Interviewe tous azimuts du cardinal Bertone

Le Secrétaire d'Etat de Benoît XVI répondait aux questions du journal espagnol La Vanguardia, alors qu'il s'apprêtait à se rendre à Barcelone pour y recevoir une distinction honorifique. Traduction de Carlota (25/9/2012).

Il s’exprime sur la crise économique, le caractère profondément chrétien de l'Espagne, la nouvelle évangélisation, les attaques contre la famille, l’effondrement de la natalité en Espagne (et pas seulement), le célibat sacerdotal, la situation au Proche Orient, et même la réalité catalane (sur laquelle Carlota offre quelques éléments de réflexion [32 KB] ).

Attendu en Espagne pour recevoir un prix (en fait il me paraît que ce voyage n’est pas aussi anodin que cela comme je vais tenter de l’expliquer plus bas) le Cardinal a reçu tout récemment en son bureau du Vatican des journalistes (Enric Juliana et Eusebio Val) de « La Vanguardia », célèbre quotidien espagnol fondé à Barcelone il y a 131 ans. Original ici: www.lavanguardia.com/.
Les interventions des journalistes sont en gras dans le texte.
Carlota

La crise européenne est anthropologique
23.9.2012
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Le secrétaire d’État du Vatican, le cardinal Tarcisio Bertone (né à Romano Canavese dans le Piémont, en 1934), sera mardi prochain (25.9) à Barcelone, pour recevoir des mains du roi Juan Carlos le IVème Prix International, Comte de Barcelone, octroyé par la fondation du même nom, en lien avec le Groupe Godó.

Le cardinal Bertone a reçu la Vanguardia au Palais Apostolique. Au cours d’une conversation détendue, il nous a raconté sa passion pour le football - c’est un prêtre salésien - et son goût pour le cinéma. Quelques jours auparavant il avait revu « Vacances romaines » (ndt « Roman Holiday - film en Noir & Blanc nord-américain de 1953, réalisé par William Wyler, avec Audrey Hepburn, en princesse incognito qui découvre Rome, avec un journaliste joué par Gregory Peck).

- Je crois que dans le film, l’on voit un vieux correspondant de votre journal à Rome …» (ndr donc du journal La Vanguardia)

-Julio Moriones, saluant Audrey Hepburn !

- Tout à fait

Grand suiveur de la Juve, le cardinal ne quitte pas des yeux le Barça, équipe préférée de ses collaborateurs les plus immédiats. Un clin d’œil à la ville qui va l’accueillir d’ici quelques jours.

- Benoît XVI a rendu visite à l’Espagne quatre fois en cinq ans. Comment le Saint Siège voit-il la vieille Espagne catholique ?

- Voyez-vous, je ne suis pas d’accord avec ce qualificatif. L’Espagne, aujourd’hui n’est pas vieille et continue à être catholique. Malgré les difficultés, les catholiques selon des statistiques récentes, représentent 75% de la population, par conséquent une majorité claire. Les évêques espagnols, sur le plan pastoral 2011-2015, écrivent qu’ils ont pu faire l’expérience durant les fréquentes visites de Benoît XVI, de manière très vivante, de sa proximité, et ils sont très reconnaissants, puisqu’il a semé abondamment sur un terrain, qui comme il arrive en général en Occident dans ces dernières décennies, est pris en tenaille par une mentalité relativiste et laïciste, et a la prétention de construire une société sans Dieu. Un symptôme évident de ce phénomène est la chute drastique des vocations dans ce pays, spécialement au sacerdoce. Ce champ auparavant très fertile, est maintenant aride. Le relativisme et le laïcisme forment une société qui se heurte aux valeurs fondamentales de la culture catholique, en minant par exemple des institutions comme le mariage et la famille, et en sapant les fondements de la vie morale. L’épiscopat espagnol mobilise toutes les forces de l’Église en Espagne pour faire front à une situation et ré-évangéliser la société. C’est mon souhait et je prie pour que cette tâche ait un total succès.

- Le Pape est très préoccupé par l’actuelle crise économique et en parle fréquemment. Croyez-vous que l’Europe et le monde occidental dans son ensemble ont une stratégie adéquate pour affronter les problèmes ? Existe-t-il une ligne catholique face à la crise ?

