La stratégie du fil de fer

Dans sa dernière chronique sur <Riscossa Cristiana>, où il évoque 'un roman de Vladimir Volkoff auquel cet article emprunte son titre, Alessandro Gnocchi s'en prend à ceux qui tentent encore désespérément de trouver des éléments catholiques (qui existent certes!) dans les mots et les gestes du Pape

 
L'image du fil de fer dérive de ce que, pour en casser un, il faut le tordre dans les deux sens opposés. (...) L'agent d'influence est le contraire d'un propagandiste, ou plutôt c'est le propagandiste absolu, celui qui fait de la propagande à l'état pur, jamais pour, toujours contre, sans autre but que de donner du jeu, du mou, tout décoller, dénouer, défaire, déverrouiller(...) L'agent d'influence soviétique ne passera jamais pour un communiste. Tantôt avec la gauche, tantôt avec la droite, il sciera systématiquement l'ordre existant»

(Vladimir Volkoff, "Le montage, Julliard|L'Âge d'Homme, 1982, pages 69-70).

Le 9 octobre 2013, Alessandro Gnocchi et Mario Palmaro signaient dans "Il Foglio" une tribune qui leur valait d'être évincés de Radio Maria, une station catholique où ils tenaient, chacun de son côté, une chronique depuis 10 ans.
Son titre est devenu célèbre, "CE PAPE NE NOUS PLAÎT PAS" (benoit-et-moi.fr/2013-III/actualites/dures-critiques-catholiques-contre-le-pape).
C'était la première tentative publique d'importance pour rompre le choeur d'hosannahs célébrant François, et la première manisfestation de son sens très particulier de la miséricorde.
Depuis, les choses se sont un peu décantées, les langues un peu déliées... et Mario Palmaro est mort à 46 ans des suites d'une douloureuse maladie (cf. benoit-et-moi.fr/2014-I/actualites/hommage-a-mario-palmaro), laissant le flambeau à son ami, plus pugnace que jamais.

Voici sa dernière chronique "Fuori moda" où il répond chaque semaine aux questions des lecteurs.
Cette fois-ci, son correspondant l'interroge:

Plus les choses du monde et de la foi semblent rouler, plus émergent, y compris des discours et actions du pape, des ambiguïté de toute sorte, et plus semble se répandre la course pour citer le pape, au moins là où il paraît possible d'en tirer des phrases justes, bonnes et en ligne avec la foi et la doctrine chrétienne. Cette approche, qui semble légitime, même si elle implique souvent d'occulter des phrases, des réparties et des gestes de signe opposé, est adoptée par des évêques, des prêtres, des sociologues, des journalistes et des intellectuels. Pourriez-vous nous donner votre analyse des divers aspects d'opportunité et / ou inopportunité d'un tel choix?


Voici sa réponse (texte en vo: www.riscossacristiana.it/fuori-moda-la-posta-di-alessandro-gnocchi, ma traduction):

Votre question, apparemment gentille et inoffensive, mène directement, chirurgicalement, au cœur de ce pontificat, parce que vous ne soulevez pas seulement une question de méthode, mais aussi une question de fond.

Pour nous comprendre, il nous faut commencer par une observation, qui peut sembler banale, une réflexion très simple pour quiconque a un peu de pratique de bon catéchisme, résumable ainsi: si j'obéissais aveuglément à mon curé, à mon évêque et au pape, et mourrais sans me repentir, j'irais sûrement en enfer. Assumant cette constatation comme théorème, on peut en tirer le corollaire suivant: si, jusqu'à récemment, on pouvait faire confiance au curé, à l'évêque et au pape jusqu'à preuve du contraire, aujourd'hui, on NE doit pas faire confiance du curé, de l'évêque et du pape jusqu'à preuve du contraire.

Ce "NE" souligné en caractère gras, est au cœur de tous les raisonnements car il indique que le cadre dans lequel se situent les enseignements du prêtre, de l'évêque et du pape a changé. Si cette règle valait déjà avant le Pontificat de Bergoglio comme norme de prudence sous-jacente à la vie de foi, elle devient aujourd'hui une nécessité authentique et impérative à chaque souffle de la vie chrétienne et même de la vie civile, à laquelle le magistère bergoglien s'étend de plus en plus volontiers.

