Ami de Dieu, ami des hommes

José-Luis Restàn revient sur le voyage apostolique au Liban. (18/9/2012)

Original en espagnol: http://www.paginasdigital.es/
Traduction de Carlota

 

Ami de Dieu et des hommes

José Luis Restán
17/09/2012
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Une file d’hommes basanés, d’un âge avancé, avec des vêtements qui indiquent leurs traditions respectives. Chacun d’eux arrive en face du Pape, très près, visage contre visage, pour recevoir de ses mains un exemplaire de l’Exhortation Ecclesia in Medio Oriente .
Benoît s’arrête pour chacun d’eux, il es regarde doucement dans les yeux, il serre leurs vieilles mains, il échange avec eux des mots que les chroniques ne recueilleront pas. Ce sont les Patriarches de sièges très anciens, jaloux de leur mémoire de martyre et de gloire, et aussi les Présidents des conférences épiscopales de Turquie et d’Iran, pays où la foi chrétienne représente aujourd’hui à peine le grain de moutarde dont parle la parabole de l’Évangile. Il ne leur remet pas un agenda sur comment être chrétien au Moyen Orient (*) et ne pas mourir en tentant de l’être. Ce n’est pas le plan stratégique d’une entreprise désespérée mais le regard plein d’intelligence et de passion des pasteurs d’un peuple très éprouvé, un regard, une accolade et une invitation pressantes : Restez sur la terre de vos pères, soyez des témoins du crucifié, construisez au côté de vos concitoyens la paix basée sur la justice et le pardon!

Quelques minutes plus tôt, une apothéose de chants et de bannières avait laissé le pas à la profondeur et à la ferveur de la célébration liturgique. Une fois de plus, comme il y a plus de vingt siècles Pierre a pris la parole. Mais ce n’est plus le pêcheur instinctif, si prompt à proclamer une vérité qu’il n’arrive pas à comprendre, jusqu'à protester indigné devant le Maître parce que son chemin donnait le vertige. Maintenant la voix de Pierre sait bien, à travers la douleur et l’amour, que « se décider à suivre Jésus, c’est prendre sa Croix, pour l’accompagner sur son chemin, un chemin ardu, qui n’est pas celui du pouvoir ou de la gloire terrestre, mais celui qui amène nécessairement la renonciation à soi-même, la perte de sa vie pour le Christ et l’Évangile, pour la gagner ». L’Évangile du jour affirme que Jésus l'a expliqué aux siens « avec toute sa clarté ». La même clarté qu’a déployée Benoît dans ses quarante huit heures en terre libanaise. Les chrétiens du Moyen Orient ne peuvent pas se faire de vaines illusions : ce ne seront pas les puissances occidentales, ni les médias, ni la ruse si typique de la zone, qui assureront leur avenir. Mais comme Jésus, en mettant seulement leur confiance en Dieu qui les a appelés à cette mission et dans la compagnie de toute l’Église.

Cette compagnie que seul le Pape, avec son sacrifice personnel, sa lucidité et sa foi éclatante, pouvait incarner en ces jours. Il est arrivé à Beyrouth en pleine fête de l’Exaltation de la Sainte Croix, référence incommode pour beaucoup. Et dans la basilique de Saint Paul à Harissa, en signant le document fruit du Synode, il a voulu dire à haute voix le drame de ses frères : « Toute l’Église a pu écouter ainsi le cri plein d’angoisse, et percevoir le regard de désespoir de tant d’hommes et de femmes qui se trouvent dans des situations humaines et matérielles difficiles, qui vivent de fortes tensions avec la peur et l’inquiétude, et qui veulent suivre le Christ qui donne un sens à leur existence, bien que très souvent ils se voient empêcher de le faire ».
Plus d’un s’est découvert avec les yeux plein de larmes en écoutant le Successeur de Pierre dire que ce n’était pas l’heure d’une défaite (si facile à noter avec les comptabilités du monde) mais l’heure de « célébrer la victoire de l’amour sur la haine, du pardon sur la vengeance, du service sur la domination, de l’humilité sur l’orgueil, de l’unité sur la division ». C’est cela le langage de la croix glorieuse, souligne le Pape, la folie de la croix : « savoir convertir notre souffrance en cri d’amour envers Dieu et de miséricorde pour son prochain ; savoir transformer aussi des êtres qui se voient combattus et blessés dans leur foi et leur identité, en des vases d’argile disposés pour être comblés de l’abondance des dons divins, plus précieux que l’or ».

