Interviewe de Georg Gänswein (reprise)

En juillet 2007, le Secrétaire du Saint-Père répondait dans le supplément hebdomadaire du Süddeutsche Zeitung aux questions de Peter Seewald. Beaucoup de ses réponses restent d'une grande actualité (21/7/2012)

C'est la période des vacances.
L'actualité est relativement calme, du côté de Castelgandolfo, signe que tout va bien, pour le saint-Père, qu'il se repose, ou du moins travaille sereinement à ce qu'il aime faire.

Les vacances, c'est le moment des "rediffusions" et des reprises, faute d'avoir du grain frais à moudre (je souhaite, le plus tard possible).
Première parmi elles, cette très longue interviewe de Mgr Gänswein, dans le numéro du "Süddeutsche Zeitung" daté du 28 juillet 2007, dans une traduction "maison" .
J'avais eu la chance incroyable de trouver le SZ dans un kiosque de Strasbourg.
La traduction était un gros travail, et comme elle remonte à un moment où le compteur des visites de mon site était loin de s'emballer... elle mérite, il me semble, une "seconde chance".

J'ai un peu changé la mise en page choisie à l'époque (cf. benoit-et-moi.fr/2007).
J'allais oublier un point non négligeable: Le SZ est un journal de "centre-gauche".
Décrypté, cela veut dire: gauchiste.

Présentation de l'article

Au nom du Saint-Père
Georg Gänswein se confie

Personne n'est aussi proche du Pape que Georg Gänswein.
Ils partagent un appartement, regardent ensemble la télévision, parlent de Dieu, mais aussi du monde.
Une interview exclusive du secrétaire privé du Pape Benoît XVI, par Peter Seewald, pour le Süddeutsch Zeitung.


Lorsqu'on est biographe du Pape, beaucoup de choses sont plus faciles.
Notre auteur, Peter Seewald, 53 ans, a été le premier journaliste allemand à pouvoir rencontrer dans le Palais Apostolique, et interviewer, Georg Gänswein, secrétaire privé du pape, prêtre, et adulé des femmes.

Il y a presque quinze ans, Peter Seewald a rencontré pour Süddeutsch Zeitung Magazine le Cardinal Ratzinger pour la première fois.
Depuis, le cardinal Ratzinger a été élu pape, et Peter Seewald est devenu "vaticaniste".
Peter Seewald prétend qu'on peut l'interpréter comme une intervention divine.

1. Qu'est-ce que Dieu attend de moi?

Süddeutsche Zeitung: Monseigneur, comment va le pape?
Georg Gänswein: Il va très bien, il est en bonne forme, il travaille beaucoup, et impose un rythme élevé à ses collaborateurs.

SZ: Utilise-t-il le vélo d'appartement que lui a prescrit son médecin personnel, le Dr Buzzonetti?
GG: Le vélo trône chez nous, dans l'appartement privé.

SZ: Qu'est-ce que cela signifie?
GG: Qu'il est disponible à tout moment.

SZ: Alors qu'il était cardinal, Joseph Ratzinger était sur le point de se retirer, il était alors épuisé.
GG: L'élection au poste de pape, qu'il n'a ni voulu, ni sollicité, a provoqué un profond changement en lui. Je suis persuadé qu'au fur et à mesure qu'il se soumettait à la volonté de Dieu, la grâce liée à la fonction provoqua et provoque encore chez lui de profonds changements, tant au niveau personnel qu'à celui des actes.

SZ: Comment a-t-il réagi à son élection?
GG: Je suis arrivé à la Chapelle Sixtine alors que les cardinaux, les uns après les autres, s'agenouillaient devant le Pape, et lui faisait voeu de fidélité et d'obéissance.
Son visage était aussi blanc que sa nouvelle soutane blanche, et la calotte blanche qu'il portait sur sa tête.

SZ: A quoi avez-vous pensé, à ce moment-là?
GG: Ce fut comme une tornade, où toute réflexion rigoureuse devenait complètemenbt impossible. Les jours suivant l'élection furent mouvementés, à la façon d'un "tsunami".

SZ: Quand avez-vous su que votre vie allait subir un bouleversement?
GG: Cela s'est passé de la manière suivante: alors que c'était mon tour, à la suite des cardinaux, de rendre hommage au Saint-Père, je lui ai dit: "Saint-Père, je vous promets mon obéissance, ma fidélité et mon engagement pour tout ce que vous me demanderez. Je suis disponible pour vous servir de toutes mes forces, sans aucune restriction".

SZ: Quelle a été la réponse?
GG: Il me regarda, inclina la tête, et me remercia.