Arrivés à ce point, avant de poursuivre, il manquerait un élément fondamental à mon argumentation, si j'omettais ou considérais comme connu mon jugement sur le pape et sur l'Eglise conçue à son image et ressemblance. Ainsi, non seulement je répète, mais j'affirme, si possible avec encore plus de force et de conviction que «Ce pape ne me plaît pas», de même que je ne l'aime l'Eglise inversée qu'il a l'intention d'ériger, en renversant la figure du Christ.

Mais la question ne réside pas dans mon goût personnel, qui ne vaut à peu près rien. Elle concerne l'objectivité de la foi catholique que le pape malheureusement régnant désagrège très efficacement depuis cet horrible «Bonsoir» par lequel il s'est présenté au monde et à son Maître après son élection. Pour un résumé détaillé des fates mondains et des méfaits chrétiens de Bergoglio, je vous renvoie au Libellus récemment publié par le magazine américain The Remnant au bas de la pétition qui demande au pape de revenir à la vraie foi ou de démissionner.

Quoi qu'il en soit, ici, on ne peut pas taire les points cruciaux des questions qui ont trouvé dans l'évêque venu du bout du monde leur interprète idéal. À commencer par la dernière métamorphose d'une Église qui avec le Concile Vatican II avait déjà mis l'homme à la place de Dieu et maintenant, conduite par Bergoglio, s'apprête à mettre la nature à la place de l'homme. Une Église qui considère Notre Seigneur Jésus-Christ comme le plus grand obstacle à la paix mondiale et à la paix avec le monde. Une Église prête à l'annulation formelle des sacrements, comme elle montre vouloir le faire avec le mariage, après avoir déjà vidé de facto la confession, l'eucharistie et le baptême. Une Eglise qui a soustrait aux droits de Dieu, la liturgie, violée par Paul VI avec le Missel inventé par Hannibal Bugnini à son image, ressemblance et fraternité. Une Eglise qui ridiculise la fidélité au rite à travers un Pape qui dénue les mains jointes en prière d'un petit enfant de chœur, comme pour dire que la violence n'a plus de réticence à se montrer, même quand elle est perpétrée sur les enfants, que l'Evangile nous enseigne à ne pas scandaliser.

En peu de mots, celle que nous voyons sous nos yeux, celle exaltée par les médias, celle tant attendue par ceux qui veulent s'y sentir à leur place sans se convertir, celle qui s'érige en pierre de touche pour juger, condamner, se moquer de l'Église toujours, n'est en rien l'Eglise catholique, c'est un néo-église qui aspire à être l'inversion parfaite de l'Église fondée par le Christ sur le roc de Pierre.
Il me semble que cela ne laisse place à aucune interprétation ou herméneutique de quelque nature que ce soit. Cette Église et ce Pape ne peuvent pas me plaire, parce qu'il me semble clair qu'ils ne peuvent pas plaire à Notre Seigneur. Mais je vous surprendrais peut-être en vous disant que, si Bergoglio était envoyé au martyre en tant que Pape de l'Eglise catholique et en haine de la foi catholique, même contre sa volonté, bref s'il ne s'agissait pas d'un simple règlement de comptes entre "bandes" hérétiques, a-chrétiennes ou anti-chrétiennes, je sais que mon devoir serait de le défendre et, si nécessaire, de suivre son destin et de demander au Seigneur de m'en donner de la force.
Mais aujourd'hui, malheureusement, nous ne sommes pas en présence d'un pape qui serait martyrisé ou même attaqué en haine de la foi catholique. A la place, nous sommes en présence d'un pape qui, en haine de la foi catholique, est exalté, loué, canonisé. Et alors, ma place n'est pas à ses côtés, mais de l'autre côté de la barrière qu'il a librement choisi.

Réalisez-vous combien, aujourd'hui, le tableau a été inversé? Le problème réside dans le fait qu'au cours des cinquante dernières années, c'est la hiérarchie, les pasteurs qui se sont employés à le renverser, en attendant que quelqu'un vienne achever, ou tenter d'achever l'opération.
Et là réside la réponse à votre question: dans un cadre mauvais, les quelques éléments de vérité qui survivent, même s'ils sont reconnus comme tels, finissent par être neutralisés puis phagocytés par le panorama horrible qui les embrasse volontiers jusqu'à les étouffer. Notez qu'ils ne sont pas interprétés comme des erreurs. Si seulement ils l'étaient! Ce qui se passe est bien pire: ils sont perçus comme une vérité néfaste, odieuse, inhumaine, dépourvue de miséricorde et donc à rejeter.

