Rubén (Gallego) et la grâce de Dieu

Rescapé d'un orphelinat soviétique, il y avait rencontré l'amour chrétien grâce aux pauvres femmes analphabètes qui s'occupaient des enfants. Il a raconté son histoire dans un livre paru en 2003 en France sous le titre "Blanc sur noir". Article sur Religion en libertad, traduit par Carlota (10/12/2012)

     

Pour nous changer d’une actualité pesante qui, à quelques jours de Noël, ne nous porte guère à l’optimisme – un évènement récent, la profanation de la chapelle de l’Arsenal de Toulon (*) , nous laisse penser que nous sommes de plus en plus et jour après jour en train de régresser vers la barbarie - voilà la magnifique histoire de l’écrivain russe d’origine espagnol Rubén González Gallego, né en 1968 à Moscou, et rappelée par Tatiana Fédotova
Original www.religionenlibertad.com.
La grâce de Dieu se place bien parmi les plus faibles et les plus humbles, tant pour la recevoir que pour s’en faire l’interprète.

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(*) Pour un tel acte dans une enceinte militaire en France, il faut peut-être remonter aux années de la Révolution ou des profanations des protestants pendant les guerres de religions.
En Espagne l'Immaculée Conception est Patronne du Pays
et des forces armées, et je trouve assez significatif que la chapelle de Toulon ait été justement profanée dans la nuit du 8 décembre.

Carlota (8.12.2012)

     

En 1968, dans l’élitiste hôpital du Kremlin de Moscou, réservé à la caste des personnalités du régime communiste, une jeune femme espagnole, Aurora Gallego Rodríguez donnait naissance à des jumeaux. Fille d’un responsable communiste espagnol et ancien de l’Armée Rouge, Ignacio Gallego, Aurora avait été convoquée depuis Paris où elle était devenue trop hétérodoxe. Le père des bébés était un ex-guérilléro communiste vénézuélien qui avait échangé son fusil contre des livres, car à Moscou, l’université était gratuite pour les communistes étrangers.
L’un des bébés avait une spina bifida et mourut tout de suite. L’autre jumeau souffrait d’une grave paralysie cérébrale et ne pouvait même pas bouger un doigt. Ils l’appelèrent Rubén David González Gallego et le père s’en désintéressa (aux patronymes de l’enfant, il semble néanmoins avoir été reconnu légalement par son père).

Oublié dans un internat pour malades
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Quand le bébé eu un an et demi, on l’emmena « pour des analyses »…et on dit à la mère qu’il était mort. En réalité le bébé fut interné dans une institution spécialement destinée aux enfants « malades irrécupérables » des responsables communistes. Et l’enfant grandit dans un orphelinat sans ne rien savoir de ses origines, sauf son nom étrange qui n’était en rien russe. Des années plus tard, Rubén déclarera que les hiérarques communistes avaient copié l’abandon des enfants malades des régimes précédents. «Il n’y avait que mon grand-père qui suivait les règles du jeu », a-t-il expliqué.

Un grand-père député?
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Un jour, en 1986 (ndt: donc 3 ans avant la chute du mur), les autres enfants de son orphelinat provincial pauvre virent à la télévision Gorbachev, le Premier Secrétaire du Parti Communiste, qui saluait un important communiste espagnol appelé Ignacio Gallego (1). Il était député du parti de la Gauche Unie (IU en espagnol) pour Malaga, et auparavant il l’avait été pour le Parti Communiste et à Cordoue. « Gallego…comme toi, Rubén (alors âgé de 18 ans). C’est peut-être un parent à toi », dirent-ils au jeune paralysé. Et Rubén, qui ne savait rien, dédaigna l’idée : « Lui, mon grand père, et comment il allait me trouver ici mangeant cette tambouille ? ».

Les orphelinats soviétiques n’étaient pas réputés pour déborder de moyens et de chaleur humaine. De fait ils étaient tellement abandonnés par le système, que l’on pouvait même y rencontrer quelque chose d’aussi antisystème que la foi et l’amour chrétiens.

Quand bien des années plus tard Rubén écrivit son premier livre, « Blanc sur noir », il lui donna le sous-titre suivant : « Sur la force de la bonté » (2). Et pour l’écrivain cette bonté a été incarnée par les employées qui s’occupaient des enfants, des employées chrétiennes, des femmes analphabètes et pauvres qui se consacraient à un travail que tout le monde méprisait. À elles il dédie les lignes les plus tendres de ses livres. Parmi les analphabètes du pays athée, l’écrivain a rencontré Dieu.