SZ: Votre salaire a-t-il changé?
GG: Je ne gagne ni plus ni moins qu'avant, la seule différence est que, sur la fiche de paie, l'adresse a changé.

SZ: Le fils d'un forgeron d'un village de la Forêt Noire de quarante cinq ans qui, à présent, voyage en hélicoptère aux côtés du pape et qui partage les soucis de l'Eglise universelle se demande-t-il "pourquoi moi? Qu'est-ce que Dieu attend de moi?"
GG: En vérité, c'est exactement cette question que je me suis posé, et pas qu'une seule fois. Car il s'agit d'une tâche qu'on ne peut planifier. En promettant au saint-Père fidélité et obéissance, j'ai cherché à répondre à cette question.
Je ressens personnellement dans ces évènements un signe de Dieu, qui m'ordonne de me tenir prêt à accomplir cette tâche sans restriction.

2. Le Vatican est aussi une cour d'Etat

SZ: Vous êtes vraisemblablement le premier secrétaire d'un Pape dans l'histoire de l'Eglise qui, oeuvrant aux côtés du Pontife, est aussi dans la ligne de mire des medias, les magazines "people" s'enthousiasmant pour le "sunny boy" en soutane. Comme le magazine suisse "Semaine du Monde" (Welt woche) qui vous désigne comme le plus bel homme en soutane de tous les temps au Vatican. Donatella Versace vous a même consacré une ligne de prêt-à-porter. Cette image de séducteur vous gêne-t'elle?
GG: Pas au point de me faire rougir. Cela m'a plutôt quelque peu irrité.
Cela ne fait pas de mal, c'est flatteur, aussi, et ce n'est pas un péché.
Auparavant, je n'ai jamais été confronté avec mon "enveloppe" de façon aussi directe et frontale. J'ai pu ensuite constater qu'il y avait dans tout cela, en grande partie, l'expression de la sympathie. Cependant, je souhaite aussi qu'on ne se contente pas d'analyser mon aspect extérieur, mais qu'on contraire on prenne connaissance de la substance qui se trouve sous l'enveloppe.

SZ: Recevez-vous des lettres d'amour?
GG: Oui, cela arrive de temps en temps!

SZ: Il vous est déjà arrivé d'évoquer la "jalousie" cléricale.
GG: J'ai parlé de cela à propos de la médisance à mon égard, comme par exemple "il recherche le pouvoir", "il veut se propulser au premier rang", et ainsi de suite...
Il y a eu, il y a encore, beaucoup de bavardages bêtes et négatifs, et parfois même de mensonges sournois. Mais tout ceci me laisse à présent indifférent.

SZ: Cela existe-t'il aussi au Vatican?
GG: Le Vatican est aussi une cour d'état. Et il y a là des bavardages de cour. Mais il y a aussi des flèches qui sont tirées consciemment, et dans une certaine direction. J'ai dû apprendre à faire avec.

SZ: On prétend que vous êtes susceptible d'être candidat au poste d'évêque de Münich.
GG: Il s'agit là d'élucubrations sans fondement, totalement inventées, et tirées par les cheveux.

3. "Qu'a-t-il, que d'autres n'ont pas?"

SZ: Personne ne pensait possible qu'après un Pape comme Karol Wojtyla, ayant marqué le millénaire, un successeur puisse réussir aussi vite. A présent, tout a changé. Non seulement Benoît XVI attire deux fois plus de visiteurs, mais encore, ses écrits sont édités à des millions d'exemplaires. Le Pape Ratzinger est reconnu comme un des plus grands penseurs de son temps. Et, contrairement à son grand prédécessur, il n'a pas été jusqu'à présent que peu critiqué. Qu'a-t-il, que d'autres n'ont pas?
GG: Etre Pape confère naturellement une plus grande plénitude, une plus grande efficacité et une plus grande persévérance.
Un vaticaniste ("spécialiste de Rome") a affirmé, durant le voyage du Pape en Bavière, en autome dernier: "Jean-Paul II a ouvert le coeur de hommes, Benoît XVI le remplit".
Il y a là beaucoup de vrai. Le Pape arrive à toucher le coeur des hommes, il les interpelle, il ne parle pas de lui, mais de Jésus-Christ, de Dieu, et cela de manière claire, compréhensible et convaincante. C'est cela que les homme cherchent. Benoît XVI offre de la nourriture pour l'esprit.

SZ: Jean-Paul II voulait-il que le Cardinal Ratzinger soit son successeur?
GG: Il y a beaucoup de spéculations à ce sujet. Mais je n'en sais rien.