Devant le Pape, ils étaient tous là, arrivés de l’Iran hermétique, de la lointaine Arménie, de l’Égypte en transition inquiète, de l’Irak martyrisée, de la Syrie dont le sang s’écoule et de Jérusalem, l’Église mère. Et à côté d’eux, dans un silence respectueux et d’apparence amicale, les chefs des communautés sunnite, chiites, alaouite et druse. Des voisinages anciens et rarement confortables, mais ils étaient là, assistant à la pression douce et sévère de l’évêque de Rome : « construisez la paix, ne permettez pas que le poison de la violence contamine votre religiosité, démasquez le mensonge du fondamentalisme ».

Devant les responsables politiques et les représentants du monde de la culture Benoît XVI réalise un appel fort au respect de la liberté religieuse. « Professer et vivre librement sa propre religion, sans mettre en danger sa vie et sa liberté, doit être possible pour tous. La perte ou l’affaiblissement de cette liberté prive la personne du droit sacré à une vie complète sur le plan spirituel ». Et il avertit qu’il ne suffit pas d’une simple tolérance, qui n’élimine pas les discriminations, mais qui souvent même les réaffirme. Il prévient aussi contre la fausseté d'une coexistence basée sur la marginalisation de l’ouverture religieuse de l’homme, car sans cette ouverture, on ne peut pas trouver de réponses aux questionnements de son cœur sur le sens de la vie et la manière de vivre moralement, et c’est ainsi que l’on devient incapable d’agir avec justice et de s’engager pour la paix. Dans le Liban multiconfessionnel, carrefour des chemins entre l’Orient et l’Occident, Benoît XVI, est revenu à l’un de ses thèmes essentiels : la coexistence, la bonne vie, ne peut avoir pour support ni le fondamentalisme qui lutte pour prendre le pouvoir dans l’islam, ni le laïcisme agressif qui si souvent montre son visage dans les démocraties européennes. Il faut une nouvelle compréhension et une valorisation de la liberté religieuse et de sa projection sociale et politique, et peut-être que le Liban peut être un bon laboratoire pour cela.

La rencontre avec les jeunes a été un motif d’allégresse particulière pour le Pape. Elle a été l'illustration charnelle de deux messages très centraux dans la visite : les chrétiens ne doivent pas avoir peur de l’avenir mais doivent s’impliquer dans sa construction, et l’amitié civique entre des musulmans et des chrétiens est possible et constitue un levier pour construire un autre type de coexistence au Moyen Orient. Rappelons-nous que pendant que des milliers de jeunes des deux religions applaudissaient le Pape, la violence instiguée par les islamistes s’étendait dans toute la région. Il faut un grand travail éducatif et de coexistence pour que cette graine germe dans le temps, mais il n’existe pas d’autre chemin.

Revenons à la scène du début. Après le bonheur limpide de ces jours, c’est le moment de revenir chez soi, dans les quartiers où les chrétiens éprouvent la tentation de se retrancher pour se défendre, de revenir à la difficile coexistence, au défit d’êtres les protagonistes d’une histoire qui ces jours-ci ressemble de nouveau à un volcan. Les hommes qui défilent devant le Pape sont les héritiers d’une histoire millénaire de témoignages héroïques, de souffrance sans nombre, ils portent sur le visage et dans l’âme les cicatrices de leurs peuples respectifs. « N’ayez pas peur, petit troupeau : » leur avait dit Benoît XVI quelques heures auparavant. Il n’est pas seulement question de sentiments, Pierre est venu pour montrer une tâche, un chemin. Et il y a beaucoup à faire : renforcer l’unité et le témoignage commun, abandonner des attitudes simplement défensives, améliorer la formation des laïcs, se risquer dans un dialogue toujours difficile (mais qui donne aussi des fruits) avec les simples musulmans, avec l’ « Islam du peuple », comme le cardinal Scola aime dire. Des cèdres et des oliviers ont accompagné les étapes de ce beau voyage, la majesté et la fraîcheur d’une présence qui est toute une promesse pour cette terre, et l’huile de l’accueil, de l’amitié et du partage. Tous deux ont besoin d’être arrosés et taillés avec sagesse et patience. Comme l’a fait Benoît sans calcul ni réserve. Il est venu en ami de Dieu et des hommes et tous ont du reconnaître qu’au milieu d’un marasme quotidien de nouvelles cela a été quelque chose de vraiment nouveau.
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(*) L’on faisait auparavant la distinction tout au moins en français et en espagnol, et je suppose aussi en italien, entre le Proche Orient, le Moyen Orient (dont l’Asie centrale) et l’Extrême Orient (avec bien sûr la Chine, le Japon, etc.). Il semble que désormais l’on emploie même à Rome le terme générique de Moyen Orient pour le Proche et le Moyen Orient, dans le sens de l’Asie occidentale, je suppose, à l’image des Anglo-Américains peu précis dans ce domaine géographique. Dommage pour notre bien utile précision latine !
Mais la liste des prélats destinataires de l’Exhortation Ecclesia in Medio Oriente, doit pouvoir nous donner sans ambigüité la zone concernée.