Tel est le dessein qui guide le pontificat de Bergoglio: rendre odieux aux fidèles le peu de christianisme qu'en dépit de tout, on n'a pas réussi à arracher, par la force ou par l'ignorance, de leurs âmes, leurs esprits et leurs cerveaux. Quand les pauvres chrétiens qui, de bonne ou de mauvaise foi, cherchent dans les discours ou dans les actes Bergoglio un vestige du christianisme, après l'avoir trouvé et exhibé au monde, auront fini par le rejeter comme odieux, l'œuvre d'évangélisation de la nouvelle religion sera accompli. Et s'il reste encore quelque mot ou concept traditionnel, il aura en réalité une nouvelle signification et un nouveau contenu. Quand par exemple, les malheureux catholiques, s'illusionnant de pouvoir catholiciser Bergoglio, viennent me dire avec un enthousiasme naïf que, dans un discours ou dans une homélie, «le Pape a parlé du diable, des anges et de la Vierge Marie», je me demande toujours qui sont pour lui le diable, les anges ou la Vierge Marie et devant qui il invite les pauvres fidèles de la nouvelle religion à s'agenouiller.

Ce résultat est la conséquence inévitable et mauvaise de la tentative de trouver quelque vérité chrétienne résiduelle dans un cadre ecclésial renversé. Et on peut avoir aucune illusion de redresser le cadre parce que les règles du jeu ont été établi par celui qui a voulu accrocher le cadre à l'envers. Pensez aux nombreuses personnes qui ont commencé - peut-être mais pas toujours en toute bonne foi -, à valoriser ce qu'elles trouvaient "catholique" dans un magistère de plus en plus à la dérive. Où en sont-elles à présent? A la dérive, elles aussi jusqu'à être réduites chaque jour à justifier tout ce que dit et fait Bergoglio et demain tout ce que dira et fera le «Maître du monde», le protagoniste du livre préféré du Pontife actuel. Mettre en évidence le «bien» que disent les méchants, n'est rien d'autre que soutenir leur stratégie.
Si vous pensez aux contes de fées, la plus grande oeuvre pédagogique jamais élaborée par les hommes, vous trouverez toujours une distinction claire entre le bien et le mal, entre les bons et les mauvais, et vous trouverez toujours la nécessité impérieuse de choisir un camp.

Si au contraire vous préférez le magistère, pensez à ce qu'a écrit sur le modernisme saint Pie X dans l'encyclique Pascendi Dominici Gregis [Cf. Annexe]

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Je me demande si saint Pie X a pensé que ces mots pourraient décrire l'enseignement d'un de ses successeurs. Quoi qu'il en soit, une once d'honnêteté à peine au-dessus du minimum syndical ne peut nous cacher que ce qui est décrit dans Pascendi est précisément le drame que nous vivons sur notre peau dans la néo-église de la miséricorde.

Et finalement, pour montrer la perversité implacable du jeu de ceux qui se prêtent à la stratégie de Bergoglio, exhibant comme des trophées les résidus catholiques de son pontificat, je voudrais évoquer une image dont j'ai peut-être déjà parlé dans cette rubrique (1). C'est un essai sur l'art de la communication et de la manipulation de la pensée, écrit par Vladimir Volkoff sous la forme d'un roman intitulé «Le montage». Parmi les différents mécanismes mis en place par des agents d'influence soviétique à l'Ouest, le plus raffiné, dit Volkoff, est celui connu sous le nom du "fil de fer", que le protagoniste explique en ces termes à sa recrue:
«L'image du fil de fer dérive de ce que, pour en casser un, il faut le tordre dans les deux sens opposés. (...) L'agent d'influence est le contraire d'un propagandiste, ou plutôt c'est le propagandiste absolu, celui qui fait de la propagande à l'état pur, jamais pour, toujours contre, sans autre but que de donner du jeu, du mou, tout décoller, dénouer, défaire, déverrouiller(...) L'agent d'influence soviétique ne passera jamais pour un communiste. Tantôt avec la gauche, tantôt avec la droite, il sciera systématiquement l'ordre existant».

Voilà ce que font, consciemment ou inconsciemment, ceux qui s'opposent à l'herméneutique moderniste de la pensée bergoglienne, une herméneutique d'empreinte conservatrice ou même, dans certains cas, sans vergogne, traditionnelle. «Tantôt avec la gauche, tantôt avec la droite», ils contribuent à scier «systématiquement l'ordre existant». Ils s'acharnent sur le Corps mystique du Christ dans une tentative de le briser: à la fin, ils n'y parviendront pas, mais, en attendant, combien d'âmes portent-ils derrière eux?