«Ils nous disaient que Dieu n’existait pas »
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« Les bonnes employées étaient croyantes. Toutes. Il était interdit de croire. On nous disait que Dieu n’existait pas. L’athéisme était la norme. Maintenant peu de gens pensent qu’il en était ainsi, mais c’était comme cela. Je ne sais pas s’il y avait des croyants parmi les enseignants. Peut-être que oui. Les enseignants avaient l’interdiction d’en parler avec nous. Un enseignant pouvait se retrouver à la porte pour avoir fait le signe de la Croix ou pour avoir montré un œuf de Pâques (3). Les employées, non. Elles avaient un salaire très bas et beaucoup de travail. Peu de personnes étaient volontaires pour nettoyer les sols et changer les culottes des enfants. Face à la foi des employées, ils faisaient les myopes. Et elles croyaient. Elles croyaient malgré tout. Elles priaient de longs moments durant leurs nuits de garde, en allumant un cierge qu’elles amenaient avec elles. Elles nous faisaient le signe de Croix avant de dormir. À Pâques elles nous amenaient des œufs peints et des crêpes (ndt sans doute des « blinis »). Il était interdit d’amener des aliments à l’orphelinat, mais, que pouvait faire la sévère administration avec des femmes analphabètes ? ».

Sans petites jambes et sans petits bras
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Rubén reprend en se faisant l’âme et l’interprète d’une de ces employées chargées des enfants (ndt elle s’exprime en un monologue intérieur).
« Je travaille ici depuis très longtemps. Quand je suis arrivée, j’ai vu qu’il y avait des petits enfants, l’un sans petites jambes, un autre sans petits bras. Et tous sales. L’un, dès que je le lave, il se traîne par terre et de nouveau il se salit. À un autre, il faut donner à manger avec une petite cuillère, l’autre il faut le laver toutes les heures. Je me fatiguais beaucoup. Lors de ma première nuit je ne me suis pas couchée. Ils venaient d’amener un nouvel enfant. Il a passé toute la nuit à appeler sa maman. Je me suis assis sur son lit, je lui ai pris la main et je suis restée comme cela jusqu’au matin. Et pleurant, pleurant. Et le matin je suis allée voir le prêtre (ndt : on peut supposer qu’il s’agit d’un Pope) lui demandant qu’il m’accorde sa bénédiction pour laisser ce travail. Je ne peux pas, lui ai-je dit, voir tout cela, tous, ils me font de la peine, cela me brise l’âme. Mais le prêtre ne m’a pas donné sa bénédiction pour le laisser. Il a dit qu’à partir de maintenant ce serait ma Croix pour le reste de mes jours. Et je l’ai tant supplié pourtant ! Mais ensuite je me suis habituée ».

« Rubén, ne serais-tu pas arménien par hasard? » (4)
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« De toutes façons, c’est très difficile », poursuit cette femme qui s’est usée avec les orphelins les plus malades. « Je note sur un papier les noms de tous les enfants dont je dois m’occuper. Chez moi j’ai un cahier sur lequel je prends des notes pour tous. Et pour chacun, à Pâque, j’allume un cierge. Il y a déjà beaucoup de cierges, cela revient cher, mais je continue à allumer un cierge pour chaque enfant, et pour chacun je récite un Notre Père. Parce que le Seigneur nous a dit de prier pour tous les enfants innocents ».
« Et ton prénom est si bizarre : Rubén…Tu ne serais un Arménien ? Les Arméniens sont chrétiens, je le sais. Tu n’es pas un Arménien, dis-tu ? Je m’imaginais bien que si tes parents ne viennent pas te voir c’est qu’ils doivent être des païens. Une âme baptisée ne laisserait pas son fils. Ce sont des chiens, que le Seigneur me pardonne ! Espèce de vieille sotte ! Là tu commets un péché sans le vouloir. Je te noterai sur mon cahier sans ton nom de famille. C’est que tu as un nom tellement bizarre que je ne pourrai même pas l’écrire. Tous ont leur nom de famille, mais toi non. Dans la prière, il ne faut mettre que le prénom, mais ce n’est pas bien que tu n’aies par de nom de famille ».
Rubén pour cela écrit avec émotion : « Merci à toutes les employées, si bonnes, pour m’avoir enseigné la bonté, pour cette chaleur dans l’âme que j’ai pu conserver dans toutes mes épreuves. Merci pour tout ce qu’on ne peut exprimer avec des mots, comptabiliser avec un ordinateur, mesurer. Merci pour l’amour et la miséricorde, chrétiens, pour le fait d’être catholique, pour mes petites filles. Pour tout ».

La Perestroika…et la bouteille de cognac
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Il semble qu’une seule fois son grand-père soit intervenu en sa faveur, sans qu’il le sache. C’était peu avant qu’il ait 15 ans, un âge fatal pour un handicapé soviétique incapable d’apprendre aucun métier manuel. C’était l’âge d’être envoyé dans un centre gériatrique pour y mourir faute de soins, attention ou moyens de tout type. Mais lui, il fut envoyé dans un centre « modèle » (5). En gardant sa détermination, son courage (6) ; et beaucoup de foi, le jeune Rubén a pu s’échapper de là quelques temps après « grâce au désordre » provoqué par la pérestroïka (7) . Il a suborné avec une bouteille de cognac un fonctionnaire et a ainsi pu obtenu son acte de naissance, très protégé et gardé au secret. Avec lui, il a réussi à mener à bien les démarches pour obtenir un passeport pour aller à l’étranger.

