Comment Benoît XVI a réalisé sa vocation de moine


Sur son blog, dans un article écrit au lendemain du discours mémorable de Georg Gänswein le 19 mai, une réflexion pleine de finesse et de perspicacité de Paolo Rodari sur le rôle du Pape émérite et les raisons de la renonciation (4/7/2016)

 

Relisant moi aussi ce discours, j'en arrive à la conclusion que, tout en écartant l'hypothèse d'un renonciation sous la contrainte, il ne contredit pas formellement l'existence de pressions exercées sur Benoît dans ce but, et finalement, il offre l'explication la plus plausible - la plus simple, aussi, celle donnée par Benoît XVI lui-même dans l'acte de renonciation (ingravescente aetate) -, même si des questions demeurent.
A ce sujet je fais mien ce beau commentaire trouvé sur le blog "Chiesa e post Concilio", à propos du discours prononcé par Benoît XVI devant son successeur pour le 65e anniversaire de l'ordination :

Regardez bien cette vidéo (ou les images ci-dessous).
Regardez les visages, et même en coupant le son. Tout sauf une fête. Le seul à être serein est celui qu'on célèbre. Je me demande comment il aurait pu l'être s'il avait été "contraint", ou "pas libre".
Je l'ai demandé durant la Sainte Messe d'aujourd'hui, fête du Précieux Sang de Jésus. Inspiration fulgurante durant l'action de grâce: la Vérité rend libres.
L'homme qui, à cheval sur le XXe et le XXIe siècle, a insisté sur le thème de la Vérité, au moment où l'apparence est Culture, où le mensonge et le relativisme idéologiques règnent, est un homme suprêmement libre, même dans les cages qu'on construit autour de lui. Un homme, oserais-je dire, "transsubstancié". Monté sur la montagne, il n'y a pas de cage qui tienne.

Pendant le discours de François, salle Clémentine, 28/6/2016

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Cherchant déjà à expliquer le retrait de Benoît XVI, beaucoup ont rappelé, après le 13 février 2013, le geste insolite qu'il avait accompli à L'Aquilà, ravagé par un séisme, le 28 avril 2009, en déposant son pallium sur la châsse contenant les reliques de saint Célestin V; ou même son attachement à la vie monastique, dont il a témoigné en de multiples occasions, et de manière spéciale lors de sa visite le 9 octobre 2010 à la Chartreuse de San Bruno, en Calabre; Paolo Rodari nous parle ici d'un autre épisode prophétique, qui prend place le 10 mars 2012, moins d'un an avant la renonciation.


La démission de Ratzinger un an avant.
C'était en mars 2012, quand il a dit: "Je me sens un moine"


www.paolorodari.com
27 mai 2016
Ma traduction

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Ces jours-ci, j'ai pu relire le discours que Georg Gänswein a prononcé il y a une semaine à l'occasion de la présentation du livre "Au-delà de la crise de l'Eglise. Le pontificat de Benoît XVI", par Roberto Regoli (Le pas historique du 11 février 2013).

Je suis revenu en particulier sur le passage dans lequel le Secrétaire de Ratzinger et préfet de la Maison pontificale, parle de la façon dont Benoît XVI a conçu sa retraite du trône de Pierre. Gänswein, avec des mots qui m'ont moi aussi surpris aussi, a parlé d'«un ministère élargi» de François, «membre actif» de ce ministère et de Benoît «membre contemplatif».

Je ne vais pas entrer dans des dissertations théologiques au sujet de ces réflexions, mais plutôt simplement rapporter l'incipit d'un petit livre que j'ai écrit après l'élection de François (“La Chiesa ferita. Papa Francesco e la sfida del futuro” - L'Eglise blessée. Le Pape François et le défi du futur), dans lequel le moine camaldule Guido Innocenzo Gargano révèle (je l'ai rencontré durant la période du Siège Vacant, avant l'élection de François) un petit secret à propos du Pape Ratzinger.

Un an avant la renonciation, Benoît XVI se rendit en visite à la communauté dirigée par Gargano à Rome, San Gregorio al Celio. Et là, aux moines réunis pour l'écouter, il dit en privé «se sentir à la maison», et même «se sentir moine», faisant pour la première fois comprendre que son désir était de faire un pas en arrière pour diriger l'Église autrement, dans le silence de la prière. Je ne sais pas si, avant cette visite, Ratzinger avait jamais pensé aussi clairement à la possibilité de renonciation. De fait, ce jour-là, quelque chose s'est passé en lui, quelque chose qui l'a ensuite conduit au retrait annoncé le 11 Février 2013.

Voici l'histoire de ce qui est arrivé ce jour-là, tirée du prologue de mon livre:

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Saint Grégoire le Grand (Goya)


Le samedi 10 mars 2012. Benoît XVI est sur l'une des sept collines de Rome, Celio, dans le monastère des bénédictins Camaldules où il vient de rencontrer l'archevêque de Canterbury, Rowan Williams.

Beaucoup de choses lient le pape Ratzinger à cette église et ce couvent. Surtout, il y a Grégoire le Grand , ce riche propriétaire romain qui, converti à la vie monastique en 574-575, transforma la maison familiale sur le Celio en un monastère dédié à Saint-André Apôtre. C'est le même monastère dans lequel Ratzinger est en visite.