NDT
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(1) Je l'avais traduit ici: benoit-et-moi.fr/2014-II-1/actualites/la-strategie-du-fil-de-fer :
Pour rompre le fil, on doit le tordre dans les deux directions opposées. C'est le but de tous ceux qui, en politique appliquent cette méthode, soit seuls, en affirmant et en démentant, soit avec la complicité d'adversaires feints qui affirment le contraire. Le but, en tout cas, est toujours le même: briser l'organisme, l'institution, le lien sur lequel on opère.

Annexe

Pascendi Dominici Gregis (Pie X, 1907)
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3. Ces hommes-là peuvent s'étonner que Nous les rangions parmi les ennemis de l'Eglise. Nul ne s'en étonnera avec quelque fondement qui, mettant leurs intentions à part, dont le jugement est réservé à Dieu, voudra bien examiner leurs doctrines, et, conséquemment à celles-ci, leur manière de parler et d'agir.
Ennemis de l'Eglise, certes ils le sont, et à dire qu'elle n'en a pas de pires on ne s'écarte pas du vrai. Ce n'est pas du dehors, en effet, on l'a déjà noté, c'est du dedans qu'ils trament sa ruine; le danger est aujourd'hui presque aux entrailles mêmes et aux veines de l'Eglise; leurs coups sont d'autant plus sûrs qu'ils savent mieux où la frapper. Ajoutez que ce n'est point aux rameaux ou aux rejetons qu'ils ont mis la cognée, mais à la racine même, c'est-à-dire à la foi et à ses fibres les plus profondes. Puis, cette racine d'immortelle vie une fois tranchée, ils se donnent la tâche de faire circuler le virus par tout l'arbre: nulle partie de la foi catholique qui reste à l'abri de leur main, nulle qu'ils ne fassent tout pour corrompre. Et tandis qu'ils poursuivent par mille chemins leur dessein néfaste, rien de si insidieux, de si perfide que leur tactique: amalgamant en eux le rationaliste et le catholique, ils le font avec un tel raffinement d'habileté qu'ils abusent facilement les esprits mal avertis. D'ailleurs, consommés en témérité, il n'est sorte de conséquences qui les fasse reculer, ou plutôt qu'ils ne soutiennent hautement et opiniâtrement.
Avec cela, et chose très propre à donner le change, une vie toute d'activité, une assiduité et une ardeur singulières à tous les genres d'études, des moeurs recommandables d'ordinaire pour leur sévérité. Enfin, et ceci parait ôter tout espoir de remède, leurs doctrines leur ont tellement perverti l'âme qu'ils en sont devenus contempteurs de toute autorité, impatients de tout frein : prenant assiette sur une conscience faussée, ils font tout pour qu'on attribue au pur zèle de la vérité ce qui est oeuvre uniquement d'opiniâtreté et d'orgueil. Certes, Nous avions espéré qu'ils se raviseraient quelque jour : et, pour cela, Nous avions usé avec eux d'abord de douceur, comme avec des fils, puis de sévérité : enfin, et bien à contrecoeur, de réprimandes publiques. Vous n'ignorez pas, Vénérables Frères, la stérilité de Nos efforts; ils courbent un moment la tête, pour la relever aussitôt plus orgueilleuse. Ah! s'il n'était question que d'eux, Nous pourrions peut-être dissimuler; mais c'est la religion catholique, sa sécurité qui sont en jeu. Trêve donc au silence, qui désormais serait un crime! Il est temps de lever le masque à ces hommes-là et de les montrer à l'Église universelle tels qu'ils sont.

4. Et comme une tactique des modernistes (ainsi les appelle-t-on communément et avec beaucoup de raison), tactique en vérité fort insidieuse, est de ne jamais exposer leurs doctrines méthodiquement et dans leur ensemble, mais de les fragmenter en quelque sorte et de les éparpiller çà et là, ce qui prête à les faire juger ondoyants et indécis, quand leurs idées, au contraire, sont parfaitement arrêtées et consistantes, il importe ici et avant tout de présenter ces mêmes doctrines sous une seule vue, et de montrer le lien logique qui les rattache entre elles. Nous Nous réservons d'indiquer ensuite les causes des erreurs et de prescrire les remèdes propres à retrancher le mal.