SZ: Pourtant, il a refusé à plusieurs reprises, malgré les demandes répétées de Ratzinger, la démission de ce dernier du poste de préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.
GG: Vous y voyez un "argument du silence", c'est-à-dire la conclusion d'un non-dit. Cela se peut. Le Pape Jean-Paul II a souvent dit devant ses plus proches collaborateurs: "Je souhaite conserver le Cardinal Ratzinger dans ses fonctions. J'ai besoin de lui comme théologien". A partir de là, on peut interpréter.

SZ: Le Palais Apostolique est devenu plus calme. Benoît XVI a réduit le nombre des audiences et les hôtes reçus à sa table. C'est donc justement sous un Pape allemand qu'on y travaille moins?
GG: On n'y travaille pas moins, mais de manière plus concentrée. Le Pape est un travailleur rapide et rigoureux. Pour cela, il a besoin de temps pour lire, étudier, prier, réfléchir et écrire. Cela n'est possible que si on réduit beaucoup de choses, en modifie d'autres, on en supprime pour privilégier l'essentiel.

SZ: Cela signifie-t-il que son prédécesseur était débordé, au niveau de la planification du travail?
GG: Absolument pas. Sous Jean-Paul II, en comparaison des précédents pontificats, l'activité s'est accrue de manière exponentielle. Pensez seulement au nombre des audiences, des voyages, des documents, les fêtes liturgiques, et aussi la messe matinale dans la chapelle privée du pape où il y avait toujours des invités. Cela occupait, jour après jour, une grande quantité de temps qui devait être économisé autre part. Pour Benoît XVI, un tel rythme était impensable, car Jean-Paul II est devenu Pape à 58 ans, et non à 78.

4. Le Pape est-il vraiment maître des opérations?

SZ: A la fin de l'ère Wojtyla, beaucoup de choses ont été mises en attente.
GG: Ce n'est pas divulguer un secret que de dire que le Pape Jean-Paul II ne s'occupait pas très intensément de la Curie Romaine. Cela n'est pas une critique, mais un simple fait.
Le pape actuel a durant les 23 dernières années, travaillé au poste le plus important de la curie. Il la connaît mieux que quiconque. C'est pour lui une expérience unique et un avantage énorme.

SZ: Un Pape peut-il avoir des problèmes avec la Curie?
GG: L'Histoire nous dit que "oui, cela peut arriver".
Un des points faibles est sans aucun doute l'indiscrétion. Il arrive malheureusement que certaines nominations, l'élaboration de documents, des mesures disciplinaires, etc.., soient divulguées parce qu'il y a des points de porosité par où elles filtrent. Ce n'est pas seulement irritant, cela entraîne aussi le risque que des influences venant de l'extérieur puissent exercer des pressionjs, ces pressions entraînant à leur tour des irritations.
D'autre part, partout où, comme à la Curie, oeuvre une communauté internationale, il va y avoir une diversité de mentalités, de style de travail, des caractères personnels qui vont s'affronter. Et cela peut parfois faire des étincelles.

SZ: Le Pape est-il vraiment maître des opérations?
GG: En doutez-vous?
Le Pape reçoit régulièrement en audience ses collaborateurs les plus importants. Jour après jour, semaine après semaine. En outre, les responsables administratifs viennent en audience à intervalles réguliers.
De cette manière sont institutionnellement garantis, non seulement le nécessaire contact personnel, l'indispensable circulation de l'information, mais aussi les échanges, vitaux pour les deux parties. Le Pape écoute, prend conseil, réfléchit, puis décide.

SZ: Joseph Ratzinger étudie-t-il rapidement les dossiers?
GG: Il est rapide comme l'éclair, et il possède une mémoire d'éléphant.

SZ: Certains critiquent le Pape, parce qu'il s'est enfermé dans une sorte d'isolement splendide, une cage dorée (tour d'ivoire), il n'y a pas d'accès à lui.
GG: C'est une ineptie. Chaque matin, il y a des audiences privées, l'après-midi ont lieu les sessions de travail avec ses proches collaborateurs, et ceci durant les six jours de la semaine. En plus, il y a beaucoup de rencontres à l'intérieur et à l'extérieur des murs du vatican. Vous parlez de cage dorée? Pensez-vous!! Il se peut aussi que derrière tout cela se cache une critique à mon égard, me reprochant de trop protéger le saint-Père. C'est totalement outrancier!

SZ: C'est au fond un homme timide. En même temps, il a toujours manifesté une certaine retenue, un refus obstiné contre tout ce qui est trop mercantile, et contre la bêtise.
GG: Tout le monde a pu remarquer que le Saint-Père n'était pas un "fonceur", mais un homme discret et réservé.