Avant de s’en aller il a décidé de chercher un prêtre pour se faire baptiser. Une maladie qu’on lui avait dite inopérable lui avait été diagnostiquée et il s’attendait à mourir rapidement. Et contre toute probabilité, le premier homme d’église qu’il a rencontré sur son chemin, là-bas, dans la ville de province de Novocherkass (ndt ancienne capitale des Cosaques du Don, défaite française napoléonienne), était catholique !

Lumière, joie et dépassement
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Ensuite, quand il est arrivé en Espagne, il a su que sa maladie pouvait être traitée et il a été opéré avec succès. Son histoire, pour le moment, a une fin assez heureuse : il a pu passer, à distance, une licence en Droit et en Informatique, il s’est marié (trois fois), il a deux filles, il a rencontré sa mère, il est devenu écrivain et journaliste et il vit aux Etats-Unis…Majeur, il avait écrit à son père, mais celui-ci ne lui a pas répondu. De sa mère, il dit que si elle avait insisté dans son désir de voir le corps de son bébé ou au moins d’obtenir un certificat de décès, les fonctionnaires « lui auraient présenté les deux » (8).
De son jumeau dont il a appris l’existence et le décès, il dit que son frère est « un ange. Il est au ciel, et je suis ici et je vis pour les deux ». Et en effet il insiste dans ses livres sur cette idée, celle de vivre pour d’autres. « j’ai un petit cœur. Il fonctionne par intermittences. C’est un cœur malade et faible. Mais ma petite bombe intérieur suffit et est suffisante pour mon corps. Mon cœur donne beaucoup et pas seulement pour moi ».

Les critiques littéraires sont d’accord pour dire de ses livres autobiographiques, écrits à l’origine, en russe, que malgré son enfance difficile, ils sont plein de lumière et de joie. Et c’est fait exprès : « j’écris sur la victoire, parce ce que j’ai pu faire, quelqu’un d’autre le pourra ».

     

Notes de traduction

(1) Ignacio Gallego fut un homme politique communiste andalou né à Siles, province Jaén en 1914. Il était issu d’une famille très modeste et orphelin de père très jeune, il commença à travailler dès l’âge de 9 ans. En 1936 il s’enrôla dans le bataillon des miliciens de Jaén avec le grade de commandant puis il occupa des postes d’importance comme secrétaire d’organisations socialistes (aile communiste) dans différentes grandes villes d’Espagne. Dans les derniers mois de la guerre civile (mars 1939), il se joignit à Palmiro Togliatti (Successeur d’Antonio Gramsci comme Secrétaire Général du Parti Communiste Italien). Avec d’autres républicains espagnols il passa ensuite en Algérie Français où il fut quelques temps avant de gagner l’URSS. Certains sites le disent enrôlé dans l’Armée Rouge. Il s’installa en France un peu avant la fin de la Sde Guerre Mondiale et y résida jusqu’en 1976 (avec puis sans carte de séjour) en effectuant également des séjours clandestins en Espagne (voir ici sa fiche wikipedia espagnole avec les réserves d’usage). Il terminera sa carrière politique comme élu du Parlement espagnol. Il a eu les honneurs de «l’Humanité» lors de son décès survenu à Madrid en 1990.

(2) Cf. Blanc sur noir
Polac, à la sortie du premier livre de l’écrivain « Banc sur noir » en a parlé dans Charlie Hebdo en 2003, pour rappeler notamment les horreurs des orphelinats roumains sous Ceaucescu, et pas forcément pour souligner le fait que la vie est sacrée dès sa conception et que la foi des humbles ne doit pas être bafouée par les nantis et les élites de quels que régimes qui soient (cf. http://www.060209.com).

(3) Les œufs de Pâques : Importantissime tradition orthodoxe. Mais chez nous, voyons comme les crèches sont de plus en plus exclues du domaine public, et même dit-on maintenant, l’Arbre de Noël, pourtant de tradition récente et bien déconnectée de la raison historique et religieuse de fêter Noël, et bien mercantilisé avec le Père Noël à toutes les sauces du consumérisme.

(4) Le teint naturellement basané de ce petit Hispano-vénézuélien pouvait effectivement par rapport à la blancheur de peau des Russes, faire penser aux Arméniens, eux aussi très bruns et très basanés.

(5) Quand Rubén est envoyé dans un nouveau centre « modèle », à 15 ans, nous sommes donc en 1983, l’Espagne franquiste a disparu, celle de la Transition aussi, c’est déjà l’ère triomphante du socialisme espagnol de l’Andalou Felipe González.

(6) Rubén avait, malgré tout, gardé dans son sang, beaucoup des meilleures qualités de ses ascendants espagnols. Tout le monde n’aurait pas fait ce qu’il a fait, quoi qu’il en dise !

(7) de перестройка, "perestroïka": restructuration, reconstruction; souvent employé avec гласность, "glasnost": publicité (des débats) par opposition à "huis clos", et traduit par "transparence" !

(8) Rubén veut-il dire qu’ils auraient présenté le corps d’un autre enfant mort-né ou bien que le fait que la maman n’ait pas insisté, finalement lui a sauvé la vie ?