Une homélie de Noël de 1978

Le cardinal Ratzinger, alors depuis peu archevêque de Münich, avait choisi comme fil conducteur le thème de la recherche d'un asile, le déclinant à travers le refus de l'enfant et le rejet des "boat-people" vietnamiens

Sandro Magister a consacré son billet de Noël (le 23 décembre) à deux très gands homélistes, Saint Léon 1er le Grand, pape de 440 à 461, et docteur de l'Église, et Benoît XVI, qu'il n'hésite pas à lui comparer, et dont il écrit:
«Un autre pape plus proche de nous, et même très proche, entrera dans l’Histoire, comme Léon le Grand, à cause de ses homélies liturgiques : Benoît XVI.
Ses homélies de Noël comptent parmi ses chefs d’œuvre».
Un réflexion qu'il fait suivre «des renvois à leurs textes intégraux et de quelques passages emblématiques» à relire avec délectation.

En ce jour de Noël, Raffaella nous fait le cadeau de publier sur son site cette homélie du 25 décembre 1978. Elle est évidemment plus modeste, et peut-être ne peut-elle pas être classée parmi les chef-d'oeuvre ciselés que le Pape nous a offerts entre décembre 2005 et décembre 2012, ne s'adressant pas encore au monde entier, mais Raffaella note à juste titre qu'elle aurait pu être écrite aujourd'hui.
Il y a une longue partie magnifique sur l'éloignement actuel de la doctrine de l'Eglise, sur le côté humain de Noël, la Naissance du Fils de Dieu qui est aussi le fils de Marie, et sur le mal occidental du refus de l'enfant "qui frappe en vain" à notre porte.

Lue sans discernement (en particulier sans replacer dans le contexte de l'époque), la dernière partie pourrait être exploitée par ceux qui nous disent en ce moment d'ouvrir tout grand nos frontières aux "migrants"... Mais même si le message chrétien, dont l'archevêque de Münich d'alors se fait évidemment le porte-parole, particulièrement en ce jour de Noël, est universel, et transcende le temps aussi bien que l'espace, il n'est pas certain que les boat people vietnamiens, qui fuyaient le communisme en 1978, peuvent se comparer aux "réfugiés" de 2015. Déjà, le phénomène est d'une toute autre ampleur, et revêt par là une autre signification historique. Et je me demande si le saint-Père dirait encore les mêmes mots aujourd'hui (1).

Homélie pour Noël.
Ratzinger à Münich (1978): L'enfant frappe à la porte...


Joseph Ratzinger
Via ilblogdiraffaella.blogspot.it
(Ma traduction)


Si nous considérons la liturgie du Noël de l'Eglise, voici qu'elle nous apparaît comme un précieux tissu composé de multiples fils: les fils de l'Ancien Testament, en particulier les Psaumes et les prophètes, ceux des lettres de Paul et enfin les différentes nuances de trois évangélistes, Matthieu, Luc et Jean. Deux d'entre eux, cependant, Luc et Jean, forment la véritable "bitonalité" de la Nativité, qui constitue la foi dans le Noël de l'Eglise. Ne pas tenir compte de cela, c'est détruire le vrai mystère de Noël.
Dans son récit Luc, qui fait remonter sa tradition aux choses sur lesquelles Marie a réfléchi et qu'elle a gardées pour elle dans la contemplation du mystère de Dieu, nous fait connaître la participation humaine et la ferveur maternelle avec laquelle la mère du Seigneur a vécu les événements de la Nuit Sainte.
Au contraire, Jean ne prend pas en compte les détails humains de l'histoire, mais nous fait tourner le regard jusqu'aux abysses de l'éternité, pour nous faire reconnaître le véritable ordre de grandeur de l'événement: la Parole s'est fait chair et de sa plénitude nous avons reçu grâce sur grâce. Voilà pourquoi les Conciles de l'Église primitive se sont efforcés d'exprimer avec des mots cette chose grande, inattendue est toujours inconcevable et inexprimable: le temps où le Fils éternel de Dieu est devenu le fils de Marie. Celui qui est engendré par le Père dans l'éternité est devenu homme dans l'histoire grâce à Marie. Le vrai fils de Dieu est le vrai fils de l'homme.