5. Le discours de Ratisbonne est prophétique

SZ: Le Pape écrit personnellement tous ses textes importants. Ainsi, son discours de Ratisbonne, avec la citation contestée tirée d'un livre histoire relatant une "controverse" avec un musulman. Pourquoi personne n'a-t-il relu ce texte?
GG: Moi, je pense que le discours de Ratisbonne, tel qu'il a été prononcé, est prophétique.

SZ: Avez-vous été très effrayé par les attaques pleines de colère du monde islamique?
GG: Nous n'avons été informés des quelques réactions grossières qu'après notre retour de Bavière, sur l'aérodrome de Rome. Cela fut une grande surprise, tout particulièrement pour le Pape. La grande tourmente a été provoquée par les journalistes, qui ont extrait une certaine citation de son contexte, et ont fait croire qu'elle correspondait à la pensée personnelle du Pape.

SZ: Dans le monde islamique réel, partout où cette religion domine la société et l'état, les droits de l'homme sont foulés aux pieds. La persécution des chrétiens a augmenté de façon dramatique, et le président de la république islamique d'Iran a de nouveau déclaré que le compte à rebours de la destruction d'Israël avait commencé. La prétention d'un véritable dialogue avec l'Islam n'est-elle pas un peu naïve?
GG: Les tentatives d'islamisation de l'Occident ne sont pas niables. Et les dangers qui en découlent pour l'identité de l'Europe ne doivent pas être ignorés à cause de considérations mal comprises. La cause catholique en est consciente, et le dit.
Justement, le discours de Ratisbonne avait pour but de contrebalancer une certaine naïveté.
Il est à noter qu'il n'existe pas UN islam, qu'il n'y a pas un discours unique liant et engageant l'ensemble des musulmans. Sous cette dénomination se rassemblent des courants différents, mélangés, et parfois même opposés les uns aux autres, jusqu'aux extrêmistes qui disent s'inspirer du Coran pour leur comportement, et agissent avec les fusils.
Au niveau institutionnel, le Saint-Siège, par l'intermédiaire du Conseil Pontifical pour le dialogue interreligieux, essaie de lier des contacts, et de mener des entretiens.

6. Le Pape est toujours en blanc.

SZ: La "famille" du pape, dans le palais apostolique, est la plus célèbre et la plus influente communauté du monde. Elle est composée de quatre femmes, appartenant à la communauté "Communion et Libération", et des deux secrétaires du Pape. Vous priez ensemble, mangez ensemble, et regardez ensemble la télévision dans le salon. Comment Benoît XVI est-il perçu comme "co-locataire"?
GG: La famille papale est en réalité une communauté gaie et internationale, deux allemands, un polonnais et quatre italiennes, qui, avant cela, ne se connaissaient pas du tout (ndt: on notera que "Paoleto" n'est pas cité). La première étape importante a été de se mettre d'accord sur un modus vivendi, la manière de communiquer, les devoirs de chacun, les droits de chacun, les temps de silence et de conversation. Très vite, il s'est installé entre nous une atmosphère familière et aimable, la langue utilisée dans la communauté est l'italien. Après tout, le Pape est l'Evêque de Rome.
Il me faut vous corriger en ce qui concerne la télévision regardée en commun, cela est tout à fait fantaisiste. Le Pape et ses deux secrétaires ne regardent le soir, en commun, que les nouvelles.
Le déroulement de la journée est naturellement imposé par les audiences et le rythme de travail du Pape. Mais nous essayons de temps en temps d'introduire de petits "hightlights" personnels.

SZ: "Hightlights"?
GG: C'est peut-être un terme un peu excessif. J'entends simplement par là célébrer les évènements personnels comme les fêtes et anniversaires personnels.

SZ: Lorsque vous regardez la télévision, le Pape porte-t-il des habits civils?
GG: Non. Le Pape est toujours en blanc.

SZ: Le Pape porte-t-il des chaussures de chez Prada?
GG: Absolument pas, les journalistes ont assurément beaucoup d'imagination.

SZ: C'est vrai?
GG: Je m'en tiendrai à cette réponse.

7. "Born to be wild", c'était votre destin?

SZ: Vous êtes issu, comme le Pape, d'un milieu simple, et tous les deux, vous avez grandi dans un village. Quels avantages en avez-vous tiré?
GG: En vérité, une bonne dose de fraîche simplicité, et un filtre imperméable à tout ce qui n'est pas sain. Quel que soit le masque sous lequel l'insanité se présente, un instant suffit pour distinguer le vrai du frelaté.

