Zone franche

Le site "traditionaliste" <Riscossa Cristiana> inaugure cette rubrique (une suite est annoncée, que nous attendons avec impatience) avec une interview passionnante et d'une impressionnante lucidité d'Aldo Maria Valli sur le Pontificat actuel (18/4/2018)

Voir aussi
>>> A propos de "266":
¤ benoit-et-moi.fr/2016..le-266e-pape
¤ benoit-et-moi.fr/2017..les-questions-respectueuses-dun-fil-de-leglise
¤ Extraits, ICI et ICI.

>>> A propos de "Come la Chiesa fini": benoit-et-moi.fr/2017/actualite/comment-leglise-a-fini

 
Je ne suis pas de ceux qui ont dénoncé dès le début les contradictions et les ambiguïtés de ce pontificat. Et même, au début, j'ai voulu faire confiance à François. Les perplexités ont fait leur chemin petit à petit et ont explosé après "Amoris laetitia". D'autres observateurs ont tout compris dès le début. Quant au style, chacun a le sien. Moi, par exemple, je ne réussis pas à être agressif. Je préfère utiliser l'ironie. Ce qui est important, c'est que nous, les soi-disant "adversaires" de ce pontificat", bien que nous avancions individuellement et sans nous consulter les uns les autres, nous arrivons tous aux mêmes conclusions. Cela signifie que les problèmes sont objectifs.

La force d'Aldo Maria Valli réside dans sa modération, l'absence totale chez lui de toute agressivité ad personam, sa foi inébranlabre, mais aussi (et je dirais même surtout, face aux soutiens inconditionnels de François) dans le fait qu'il se rangeait (au moins en apparence) jusqu'à il y a peu parmi les catholiques dits "progressistes", et qu'il comptait donc, au début du Pontificat, parmi les enthousiastes du nouveau cours. Circonstance qui le rend inatattaquable, tout en bousculant les théories de ceux qui voient dans les opposants à François une clique poussiéreuse de ce qui serait à leurs dires des piliers de sacristies épris de vieilles dentelles, des nostalgiques d'une époque révolue, voire (horresco referens!!) des sympathisants de l'extrême-droite.
Bel exemple, donc, d'honnêteté et de courage intellectuels (et même courage tout court), qu'il faut saluer sans réserve. En espérant (sans trop y croire) qu'il fasse école...

Zona Franca


Cristiano Lugli
16 avril 2018
www.riscossacristiana.it (article repris par AM Valli sur son blog sous le titre "Pourquoi nous ne pouvons pas nous taire"))
Ma traduction

* * *

Au milieu des petits et grands bouleversements qui secouent l'Église, un phénomène particulièrement intéressant émerge. Il s'agit de la réflexion, loin d'être banale et évidente, d'observateurs étrangers à ce qu'on nomme le "traditionalisme" et qui se placent sur une ligne critique marquée par rapport à la situation ecclésiale actuelle. Les arguments ne sont pas toujours analogues à ceux avancés par ce site et, d'une manière générale, par les milieux traditionnels. Et même, surtout en ce qui concerne les causes et les moments de la crise, ils en diffèrent sensiblement. Mais ils ont le mérite d'être honnêtes, intelligents et, en particulier, de ne pas être motivés par le profit, intellectuel, professionnel ou de pouvoir. Riscossa Cristiana a donc décidé de donner à ces voix un espace qui, dès son nom "Zone franche", leur garantit de dire tout ce qu'ils pensent sur ce qui nous tient à cœur depuis toujours. Il ne s'agit pas d'aller à tout prix à la recherche de "ce qui unit", mais de nous confronter intelligemment sur ce qui nous divise et peut-être, en partie, nous divise encore. Nous pensons qu'il est important de comprendre à quoi est dû le changement d'horizon qui s'est produit ces dernières années. Même si «le temps n'est pas toujours galant homme (gentleman)» (autrement dit le temps ne rend pas toujours justice à la vérité), les gentlemen savent toujours comment utiliser le temps à bon escient. Grâce à Dieu.

* * *


Visage bien connu de la Rai, Aldo Maria Valli a travaillé pendant plusieurs années sur Tg3 et, depuis 2007, il est le Vaticaniste de Tg1. Rédacteur du blog Duc in altum, à partir de 2016, il a commencé à émettre des réserves sur le pontificat de François, qu'il a par la suite rassemblées et approfondies dans ses deux derniers livres: "266. Jorge Mario Bergoglio Franciscus P.P." et "Come la Chiesa fini". Une surprise pour ceux qui avaient auparavant vu en lui le soutien d'une vision ecclésiale qui a trouvé son accomplissement justement dans l'œuvre de Bergoglio.