Aujourd'hui, dans le monde chrétien, ces dogmes ne comptent plus beaucoup. Ils nous semblent trop grands et trop éloignés pour affecter nos vies. Et les ignorer ou ne pas trop les prendre en en considération, faisant du fils de Dieu, plus ou moins son représentant, semble presque être une sorte de "transgression pardonnable" pour les chrétiens.
On argue du prétexte que tous ces concepts sont si loin de nous que ne nous ne réussirons jamais à les traduire en paroles convaincantes et, au fond, même pas à les comprendre. En outre, nous nous sommes fait une telle idée de la tolérance et le pluralisme, que croire que la vérité s'est effectivement manifestée semble être rien de moins qu'une violation de la tolérance. Pourtant, si nous pensons ainsi, nous effaçons la vérité, nous faisons de l'homme un être auquel la vérité est définitivement fermée et nous nous contraignons, nous-mêmes et le monde, à adhérer à un relativisme vide.

Nous ne reconnaissons pas ce qu'il y a de salvifique dans Noël, c'est-à-dire qu'il nous donne la lumière, et que s'est manifesté et révélé à nous le chemin, qui est vraiment le chemin parce qu'il est la Vérité. Si nous ne reconnaissons pas que Dieu s'est fait homme, nous ne pouvons pas vraiment célébrer et conserver dans nos cœurs Noël, avec sa grande joie qui rayonne bien au-delà de nous-mêmes. Si ce fait est ignoré, beaucoup de choses peuvent fonctionner encore longtemps, mais en réalité, l'Église commence à s'éteindre, à partir de son cœur. Et elle finira par être méprisée et foulée aux pieds par les hommes, juste au moment où elle croira être devenue acceptable pour tous.

La parole est devenue chair. A côté de cette vérité qui nous est présentée par Jean, cependant, il doit aussi y avoir la vérité de Marie, qui nous a été révélée par Luc. Dieu s'est fait chair. Ce n'est pas seulement un événement infiniment grand et loin de nous, c'est quelque chose de très humain et de très proche de nous: Dieu s'est fait enfant, un enfant a besoin d'une mère. Il est devenu un enfant, une créature qui entre dans le monde en pleurant, dont la première voix est un cri qui demande de l'aide, dont le premier geste est représenté par les mains tendues en quête de sécurité. Dieu est devenu un enfant. D'un autre côté, nous entendons dire aussi que ces choses ne sont que du sentimentalisme, qu'il serait préférable de laisser de côté. Mais le Nouveau Testament a d'autres idées à ce sujet. Pour la foi de la Bible et de l'Eglise, il est important que Dieu ait voulu être une telle créature, dépendant de sa mère, dépendant de l'amour secourable d'un homme. Dieu a voulu être une créature qui dépend des hommes, pour susciter en nous l'amour qui nous purifie et nous sauve. Dieu est devenu un enfant, et l'enfant est une créature qui dépend des autres.

Ainsi, dans le fait d'être un enfant, il y a déjà le thème de la recherche d'un asile, un thème fondamental de Noël. C'est un thème qui a connu tellement de variantes dans l'histoire! Aujourd'hui, nous en expérimentons une forme très angoissante: l'enfant frappe aux portes de notre monde. A raison, nous déplorons sans cesse le fait que l'environnement dans lequel nous vivons est devenu hostile aux enfants, qu'il refuse à l'enfant l'espace intérieur et extérieur où il pourrait réaliser son existence dans la liberté et la joie.