SZ: Vous étiez 5 enfants, votre père était forgeron, votre mère tenait la maison.
GG: Mon père dirigeait une entreprise de ferronnerie. Il a succédé à six générations de forgerons. Plus tard, il y a ajouté une affaire de machines agricoles, qui cependant n'a pas draîné de gros revenus. Jusqu'à mes six ans, nous avions en plus une petite exploitation agricole. Parfois, nous devions nous démener énormément.
De plus, mon père était actif dans la vie politique de la commune, ainsi que dans de nombreuses associations. Si bien qu'il n'était que très rarement à la maison. Notre mère devait donc d'autant plus assurer seule le devoir et la charge de l'éducation des enfants.
Nous, les cinq enfants, avons eu une enfance sans souci. Mais bien entendu, il nous est arrivé de nous disputer.

SZ: Peut-être parce que l'aîné n'arrivait pas toujours à imposer sa volonté?
GG: En tant qu'aîné, je devais toujours me montrer le plus intelligent, et le plus intelligent "cède". Mais la flexibilité n'est pas forcément mon point fort.

SZ: "Born to be wild" (ndt: voir ici), c'était votre destin?
GG: Par périodes, peut-être, entre 15 et 18 ans. J'écoutais alors Cat Stevens, les Pink Floyds, et quelques autres célébrités de ce temps-là, dont les Beatles faisaient partie.
Je portais à cette époque une assez longue chevelure bouclée. Cela déplaisait à mon père, et il y a eu des conflits à propos de la longueur des cheveux, et du rythme de passage chez le coiffeur. Tout ceci s'est calmé tout naturellement par la suite.

SZ: Quelles étaient vos opinions politiques?
GG: Je ne me suis jamais particulièrement exposé politiquement. Mes centres d'intérêt, à côté de l'école, allaient plutôt vers le sport, le football et le ski.

SZ: Le ski qui vous a permis de gagner de l'argent pour vos études.
GG: Non, pas en tant que moniteur de ski, fonction que je n'ai exercé que dans le cadre de l'école de ski de mon village. J'ai fait de petits boulots, qui m'ont permis de gagner de l'argent. J'ai travaillé comme facteur, d'abord à bicyclette, dans un petit village de la Forêt Noire, puis en voiture, dans la région.

SZ: Citation de Georg Gänswein: "J'ai des penchants sains, et qui a des penchants sains les utilise"
Peut-on en déduire de nombreuses expériences avec les jeunes filles?
GG: J'ai deux soeurs, plusieurs cousines, qui m'ont aidé à aplanir les difficultés relationnelles que j'aurais pu avoir avec le sexe faible. J'ai grandi tout à fait normalement, sans la moindre crispation.

SZ: Avez-vous eu un amour de jeunesse?
GG: Non, pas cela. Il y a eu de petites amitiés romantiques de jeunesse.

SZ: Vous vouliez dans un premier temps devenir courtier en bourse?
GG: Au départ, comme aîné des garçons, je devais reprendre l'affaire de machines agricoles de mon père. A un certain moment, j'étais plutôt intéressé par les rouages de la bourse.
Mon impression était qu'on y gagnait beaucoup d'argent, et qu'il fallait y être rapide et adroit. Plus tard, ayant mûri, vint le moment où, en réfléchissant davantage, je me suis tenu le raisonnement suivant: "Bien, si je suis capable et que je gagne de l'argent, qu'y-a-t'il alors? Et que ferais-je, alors, et encore après?..."
Soudain émergèrent des questions existentielles, et j'ai commencé à chercher, et je suis arrivé ainsi à la philosophie et à la théologie, sans vraiment le vouloir...

SZ: Un long processus.
GG: Et aussi fatigant!
Au départ, j'ai été attiré par l'univers de la théologie. La prêtrise vint plus tard. Bien entendu, le célibat était naturellement une question très importante. A un certain moment, j'ai ressenti que je ne pouvais pas faire les choses à moitié. Soit je me consacrais totalement à la théologie, soit je laissais tout tomber. Un peu de théologie, ça ne va pas. Et c'est ainsi que, pas à pas, je me suis dirigé vers la prêtrise.

8. Une dignité qui te distingue de tous les autres

SZ: Une citation tirée de votre sermon, lors d'une ordination de prêtres: "Tu dois savoir que tu es revêtu d'une dignité qui te distingue de tous les autres qui ne sont pas prêtres. Tu dois avoir la sensation de faire quelque chose de grand, et d'avoir le droit de le faire".
Plutôt raide, comme formule?
GG: Ces phrases, je les redirai sans les modifier, ni mettre de condition.