- Sa Sainteté a exprimé sa préoccupation dès les débuts de la crise actuelle, dans l’encyclique Caritas in veritate. Il a examiné quelques unes des causes et en particulier a mis en garde face à des formes d’individualisme égoïste, en réclamant la nécessité d’un souffle éthique dans l’économie. Cela signifie, en premier lieu, favoriser une plus grande prise en charge de la responsabilité personnelle, par le fait de « partager des devoirs », plus que par la « revendication de droits ». En second lieu, il faut poser des politiques sociales qui font la promotion de la solidarité. Je suis convaincu que l’Europe saura affronter et sortir de la crise qu’elle traverse, qui n’est pas qu’économique. Mais elle pourra le faire avec d’autant plus d’efficacité qu’elle saura découvrir la centralité de ces valeurs, humaines et chrétiennes, qui l’ont édifiée et faite grande dans l’histoire. Je désire souligner l’immense œuvre de charité que l’Église catholique réalise en Espagne et dans beaucoup d’autres pays. L’action de Caritas est directe et par capillarité, devant des besoins urgents auxquelles autres agences de l’état n’arrivent pas à donner une réponse (*).

- La crise mondiale frappe surtout le Portugal, la Grèce, l’Irlande, l’Espagne et l’Italie, des pays - à l’exception de la Grèce - de profonde tradition catholique. Existe-t-il un gène catholique dans la crise européenne ? Sommes-nous, de nouveau, face à la vieille contradiction entre le capitalisme anglo-saxon et la morale catholique ?

- Les pays que vous citez ne sont pas les uniques pays majoritairement catholiques de notre continent, et de toute façon ils présentent de notables différences internes. Il me semble que la crise a frappé l’Europe entière, quoique dans une mesure différente, mettant en évidence les points faibles de chacun, ainsi que les limites structurelles de l’actuelle architecture politique et économique de l’Union Européenne. Par conséquent, la thèse qui veut trouver « un facteur religieux et culturel », sur les primes de risque (sur la dette) peut paraître suggestive ; cependant, non seulement cela ne paraît pas historiquement justifiable, mais en outre l’on court le risque d’arriver à ce que cela soit un prétexte pour ne pas chercher de solutions adéquates. Ce que sûrement ont en commun les états qui maintenant en souffrent le plus est le manque de confiance, avec la prédominance d’une peur générale face au futur. Un des problèmes de base et très dramatique est l’indice bas de natalité. La diminution des naissances pose de sérieuses questions sur qui pourra dans le futur payer les dettes de quelques pays, favorisant ainsi les incertitudes et les tensions des marchés. La crise ne peut pas être par conséquent affrontée seulement avec des solutions techniques et palliatives. Une réflexion anthropologique plus profonde est nécessaire.
La nouvelle évangélisation des pays de veille tradition chrétienne est un défi pour l’Église de notre temps. Benoît XVI a créé un nouveau dicastère. Est-il optimiste?
L’expression nouvelle évangélisation est une expression du Bienheureux Jean-Paul II, durant son premier voyage comme souverain pontife en Pologne, en 1979. Par conséquent, c’est une chose qui porte en elle-même déjà une longue gestation, qui en arrive à être ces temps-ci une question plus actuelle et urgente. À la nouvelle évangélisation sera dédiée en outre la prochaine assemblée ordinaire du Synode des Évêques, ce mois d’octobre au Vatican. Le but de la nouvelle évangélisation n’est pas celui de préparer de nouvelles techniques, mais de relancer la vie de foi en ces lieux qui, bien que cela fasse longtemps qu’ils connaissent le message du Christ, sont maintenant marqués par un fort sécularisme, qui tend à séparer la foi de la vie.

- Dans d’autres régions du monde, par malheur, le défi pour les chrétiens est beaucoup plus dramatique : des persécutions, de terribles attentats. La liberté religieuse et la survivance des chrétiens est-elle une question cruciale pour le Vatican ?

- La persécution ou les difficultés dont souffrent les chrétiens dans différents pays est évidemment une question importante pour le Saint Siège depuis toujours, non seulement pour le bien des chrétiens mais aussi celui des nations auxquelles ils appartiennent et au bien desquelles ils contribuent de différentes manières. En pensant, par exemple, à la situation au Moyen Orient, je suis convaincu que la diminution de la présence chrétienne n’est pas seulement un mal pour l’Église mais c’est aussi une perte pour toute la société, comme le reconnaissent beaucoup de musulmans. C’est pour cela que la liberté religieuse est si importante, cette liberté qui est à la base du respect des autres droits humains. La promotion de la liberté religieuse est la meilleure garantie pour le progrès de la société.

- Vous avez récemment visité le Liban avec le Saint Père. Que pensez-vous de la crise syrienne ? La communauté chrétienne est-elle en danger ?