Grand admirateur de Benoît de Nursie, Grégoire se consacra assidûment à la contemplation des mystères de Dieu dans la lecture de la Bible. Pour lui, lire la Bible, c'était entrer en relation avec Dieu, entendre la voix de Dieu.

Il ne put demeurer longtemps dans son couvent de Celio puisque après avoir été ordonné diacre, le pape Pélage II l'envoya à la cour de Constantinople, où il resta pendant six ans, et gagna le respect de l'empereur Maurice 1er, dont il baptisa le fils Théodose.

De retour à Rome en 586, il retourna au monastère sur le Celio; mais il y resta très peu de temps, parce que le 3 Septembre 590, il fut appelé sur le trône pontifical par l'enthousiasme des fidèles et par l'insistance du clergé et le Sénat romain, après la mort de Pélage II dont il était secrétaire. Gregoire tenta de résister à l'insistance du peuple, en envoyant une lettre à l'empereur Maurice dans laquelle il le priait de ne pas ratifier l'élection, mais le praefectus urbi de Rome, nommé Germano ou peut-être le frère de Grégoire, intercepta la lettre et la remplaça par la pétition des gens qui demandaient que Grégoire fût élu pape.

Comme Pape, il se montra un homme d'action, pragmatique et entreprenant (raison pour laquelle il fut appelé «le dernier des Romains»), même s'il était physiquement assez chétif et maladif. Il fut un administrateur énergique, tant dans les questions sociales et politiques, intervenant en faveur de ceux qui avaient besoin d'aide et de protection, que dans les affaires intérieures de l'Eglise.

Benoît XVI se sent lié à ce pape. Mais plus encore, il se sent lié à la vocation de moine de Grégoire, que celui-ci ne renia jamais dans les années de son pontificat. Ratzinger a pris le nom de Benoît aussi en l'honneur de saint Benoît de Nursie, dont on connaît la vie grâce à ce qu'a écrit de lui saint Grégoire le Grand. Le Livre II des Dialogues de Grégoire, est en effet entièrement dédié à la figure de Benoît, et c'est le seul témoignage antique sur la vie du saint moine, dont la beauté spirituelle apparaît dans le texte dans toute son évidence.

Benoît XVI est fasciné par Grégoire et par la règle bénédictine. Il a désiré cette visite, pas seulement pour des raisons œcuméniques, prier avec le primat anglican Williams, mais aussi pour une autre raison: pour toucher de la main la spiritualité bénédictine, qu'il aime au fond de lui. Tant et si bien qu'au cours du déjeuner avec les cinq moines qui vivent encore dans le couvent, il dit, à leur surprise: «Je me sens un moine comme vous. Parmi les moines, je me sens chez moi».

Personne ne fit grand cas de ces mots. Parce que personne ne savait encore que dans son cœur Benoît XVI est en train de mûrir (ou a peut-être a déjà mûri) une décision historique: le renoncement à la papauté, la retraite pour vivre en moine, comme probablement dans son cœur il le désire depuis des années.

«Je me sens chez parmi vous», dit Ratzinger. Qui déjà à cette occasion sait probablement que c'est la vie même de ces moines qu'il va bientôt embrasser. Des mots dont personne n'a jamais su qu'il les avait prononcés. C'est le père Enzo Gargano, pendant des années prieur de cette petite communauté qui le confirme. Qui dit: «Le choix de Ratzinger de se retirer est destiné à embrasser une autre dimension. Il a compris que c'est dans la contemplation qu'il peut le mieux gouverner l'Eglise. Il y a une dimension différente, et que personne n'envisage jamais, justement la contemplation, qui permet de regarder les choses en profondeur, et, à ceux qui sont chargés de guider le peuple, de le faire de la manière la plus élevée et la plus vraie possible. Parce qu'on laisse Dieu entrer au fond des choses. On fait un pas en arrière et on laisse la place à Dieu».

C'est ici, sur le mont Celio, dans un samedi hivernal de 2012, que Ratzinger mûrit sa décision de renoncer à la papauté. Mais plus qu'un renoncement à la papauté, sa décision semble être la volonté d'embrasser la vocation monastique pour laquelle il se sent fait. Grégoire devint pape bien qu'il fût moine. Ratzinger aussi, seulement que, contrairement à Grégoire, moine, il l'était au plus profond de son cœur. Pour lui, quitter le pontificat est probablement accomplir pleinement sa vie. Les vêtements du Pape étaient trop étroits pour lui. Aujourd'hui, au contraire, il peut conduire l'Eglise de la façon qu'il a toujours voulue: en priant sur la montagne dans la solitude, en priant, retiré, comme seuls les moines font.

Ce n'est pas un hasard si quelques jours après l'annonce de la renonciation, le cardinal Gianfranco Ravasi, introduisant les exercices spirituels pour le pape et la Curie romaine, a représenté l'avenir de l'Eglise en présence de Benoît XVI en citant Moïse qui monte sur la montagne afin de prier pour le peuple d'Israël tandis qu'en bas dans la vallée, il lutte contre Amalek. «Cette image représente la fonction principale de l'Eglise, c'est-à-dire l'intercession, intercéder. Nous allons rester dans la vallée, la vallée où il y a Amalek, où il y a la poussière, où il y a les peurs, les terreurs même, les cauchemars, mais aussi l'espoir, où Vous êtes restée pendant les huit dernières années avec nous. A partir de maintenant, cependant, nous savons que, sur la montagne, il y a votre intercession pour nous».