SZ: Vous prenez cela au sérieux?
GG: Oui, c'est ce que je fais.

SZ: Cela résonne de façon romantique, non?
GG: Je ne trouve pas. Ce sont des mots qui ont été mis en évidence par la vie, et là, la vie n'était pas romantique.
Les phrases que vous citez, tirées d'un sermon que j'ai prononcé, peuvent paraître pompeuses, mais derrière elles, il y a une grande part d'expérience personnelle, et je ne voulais pas cacher aux nouveaux prêtres qu'ils entamaient quelque chose de grand, et que cela leur semblerait dur, et qu'ils devraient s'engager à faire cet effort.

SZ: En 1984, vous avez été ordonné prêtre, ensuite, vous avez effectué vos deux années de vicariat dans la Forêt Noire. En 1993, vous avez rédigé un mémoire "La communauté des membres de l'Eglise en conformité avec le Concile Vatican II". Avez-vous eu des moments de grand doute?
GG: Après mes deux années de vicariat, on m'a envoyé à Munich pour parfaire ma formation, car je poursuivais alors mes études dans un domaine où je n'étais pas particulièrement doué, il s'agit du droit canonique.
Après une deuxième année, j'étais arrivé à un tel degré de saturation que je me suis dit que j'irai voir l'archevêque pour le prier de me rappeler dans le Diocèse.

SZ: C'était donc si grave?
GG: J'ai toujours aimé étudier, et cela m'était facile. Mais l'étude du droit canonique m'a semblé aussi sec et dur que travailler dans une carrière poussièreuse où il n'y aurait pas de bière: on meurt de soif. Le salut vint de mon directeur de thèse, le professeur en droit de l'Eglise Winfried Aymans, qui m'a plus tard recruté comme assistant.
Il m'a beaucoup aidé à me sortir de ce pétrin, en me laissant entrevoir de nouvelles perspectives. Cela m'a vraiment beaucoup aidé à ne pas tout laisser tomber, et je lui en suis très reconnaissant.

9. Un très vieux coffre de marque allemande

SZ: Des sentences tombent très régulièrement, "conscient de son devoir", "pieux", "conservateur", "un homme de règle et de sévérité".
GG: Dans le sens de "doux dans la forme et sévère dans le contenu", je peux l'accepter. Si quelque chose me paraît vrai et juste, j'y tiens fortement. J'admets que la patience n'est pas ma qualité première. Je "colle de près la voiture qui me précède", je talonne mes contradicteurs, cela peut irriter.

SZ: Que doit savoir le secrétaire personnel du chef de l'Eglise de plus de 1,1 milliard d'êtres humains?
GG: D'une certaine façon, il devrait être un généraliste, mais en même temps, il doit admettre qu'il ne peut pas tout savoir, et il ne doit pas l'exiger de lui-même. Il doit faire ce que le Pape lui ordonne, et cela de toutes ses forces, avec coeur et raison.

SZ: Y-a-t-il eu à votre prise de fonction une formation, comme une école enseignant l'étiquette pontificale?
GG: Absolument pas. La seule chose qu'il y a eu, c'est une conversation entre quatre z'yeux avec mon prédécesseur Mgr Stanislas Dziwisz, qui a depuis été nommé cardinal-archevêque de Cracovie. Cela a eu lieu à peu près deux semaines après l'élection du pape, et l'emménagement dans l'appartement. Au cours de cet entretien, il me remit en main propre une enveloppe contenant quelques papiers, et la clé d'un coffre-fort. Un très vieux coffre de marque allemande. Il me dit simplement: "Tu as à présent une tâche très importante, très belle, mais très, très difficile. La seule chose que je peux te dire est que le Pape ne doit être accablé par rien, ni par personne. Comment y parvenir, il faudra que tu le découvres toi-même, un point c'est tout".
Il n'a pas dit plus. Et cela fut tout, en matière d'école de l'étiquette pontificale.

SZ: Et qu'y-avait-il dans l'enveloppe?
GG: Cela, je ne vous le dirai pas. Ce sont des choses qui se transmettent d'un secrétaire privé du Pape à l'autre.