- Dottore Valli, qu'est-ce qui a changé? d'où viennent vos positions critiques, assez claires, sur le pontificat de Bergoglio? Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

- Au début, je regardais François avec sympathie. Peu de temps après son élection, en vue d'une émission spéciale de Tg1 sur sa vie à Sainte Marthe, je lui ai rendu visite et il m'a reçu avec une grande cordialité. Nous avons longuement parlé et sa foi simple, sa dévotion à saint Joseph et à sainte Thérèse de Lisieux, sa volonté d'écoute, m'ont plu. J'ai aussi essayé de comprendre les raisons de son changement de perspective, mettre la paternité de Dieu au premier plan et non les prescriptions, dans une tentative de rapprocher les gens de la foi et de l'Église. Peu à peu, cependant, je n'ai pu m'empêcher de remarquer, avec une consternation et une douleur croissantes, un déséquilibre dans la prédication de Bergoglio: je veux parler de l'idée de miséricorde détachée de celle de conversion et de repentir, comme si l'on pouvait imaginer un droit de la créature à être pardonnée et un devoir de Dieu à pardonner. François ne parle pas du jugement divin et ne manque pas une occasion de dévaluer la loi divine, comme si elle n'était qu'une préoccupation de pharisiens. Après Amoris laetitia, mes perplexités sont devenus encore plus claires et je n'ai plus pu me taire. Ainsi est né un premier livre, "266", dans lequel je prends en considération beaucoup d'aspects problématiques de la prédication de François (par exemple sa vision de l'Islam et son idée d'accueillir les migrants) et finalement, il y a eu "Come la Chiesa fini".

- "Come la Chiesa fini" est au contraire un roman. Comment décrivez-vous cette fin?

- C'est une histoire qui se déroule dans un futur imaginaire, dans lequel, progressivement, sous la direction de tous les papes sud-américains et tous nommés François, l'Église s'éloigne de la Vérité et, dans une tentative d'apparaître de plus en plus ouverte au monde et amie de tous, finit par se condamner à l'insignifiance. Et à ce stade, les Maîtres du monde auront beau jeu de la liquider définitivement. C'est une histoire dans laquelle j'utilise beaucoup le sarcasme et le paradoxe. Les lecteurs me disent qu'on rit beaucoup. Mais, hélas, c'est un rire pour ne pas pleurer. C'est en fait une tragédie.

- Qu'est-ce qui vous a inspiré cette histoire?

- Ce sont justement mes doutes, mes perplexités, mais aussi la tristesse de voir le depositum fidei de plus en plus mis en danger et dévalorisé au nom d'un appel générique à la miséricorde et au dialogue. C'est la tristesse du fils qui note chez son père, un abandon inquiétant des brebis, qui voit avec consternation qu'il ne peut plus compter sur le berger. D'un croyant qui voit le relativisme se répandre y compris à l'intérieur de l'Église elle-même. De plus, dans le livre, je n'épargne pas les estocades à la théologie moderniste et à son langage, qui a beaucoup de succès dans le monde et dans les médias, mais derrière lequel il y a le vide ou, pire, l'hérésie.

- Revenons à "266", qui est en revanche un essai et est considéré comme l'un des résumés les plus exhaustifs sur le pontificat de François. Qu'y trouve le lecteur?

- Je traite du pontificat de François et je pose beaucoup de questions. Une, surtout: François est-il le pape de la miséricorde ou du relativisme? Je laisse au lecteur le soin de tirer une conclusion, mais je ne cache certainement pas mes perplexités. Avec le livre, je peux dire que j'ai anticipé les dubia des quatre cardinaux sur Amoris laetitia. Mes questions sont radicales: qu'est-ce qui tient le plus à coeur à ce qu'on appelle "l'Église de François"? Le salut de l'âme ou le bien-être psycho-physique et émotionnel des personnes? Ensuite, j'aborde des questions plus spécifiques, à commencer par l'absence de dénonciation des racines religieuses de l'extrémisme islamiste, jusqu'à la realpolitik poursuivie par ce pontificat dans le domaine diplomatique, comme nous le voyons dans le cas de la Chine, où il semble que le Saint-Siège, pour parvenir à un accord, est prêt à accepter des compromis qui équivalent à une trahison de la libertas Ecclesiae, comme l'a courageusement dénoncé le cardinal Zen.