L'enfant frappe à la porte. Cette demande d'asile va encore plus en profondeur. Il n'y a pas seulement l'environnement hostile aux enfants, avant cela, il y a aussi le fait qu'on ferme à l'enfant la porte par laquelle il pourrait entrer dans ce monde, qu'on dise qu'il n'y a plus de place pour lui. L'enfant est considéré comme une sorte de danger ou un accident à éviter.
L'art de lui fermer la porte est considéré comme un apport des Lumières et d'une mentalité libérée des préjugés. Souvent, piétiner la vie qui, plus que toute autre, est sans défense, la vie qui n'est pas encore née, ne semble même plus être une transgression vénielle, mais un simple paramètre de l'émancipation. Dans la façon de penser de notre époque - mais si nous sommes sincères, secrètement dans notre façon de penser à nous aussi - l'enfant apparaît comme celui qui fait concurrence à notre liberté, comme celui qui fait concurrence à notre futur, qui nous prend notre place.
Nous remplissons l'espace de nos vies d'objets et de produits, et n'avons jamais assez de choses que nous programmons et que nous pouvons ensuite jeter. Nous avons tout au plus de la place pour un animal qui conviendra à nos caprices. Mais nous n'avons pas de place pour une nouvelle liberté, une nouvelle volonté qui entre dans nos vies et que nous ne pouvons pas programmer, ou gouverner: ce serait trop lourd pour nous. Nous voulons seulement ce qu'on peut programmer, le produit, les choses que nous pouvons faire et que nous pouvons aussi jeter.

L'enfant frappe à la porte. Si nous le recevions, nous devrions réviser radicalement notre rapport avec la vie, nous devrions être disposés à ne pas seulement profiter d'elle à notre avantage, nous devrions cesser de la considérer seulement comme une opportunité utile pour tirer parti de ce que les circonstances nous offrent. Nous devrions au contraire la vivre et la considérer comme un don pour les autres. Nous devrions apprendre à voir dans l'enfant, dans la nouvelle liberté d'un autre être humain qui vient à la vie, non pas la destruction de notre liberté, mais une occasion qui lui est offerte, pas le concurrent qui nous prend notre futur et notre espace vital, mais la force créative qui donne son empreinte au futur et le porte en elle. Nous pouvons dire que nous avons à faire à quelque chose de très profond en fonction de la façon dont en fin de compte, nous concevons la condition d'homme: si c'est du point de vue d'un égoïsme terrible qui se sent perpétuellement menacé, ou bien de celui d'une liberté confiante qui accueille et sait accueillir une autre liberté, parce qu'elle sait qu'au fond, l'homme est soutenu par Dieu et est donc appelé à la communion de l'amour et de la liberté du vivre ensemble.


Recherche d'asile. Au cours des dernières semaines, nous avons vu des images impressionnantes des réfugiés vietnamiens et nous avons également été témoins d'une perte effrayante du sentiment d'humanité. Jusqu'à maintenant, fournir une assistance aux naufragés était considéré comme l'une des qualités premières de la nature humaine. Pour ces fugitifs cette règle n'a pas semblé pas être valide.
Grâce à Dieu, ces derniers temps, les choses se sont un peu améliorées. Heureusement, même les pays européens, même notre pays, ont au moins un peu ouvert leurs portes pour accueillir ces rejetés. Et à ce point, je tiens à remercier de tout coeur tous ceux qui se sont employés et ont lutté dans notre pays afin que les portes s'ouvrent. Mais avec cela, le problème n'est pas encore résolu. A présent que la question nous concerne, de nouvelles difficultés se présenteront. Et tout comme les aubergistes de Bethléem avaient certainement de bonnes raisons pour dire à ces époux qu'il n'y avait pas de place pour eux, nous aussi, nous trouverons de bonnes raisons pour nous refuser à l'amour.
Pensons toutefois à une chose: dans l'histoire de l'après-guerre, le fait qu'un pays dévasté, privé de moyens, détruit, accueille des millions de réfugiés, parfois à contre-coeur, mais finalement ouvre ses portes, restera une gloire du peuple allemand. Nous aurions eu de bonnes raisons de nous esquiver, disant que tout avait été détruit et que nous-mêmes n'avions rien. Nous avions réparti le peu que nous avions, à chacun de nous, il serait resté moins que rien. Pourtant, nous avons dit oui (1). Et aujourd'hui, nous savons que ceux qui voyaient en l'autre un rival qui nous enlèverait notre espace de vie avaient tort. Nous savons que la grande fermeté économique et la solidité morale de la première génération allemande d'après-guerre, ont été rendues possibles, de manière déterminante, par la force morale, spirituelle et humaine de ceux qui étaient arrivés dans notre pays détruit et qui ont été non pas des rivaux, mais des énergies pour une nouvelle vie et un nouveau futur.