10. Le Pape m'a alloué une marge de manoeuvre

SZ: Vos erreurs de débutant dans votre fonction?
GG: J'ai très vite constaté que le rythme que je m'imposais était trop élevé. Partir en pole position est une chose, parcourir la distance, et bien arriver à destination en est une autre. Démarrer pleins gaz n'est pas nécessaire. Il s'agissait de découvrir le bon rythme.
Un autre problème épineux était le traitement des innombrables demandes d'audiences privées et autres rencontres, toutes étayées d'arguments honorables. Les demandes sans fin, "seulement une minute", "seulement une fois", "le Pape me connaît depuis longtemps, il serait très heureux", le tout presque toujours écrit dans un style raffiné.
Là était mis à l'épreuve un système de filtrage, et il a fallu que j'installe un filtre plus efficace.

SZ: Que détournez-vous du Pape?
GG: Rien d'important! Tous les textes administratifs importants, et les documents provenant des évêques, des cardinaux, du monde politique, et de la diplomatie, je les expose au Saint-Père au cours de notre entretien journalier. A côté de cela, il y a naturellement une quantité énorme de lettres, de demandes, de propositions, dont il n'est pas informé, parce qu'il n'a absolument pas le temps de s'en occuper. Pour cela, le Pape m'a alloué une marge de manoeuvre.

SZ: Est-ce qu'on essaie de vous instrumentaliser?
GG: Cela peut arriver, parfois, mais je sais me défendre.

SZ: Est-ce que, dans votre position, il peut arriver de décrocher?
GG: C'est plutôt le contraire, on a tendance à être écrasé. S'il y a un danger dans cette fonction, il se nomme isolement.
A un certain moment, des amis me reprochaient de me faire rare, et de les éviter. Cela fut pour moi un signal d'alarme. Et j'ai imédiatement essayé de réserver du temps pour entretenir mes relations personnelles et soigner à nouveau mes amitiés. C'est très important pour l'hygiène psychique.

SZ: Que peut produire ce Pontificat?
GG: Un renforcement de la foi, une exhortation à la foi, et aussi le sentiment que la foi catholique est quelque chose de grand, un don de Dieu, qui n'est pas imposé, mais au contraire accepté librement. Il y a aussi les défis actuels auxquels l'Eglise est confronté.

SDZ: Par exemple?
GG: La question de Dieu. L'affrontement avec les différentes formes de relativisme. Le dialogue avec l'islam. Le renforcement de notre propre identité. La défense du fait qu'un continent comme l'Europe ne pourra pas vivre si on le coupe de ses racines chrétiennes, car en faisant cela, on lui enlève son âme.

11. Dialogue oecuménique

SZ: Le passage à la pleine et visible unité avec l'Eglise orthodoxe a été la première annonce sensationnelle du pontificat de Ratzinger. N'est-ce pas là une conception plutôt illusoire?
GG: Il ne s'agit pas d'une annonce sensationnelle, mais d'un but déclaré depuis toujours. Il est tout à fait normal qu'un Pape qui, durant les dernières années, voire des dizaines d'années, a théologiquement fortement oeuvré dans ce domaine, exprime maintenant cette intention.
N'oublions pas que l'Eglise Orthodoxe se trouve dans la lignée apostolique, et de ce fait, possède une compétence canonique, l'eucharistie, ainsi que les sept sacrements. La question qui doit être clarifiée est la primauté, et la juridiction du pape.
Mais cette division persistante de la chrétienté est un véritable scandale.
Le rétablissemnt d'une unité complète est certainement un des objectifs majeurs du Pape théologien.

SZ: Le Pape Benoît XVI, pour réaliser cette unité, transformera-t'il la papauté?
GG: La question est mal posée. L'oecuménisme ne peut se réaliser au détriment de la vérité.
Un Pape ne peut pas simplement modifier la papauté pour atteindre plus rapidement certains objectifs. Il s'agit pour la papauté d'aider à cette exigence de vérité, nécessaire pour que la clarification se fasse de manière équitable.

SZ: Une modification dans les relations de l'Eglise catholique avec Moscou, Constantinople, et surtout avec Pékin, pourrait modifier de façon spectaculaire la carte politique et religieuse mondiale.
GG: Le dialogue oecuménique avec les différentes églises orthodoxes tourne à plein régime, des progrès appréciables ont été réalisés. Mais l'action oecuménique est, et reste, un combat épuisant.
Cela dépend aussi de la tension qui existe à l'intérieur de l'église orthodoxe. Constantinople et Moscou constituent deux étapes difficiles.
La terre entière a pu, grâce aux médias, assister en novembre dernier à la rencontre du pape avec le patriarche oecuménique (ndr: Bartolomeo 1er, patriarche de Constantinople, lors du voyage en Turquie).
Une rencontre avec le patriarche de Moscou n'est pas encore en vue.