- Pensez-vous que la rupture s'est produite en 2013 ou êtes-vous convaincu que les préludes de cette crise doivent se retrouver dans le Concile Vatican II, si ce n'est avant?

- Le discours serait long et mériterait d'être traité plus amplement. Vatican II, d'un côté, intègre la nécessité d'ouvrir les fenêtres de pièces restées trop fermées et, de l'autre, offre au modernisme la possibilité de faire entrer dans l'Eglise, en même temps que l'air frais, des thèses non orthodoxes qui, en substance, prétendent remplacer Dieu par l'homme. Ainsi, au premier plan, nous n'avons plus la loi divine éternelle, mais les exigences de l'homme, non plus le jugement du Créateur, mais la psychologie de la créature, non plus la liberté chrétienne, mais l'abandon au libéralisme mondain, non plus les commandements, mais les échappatoires, non plus la peur de Dieu, mais la revendication du droit à l'autoréalisation, et ainsi de suite. La confrontation avec la modernité, nécessaire et saine, s'est transformée en un effondrement désastreux. De ce point de vue, on peut dire que le pontificat de François n'est pas tant la cause de la crise actuelle que le résultat d'un processus entamé il y a plus d'un demi-siècle. Mais motus in fine velocior: nous assistons à une accélération qui laisse déconcerté et consterné.

- Comment évaluez-vous aujourd'hui l'action de ceux qui ont dénoncé dès le début tous les problèmes du pontificat de Bergoglio et sont restés longtemps seuls, souvent attaqués par tous?

- Comme je l'ai dit, je ne suis pas de ceux qui ont dénoncé dès le début les contradictions et les ambiguïtés de ce pontificat. Et même, au début, j'ai voulu faire confiance à François. Les perplexités ont fait leur chemin petit à petit et ont explosé après Amoris laetitia. D'autres observateurs ont tout compris dès le début. Quant au style, chacun a le sien. Moi, par exemple, je ne réussis pas à être agressif. Je préfère utiliser l'ironie. Ce qui est important, c'est que nous, les soi-disant "adversaires" de ce pontificat (mais en réalité je crois que nous sommes les vrais amis de François), bien que nous avancions individuellement et sans nous consulter les uns les autres, nous arrivons tous aux mêmes conclusions. Cela signifie que les problèmes sont objectifs. Parfois, certains lecteurs m'incitent à m'associer à d'autres journalistes et commentateurs pour former quelque chose comme un groupe de pression, mais je crois que notre force réside dans le fait que nous agissons de manière indépendante, avec une grande liberté et chacun selon son propre caractère. En ce qui me concerne, je ne me suis jamais senti seul. Depuis que j'ai commencé à manifester mes doutes, j'ai rencontré beaucoup d'amis qui m'ont permis d'établir de très belles relations. Bien sûr, sur l'autre plateau de la balance, il y a le fait que certains amis d'autrefois ont cessé de me voir, mais patience. Je me sens très serein. Je suis particulièrement heureux de recevoir les attestations d'estime (et il y en a beaucoup) de ceux qui, tout en pensant différemment de moi, reconnaissent ma passion et mon honnêteté intellectuelle. Je crois que l'important, de la part de tous ceux d'entre nous qui vont à l'encontre du courant dominant et de l'ecclésiastiquement correct, c'est de toujours argumenter avec une grande rigueur, de ne pas tomber dans l'attaque personnelle et ensuite, last but not the least, de prier beaucoup pour le pape, comme il le demande lui-même.

- Qu'est-ce qui a changé avec l'élection de Bergoglio?