- Durant le voyage au Liban le regard était porté, dans un certain sens, sur toute la région, puisque la visite était motivée par la remise de l’exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Medio Oriente. Malheureusement le Moyen Orient connaît différents conflits, quelques-uns depuis un certain temps, qui attendent encore une solution adéquate. La crise en Syrie qui a déjà provoqué près de 30 000 morts et de nombreux blessés et déplacés, sans oublier les centaines de milliers d’exilés et de réfugiés, est en particulier une cause de préoccupation. C’est une crise compliquée dans laquelle s’entremêlent différents facteurs et dans laquelle est en danger non seulement la communauté chrétienne mais toute la société. Les chrétiens qui sont présents en Syrie depuis les débuts du christianisme, désirent continuer à contribuer, comme ils l’ont fait tout au long de l’histoire, au bien commun de la société. Dans la Syrie de demain la présence des chrétiens comme constructeurs de paix et artisans de réconciliation sera toujours fondamentale. Nous invitons à l’arrêt immédiat de la violence, vaille que vaille, et à donner la priorité à la voie du dialogue et de la réconciliation. Il est important de sauvegarder l’unité du pays, dans lequel tous, y compris les minorités, ont un rôle fondamental pour contribuer au bien de la société.
Irak, Syrie, Égypte…

- Les changements dans le monde arabe, sont-ils un risque pour la chrétienté?

- La réalité dans chaque pays est différente, mais il est vrai que la situation des chrétiens dans quelques pays ne s’améliore pas et l’on perçoit la peur face au futur, qui est encore à définir. À un enthousiasme initial de la part de beaucoup a pu succéder une évaluation plus prudente. D’un autre point de vue nous pouvons voir ces changements dans le monde arabe, plus que comme un risque pour les chrétiens, comme une opportunité ou un défi. A l’origine de beaucoup des changements actuels, on peut trouver le désir d’une plus grande justice et de davantage de participation à la vie politique, ainsi qu’une aspiration au développement de sociétés plus démocratiques, des éléments qui ne peuvent pas ne pas se trouver en grande harmonie avec les valeurs promues par le christianisme et qui se sont transformées dans un certain sens en un patrimoine universel. Je fais référence à des valeurs comme celles de la dignité de la personne, l’importance de la famille, etc.

- Certains secteurs catholiques demandent des réformes profondes. Peut-on espérer des changements dans le futur, comme par exemple, dans le domaine du célibat et de l’ordination des femmes ? (**)


- Plus que sur des réformes structurelles, je préférerais insister sur la nécessité de rénovation radicale ; c'est-à-dire, d’un renouveau fondamental sur les racines de notre être chrétiens ; sur la foi en Jésus Christ. Au cours de cette année de la foi, intensément désirée par Benoît XVI à l’occasion du 50ème anniversaire de l’ouverture du concile Vatican II et du 20ème anniversaire du catéchisme de l’Église catholique, nous sommes invités à réfléchir sur l’acte de foi et ses contenus pour que nous puissions offrir au monde le don d’un témoignage sûr, joyeux et attrayant. Dans ce contexte l’on pourra réfléchir sur le ministère sacerdotal, si nécessaire pour la vie de l’Église et du monde. Comme l’ont confirmé les Papes Paul VI et Jean-Paul II, respectivement dans les documents Inter insigniores et Ordinatio sacerdotalis (cf ici), il n’est pas possible de considérer l’admission des femmes au sacerdoce parce que l’Église, en étant liée à la volonté du Christ, ne possède par le pouvoir d’ordonner la femme. En ce qui concerne le célibat, d’une part, il y a des prêtres mariés dans l’Église. Quelques-uns appartiennent aux vénérables églises catholiques orientales, tandis que d’autres, après avoir exercé le ministère comme pasteurs mariés dans des communautés ecclésiales non catholiques en Occident, se sont convertis au catholicisme et ont été ordonnés prêtres. L’Église se basant sur l’exemple et les paroles du Christ, a considéré le célibat comme expression du don total que le prêtre fait de lui-même au Divin Maître, comme un moyen particulièrement fécond de participer à la construction de l’Église. C’est pour ces motifs que l’Église maintient la discipline du célibat pour les prêtres de l’Église latine. La vérité que la moisson est grande et les ouvriers peu nombreux. Il est nécessaire, donc, de promouvoir une rénovation pastorale des vocations. Les familles ont un rôle de première importance, en éduquant dans la foi et en aidant à concevoir la vie dans les termes du projet que Dieu a pour chacun. Il est nécessaire de prêter attention aux écoles catholiques et à la pastorale des jeunes.