SZ: Imaginez-vous que le pape puisse se rendre à Moscou, chez le patriarche russe?
GG: J'espère qu'il y aura une rencontre, n'importe où.

12. Une "Eglise d'engagement"

SZ: En Occident, l'Eglise de Rome connaît un bouleversement violent. Le cardinal de Vienne, Christophe Schönborn, parle d'une Eglise "d'engagement", c'est-à-dire une église dans laquelle les croyants se reconnaissent vraiment comme une alternative à l'Eglise populaire actuelle.
Le temps du "pseudo-christianisme" arrive-t'il à son terme?
GG: Le terme "pseudo-christianisme" est injuste et péjoratif. Il faut constater que le nombre des membres de l'Eglise populaire diminue, et qu'il se forme de plus en plus de communautés d'élite, ce processus dure depuis des années. C'est ce que le cardinal Scönborn définit par le concept "d'Eglise d'engagement".
Le chrétien d'aujourd'hui est quelqu'un qui veut l'être, décide de l'être, et il est plus déterminé que par le passé.
Et celui qui ne veut pas être chrétien, celui-là ne l'est pas, tout simplement, sans que cela entraîne pour lui le moindre inconvénient personnel, social, politique, ou d'aucune sorte.

13." Trésors... de la liturgie traditionnelle"

SZ: Curieusement, de nombreux prêtre de la nouvelle génération découvrent les trésors culturels, spirituels et esthétiques, de la liturgie traditionnelle. Avec le nouveau Motu Proprio "Summorum Pontificum", une lettre apostolique du Pape précise que chaque prêtre pouvait dire la sainte messe selon le rite tridentin. Est-ce que cela va engendrer de nouvelles querelles?
GG: Il y a une opposition entre l'intention et le but, la querelle doit être arbirée, les éclatements, les divisions existantes doivent être surmontés.
Avec le Motu proprio, on ouvre à un grand nombre de croyants un foyer spirituel et ecclésial.
Je suis convaincu que la lettre du saint-Père aux évêques, qui a été rendue publique en même temps que le motu proprio, et dans lequel le Pape précise point par points les intentions de ce document, sera la clé qui permettra de la comprendre vraiment.

14. Renaissance chrétienne?

SZ: Le philosophe français René Girard, membre de l'Académie Française, prédit une forte renaissance chrétienne.
Nous nous trouvons à la veille d’une révolution de notre culture. Ce boulversement est parfois même comparé à la Renaissance du 15ème siècle.
GG: Le Religieux connaît actuellement un engouement comme presque jamais au cours des années passées.
Après une phase d’indifférence, on discute aujourd’hui à nouveau de religion et de questions concernant la foi. Je vois que justement de nombreux jeunes gens qui ont tout ou pourraient tout avoir s’aperçoivent qu’on peut tout, même détruire la terre, mais que l’on ne peut pas sauver son âme si l’essentiel manque.
L’Eglise Catholique a des trésors à offrir, que personne d’autre n’a à offrir, des remèdes plus grands et plus durables que ceux qu’offre la politique.
Cependant cela ne coule pas de source ; la foi veut de l’écoute : comme Saint Paul le dit, la foi doit être proclamée.

15. Un grand leg spirituel

SZ: Tout juste 6 semaines après sa publication, le livre du pape « Jésus de Nazareth » a atteint un tirage de 1,5 millions d’exemplaires. On a l’impression que le pape habille véritablement ce Jésus de neuf.
GG: Le livre Jésus représente la quintessence de la pensée d’un homme qui, en tant que prêtre, théologien, évêque, cardinal et à présent en tant que pape, s’est occupé durant toute sa vie du personnage de Jésus de Nazareth. C’est un grand leg spirituel.

SZ: Qu’appréciez-vous particulièrement dans cet ouvrage ?
GG: Je suis justement en train de le relire encore une fois. Il est profond, tout en étant écrit de manière compréhensible. Il constitue un accomplissement dans la vie d’une personnalité majeure. Cette œuvre se classe dans la tradition des grands « pères de l’Eglise ». Je suis persuadé que ce livre permettra à beaucoup d’hommes de fortifier leur foi et de les ramener à la foi et pas seulement ceux qui appartiennent à une certaine couche intellectuelle, mais encore et surtout aux hommes d’origines et de formations diverses.

SZ: Le théologien Joseph Ratzinger délivre une logique contraignante : ce Jésus est quelqu’un qui a tous les pouvoirs, le maître de l’univers, Dieu lui-même fait homme.
Jésus de Nazareth devait d’ailleurs déclencher une révolution.
GG: Oui mais une révolution sans effusion de sang.