- D'abord, dans l'Église, nous avons pour la première fois la coexistence de deux papes, une situation qu'on a voulu présenter comme "normale" et pacifique et qui, au contraire, provoque inévitablement des tensions qui augmentent avec le temps (comme nous l'avons vu dans le cas de la lettre de Mgr Viganò au Pape Émérite). Et puis nous avons ce magistère entièrement déséquilibré vers la pastorale au détriment de la doctrine, mais avec un malentendu fondamental, parce que la pastorale, en tant que pratique, ne peut se fonder elle-même, mais doit être fondée sur la doctrine. Nous avons ensuite la centralité du mot discernement, mais formulé de manière ambiguë, comme si le discernement devait conduire à justifier le péché et non à respecter la loi divine. La superficialité et l'ambiguïté dominent la scène, tandis que la fameuse réforme de la curie reste inachevée. Un cadre par de nombreux aspects dramatique, au sein duquel François continue de bénéficier du consensus de ceux qui sont loin, qui se sentent confirmés dans leur distance, tandis que les proches regardent autour d'eux déconcertés et ne se sentent pas confirmés dans la foi. Tout cela aussi à cause d'une communication papale (je pense en particulier aux interviews et aux conférences de presse en avion) qui, dans de nombreux cas, n'est pas digne du munus pétrinien et de la potestas docendi. Revenons un instant à l'affaire Viganò: celui qui a demandé au pape émérite d'écrire quelque chose sur ces onze fascicules dédiés à la théologie de François a fait preuve d'une bonne dose d'arrogance. Benoît XVI a répondu avec élégance, mais sans cacher sa consternation. En fin de compte, personne n'a ressenti le besoin de s'excuser auprès de Ratzinger, tandis que ceux qui ont commis des erreurs ont reçu les éloges du pape régnant.

- Votre prise de position contre les choix de Bergoglio a-t-elle eu des répercussions sur votre profession ou sur votre personne?

- En tant que croyant, je sais que le bon Dieu nous envoie tout, même les épreuves, pour notre bien. Cette phase, aussi douloureuse soit-elle, est donc sans doute providentielle. L'important est de faire usage de la raison éclairée par la foi. Je crois que nous, les laïcs, avons une tâche importante: nous devons nous tenir aux côtés de nombreux pasteurs défaillants. Évidemment, quand on se met au service de la Vérité, on paie un prix, mais rien ne peut donner autant de joie que d'être cooperatores veritatis.

- Vous n'êtes pas le premier, et probablement pas non plus le dernier, à avoir réalisé, avec courage et honnêteté, les problèmes qui affligent l'Église jusqu'à sa plus haute hiérarchie.... Reconnaissez-vous une situation semblable dans l'histoire de l'Église et, si oui, quelles différences constatez-vous avec la réalité d'aujourd'hui?

- Ce n'est pas la première fois que les déclarations du Magistère, délibérément peu claires, permettent la coexistence d'interprétations différentes et contrastées, même sur des points centraux du dogme, comme dans le cas d'Amoris laetitia concernant l'indissolubilité du mariage catholique et de l'Eucharistie. Typique est le cas du quatrième siècle, avec les controverses trinitaires et christologiques. A cette époque, l'hérésie répandue était l'hérésie arienne, qui remettait en question la divinité de Jésus. Un chercheur que je respecte, le professeur Claudio Pierantoni, a soutenu que la crise actuelle, de proportions très graves, n'est pas inférieure à l'ancienne. Au IVe siècle, comme aujourd'hui, l'hérésie ne s'insinuait pas tant par des déclarations ouvertement erronées qu'en utilisant l'arme de la générosité et de l'ambiguïté. On le voit aussi dans Amoris laetitia, où il n'y a pas de déni ouvert de l'indissolubilité, mais il y a un déni substantiel des conséquences nécessaires qui découlent de l'indissolubilité. Et il y a l'évaluation au cas par cas, qui se présente comme le cheval de Troie du relativisme.

- Que devraient faire aujourd'hui les catholiques fidèles au Magistère, selon vous?

- Prier beaucoup et faire prier. Seuls, en groupe, en famille. Priez pour l'Eglise et surtout pour le Pape, sans se fatiguer. Continuer à utiliser la raison éclairée par la foi, en argumentant calmement mais sans rabais.

Comment allons-nous sortir de cette situation?

Je ne suis pas prophète et je ne sais pas. Mais j'ai une confiance totale en Dieu. Avec l'aide de l'Esprit, que nous devons invoquer sans cesse, nous en sortirons. Peut-être qu'en ce moment nous ne pouvons pas voir le plan d'ensemble et il nous semble que tout s'effondre, mais Dieu n'abandonne pas ses enfants.

Tous droits réservés.
La reproduction, uniquement partielle, des articles de ce site doit mentionner le nom "Benoît et moi" et renvoyer à l'article d'origine par un lien.