables. Si nous nous en rendons compte, l'espoir reviendra dans nos cœurs. »

Václav Havel, 1er janvier 1990

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