Une histoire de chapiteaux (III)


Une lectrice spécialiste d'iconographie médiévale (qui m'a écrit précédemment) a mené son "enquête", et elle pense avoir trouvé la clé de l'énigme (23/6/2016)

Il s'agit de son interprétation personnelle, mais c'est très convaincant.

Précédents épisodes:
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¤ Une histoire de chapiteaux
¤ Une histoire de chapiteaux (II)

(M-E. B.)

Je crois maintenant avoir trouvé le fin mot de l'histoire.
Il s’agit d’un miracle de l’apôtre saint Jacques le Majeur à la fin du XIe siècle : le pendu dépendu.
Je vous joins (voir plus bas) le texte du Codex Callixtinus (Livre des miracles de saint Jacques) tiré de l’édition en français du texte latin par B. Gicquel (La légende de Compostelle, p. 478-479).

Rapide résumé du miracle
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Le texte débute ainsi : « Il est bon de transmettre à la postérité le souvenir de certains Allemands qui, en l’an 1090 de l’incarnation de notre Seigneur, se rendant en pèlerins sur le tombeau de saint Jacques… »
Un aubergiste toulousain, pour voler deux riches pèlerins allemands se rendant à Compostelle (un père et son jeune fils), arrive à les faire accuser de vol et s’approprie leurs biens. Seul le père est condamné à la pendaison, mais son fils se sacrifie pour lui et est pendu. Le père éploré continue malgré tout son pèlerinage et prie sur la tombe de saint Jacques. Sur le chemin du retour, il veut revoir le corps de son enfant et pleure sous le gibet. Son fils mort lui parle alors en lui disant de se réjouir au contraire car il est avec saint Jacques dans le Ciel. Le père prévient les autorités, l’aubergiste démasqué par le mort est jugé et pendu, le jeune garçon est dépendu et on lui rend les honneurs dus à un saint. Le texte conclut : « C’est pourquoi quiconque porte le nom de chrétien doit veiller très attentivement à ne pas tromper ses clients ni ses proches, de cette manière ni en quelque façon. Qu’il s’attache au contraire à témoigner aux pèlerins une bienveillance charitable et obligeante, afin de mériter la récompense de la gloire éternelle que Dieu leur donnera. » (op. cit. p. 479)
Il faut bien prendre garde que le garçon est réellement mort. Le miracle n’est pas sa résurrection, mais le fait qu’il parle bien que pendu depuis plus de trente jours pour accuser son assassin afin que justice soit faite. Il revient des morts pour le démasquer, mais retourne au séjour des bienheureux une fois sa déclaration faite, car il a gagné le Ciel, but de tout chrétien.




Description du chapiteau
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A gauche, le méchant aubergiste toulousain vient d’être pendu et son âme est en Enfer. D’où sa nudité, sa langue pendante, ses yeux globuleux, ses dents bien visibles : tout son être est contracté par le Mal. Il porte des souliers de cuir.

A droite, le jeune allemand dépendu repose paisiblement sur les épaules de son père. Il est entièrement nu, pieds compris. La nudité exprime aussi au Moyen Age les âmes des saints montant vers Dieu. Ici c’est le cas. Il a le visage calme, détendu et serein des bienheureux, et surtout les mains jointes délicatement en prière. Sanctifié par son sacrifice, il est déjà au Ciel, même si son corps vénérable est présent. Son père, pleurant sa mort tout en se réjouissant de sa vie éternelle, le porte pour le mettre en terre avec tous les égards dus à un saint. Certes, sa bouche est tordue, mais toute sa personne reste digne et harmonieuse. Les torsions de visage, dans le langage de l’image médiévale, expriment également (mais avec plus de retenue) les sentiments humains de tristesse, de douleur, et non seulement la rage des damnés.

Du point de vue de l’histoire du pèlerinage, cela est passionnant. Un miracle de 1090 se trouve illustré vers 1135 (achèvement de la nef) : cela est extrêmement récent. L’emplacement du chapiteau n’est pas dû au hasard : premier pilier de la nef à droite en entrant par le grand portail pour accueillir les pèlerins.

Morale « médiévale » pour aujourd’hui ?
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Le chapiteau illustre donc la fin du miracle, sa morale : l’homme pécheur et mauvais va en Enfer, l’homme bon et vertueux va au Ciel.
Une nouvelle homélie sur ce thème bientôt à Sainte-Marthe ?

M-E.B. a répondu à mes objections, sur le fait qu'une recherche (simple) sur le "pendu dépendu", ne permet de trouver aucune référence au chapiteau de Vézelay, et sur l'âge du "père", qui me paraissait bien jeune:

Le rapide tour d'horizon de ma bibliothèque et du net m'a indiqué que la scène n'était pas identifiée pour le moment dans des oeuvres romanes, c'est tout à fait normal. Les scènes difficiles sont souvent anciennement et mal expliquées, sauf hasard d'une recherche pointue.
J'ai écrit un article sur un chapiteau représentant le riche en Enfer, dont le thème recoupe celui-ci. J'y ai trouvé le même esprit, avec un emplacement très particulier à l'entrée de l'église, et des intentions didactiques comparables.
L'élément le plus probant, c'est que tous les éléments bizarres, gênants, flous... de l'image trouvent enfin leur place : le visage paisible du mort, l'allure "neutre" mais bizarre du porteur... L'adéquation parfaite de la scène avec le mode de fonctionnement des sculpteurs et commanditaires de l'époque vient conforter encore cela.
Pour ce qui est de l'âge du père: avec un oeil moderne, il semblerait jeune, mais pour un oeil habitué à l'image médiévale, le personnage indique un homme lambda, ni trop jeune, ni trop vieux, dans la force de l'âge, sans métier ni statut social particulier. La remarque d'A. Socci sur le visage double est lumineuse: l'homme est en proie à deux sentiments opposés (joie extrême et douleur).

Le chapiteau, destiné à frapper les esprits, oppose nettement deux âmes ("dévoilées" par leurs cadavres), l'une en Enfer, l'autre au Paradis. Il s'agit donc d'un coupable, finalement puni, et d'un innocent mort, évidemment en lien avec le coupable.
Sachant que nous sommes dans une basilique clunisienne, point de départ du chemin de saint Jacques, sachant l'importance des miracles du saint pour les fidèles en partance pour Compostelle, et particulièrement de cet ouvrage à Cluny dans le deuxième quart du XIIe siècle, date de l'exemplaire du Codex Callixtinus, on touche à la certitude. Les programmes, extrêmement érudits et savants, étaient élaborés avec soin par les maîtres théologiens de Cluny, et les sculpteurs les exécutaient à la lettre.

Annexe: le Codex Callixtinus