- Votre éminence connaît bien la réalité catalane. La visite du Pape à Barcelone, en novembre 2010, a été un bel exemple de la sensibilité du Saint Siège envers la langue et la culture catalanes.

- La relation entre Dieu et l’homme contemporain est l’axe du magistère de Benoît XVI. Et Barcelone, avec sa majestueuse église de la Sainte Famille, dans une certaine mesure, représente en Europe occidentale le symbole des relations en l’humain et le divin, entre la nature et le surnaturel. Pour Gaudí, l’art peut assumer le langage théologique, c'est-à-dire, l’art qui parle à l’homme de Dieu. Par conséquent, l’art s’entend dans le fond comme un instrument de communion qui met les hommes en communion avec Dieu et entre eux. L’histoire de tous les peuples, leurs expressions artistico-culturelles et leur langue sont des réalités sublimes qui ont un sens dès que chaque personne les a reçues pour connaître à travers elles la présence de Dieu dans la vie elle-même.

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(*) En Espagne 1 million de personnes reçoivent en ce moment l’aide de Caritas – i.e. le Secours catholique - parmi elles la moitié sont des immigrés. En 2008 21% des Etrangers légaux étaient installés en Catalogne, ils représentaient 15% de la population de cette région d’Espagne contre 2% dix ans plus tôt, en provenance environ 1/3 Amérique surtout hispanophone, 1/3 Europe et 1/3 Afrique ; la nationalité la plus représentée était la marocaine, suivie de la roumaine, puis de l’équatorienne. Voir les statistiques officielles ici.

(**) Ndlr: Le mariage des prêtres est un serpent de mer, ramené périodiquement sur le devant de la scène par les catholiques adultes et tous ceux qui réclament un « Vatican III » (voir ici ce que je qualifiais alors de texte définitif de Messori : http://benoit-et-moi.fr/2010-II ).

L' affaire d’un prétendu papyrus ancien découvert par une scientifique américaine féministe, et qui accréditerait la thèse d’un Jésus marié n’en est que le dernier épisode en date (cf. www.la-croix.com/). A suivre.

Notes supplémentaires de Carlota

1.- « La Vanguadia »
« La Vanguardia » (l’avant-garde, en espagnol) est un journal généraliste espagnol fondé à Barcelone en 1881, il fut dès l’origine un important périodique en langue castillane (espagnole) diffusé dans toute l’Espagne. Depuis 2011 il a aussi une édition en catalan qui reprend l’ensemble des informations parues en castillan. Tout comme en France, la presse espagnole est sous le contrôle de groupes financiers (ici le groupe Godó) et les subventions publiques peuvent être très importantes. La Vanguardia est aujourd’hui considéré de tendance indépendantiste (cf wikipedia). Le titre et le sous-titre qui ont été placés en tête de l’entretien avec le cardinal Bertone, donnaient d’ailleurs quelque peu le ton :
La crise européenne est anthropologique ; il n’y a pas un gène catholique de la dette » puis « la langue et l’histoire des peuples sont des réalités sublimes », affirme Tarcisio Bertone, cardinal secrétaire d’État du Vatican […]

2.- « Un des problèmes de base et très dramatique est l’indice bas de natalité » dit le cardinal Bertone
En 1999 un rapport de l’ U.S. News & World Report, déclarait que l’Espagne avait le plus bas taux de natalité du monde. La femme espagnole avait en moyen 1.15 enfant. Pour que la population de l’Espagne restât au niveau de 1999 (soit environ 39 millions d’habitants) il aurait fallu que la femme espagnole ait en moyenne 2.1 enfants. Ce qui veut dire, qu’en suivant cette tendance démographique, l’Espagne va avoir « croissance » négative et qu’en 2050 elle aura environ 30 millions d’hts (le niveau d’immigration restant continu).
Pour la Catalogne en 1998, le pourcentage d’immigrés était de 2%, il est passé en 10 ans à 15%. En 2008, plus de 20% des étrangers (légaux) étaient en Catalogne, un tiers environ venait de l’Amérique (majoritairement hispanophone), un tiers d’Europe et un tiers d’Afrique. Les nations étrangères les plus représentées étaient en première position le Maroc, suivi de la Roumanie, puis de l’Équateur.

3.- L’indépendance et le fait linguistique sous-jacents dans les questions des journalistes: un sujet brûlant qui déchaîne les passions des pro ou des anti.
Voir ici: catalogne.pdf [32 KB] .