Et nous connaissons aussi un exemple qui est le contraire de celui-là. Au Moyen-Orient, ont n'a jamais ouvert de porte aux réfugiés de Palestine. Là où la personne est accueillie et bien acceptée, elle devient une force de créativité, d'espérance et d'amour, alors que là où elle est rejetée, elle provoque une intoxication aux proportions dévastatrices. Et nous voyons comment ce foyer d'infection non seulement perturbe et menace le Moyen-Orient jusqu'à ses racines, mais met également en danger le monde entier, parce que le monde est un seul. Ce serait une véritable infâmie si nous, qui avons été capables d'accueillir des personnes dans un pays détruit, bombardé et pillé, en leur faisant une place, aujourd'hui, dans notre pays plein de richesses, nous disions: "Non, nous n'avons plus de place".

Recherche d'asile. La collecte de Noël de l'Adveniat, promue par l'Eglise, s'y réfère également. Les peuples d'Amérique latine frappent et nous demandent de les faire participer eux aussi à la jouissance des biens de ce monde, qui sont donnés à tous. "Il vint chez lui, et les siens ne l'ont pas reçu. Mais quant à tous ceux qui l'ont reçu, Il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom " (Jean, 1, 11-12).

En cette heure, demandons à Dieu d'ouvrir nos cœurs, soyons capables de l'entendre frapper à notre porte, et ouvrons-lui sans crainte, accueillons-le, devenant ainsi ses fils, les fils de l'enfant dans lequel, en cette nuit, a surgi pour le monde la vraie lumière.
Amen

Note

(1) Presque vingt ans plus tard, en 1997, le cardinal avait répondu aux questions d'un journaliste du Corriere della Sera, après que le naufrage d'un navire de boat people albanais au large des côtes italiennes eût fait de nombreux morts.
Voici, pour mémoire, ce qu'il disait alors (benoit-et-moi.fr/2010-I):

Notre devoir est d'aider ces gens à rentrer chez eux et à y construire une vie digne. Cela doit être la perspective. Mais aujourd'hui, en attendant ce retour, nous devons leur offrir l'hospitalité.
Le problème est qu'ici, il y a la crise, mais, par rapport aux Albanais, nous vivons dans une certaine prospérité. Nous ne voulons pas être "perturbés". Il nous manque cette capacité de partager avec autrui, de l'accepter, de l'aider. C'est quelque chose que l'homme apprend difficilement. Je pense que la défense d'un certain égoïsme contre la présence de facteurs qui perturbent le rythme de la vie quotidienne est profondément inhérente à l'homme. Et que nous avons besoin d'une éducation permanente pour surmonter l'égoïsme, afin de faire face à des cas de ce genre.
(..)
Nous devons les accepter. Expliquant que, dès que possible avec l'aide internationale, ils devront reconstruire leur pays. Mais tant qu'ils fuient un danger immédiat pour leur vie ...la fermeture des frontières serait un acte d'égoïsme. Nous ne pouvons pas faire cela. Bien sûr, il faut distinguer la situation des éléments criminels, qui sont justement ceux qui ont provoqué cette situation. Mais simplement fermer les frontières, on ne peut pas le faire.
[Pour en revenir à la résurgence de l'égoïsme] c'est un phénomène très humain. Je me souviens en Allemagne après la guerre, quand sont arrivés des millions d'Allemands expulsés de l'Est. Ils étaient Allemands comme nous, il était normal de les accepter. Cependant, l'hospitalité, dans les premiers jours, n'était pas si généreuse. Et ils ont souffert, en voyant ces cœurs endurcis. D'un autre côté, nos gens disaient, nous sommes déjà si pauvres ...
Comme je l'ai dit, il est très naturel d'avoir comme première réaction la défense de la normalité de sa propre vie. Il faut de la patience. C'est un défi important pour l'Église d'éduquer les gens à ouvrir leur cœur.